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Comment j’ai écrit Le nom
Si Le nom (publié en 2005 aux éditions A contrario) est un court roman, donc une fiction, dont l’action se déroule en sept jours comme la création du monde avant un épilogue renversant, il rejoint bien des aspects de la recherche autobiographique par la mise en scène d’un narrateur – d’une grande proximité avec l’auteur – qui tourne avec vertige autour de son nom propre, autour de son moi réduit à son nom : un être qui se confond avec ses lettres.
Le nom, c’est d’abord un livre sur le livre, le roman d’un homme qui écrit un roman. Jusque-là, le thème peut apparaître peu novateur, il a été usé par des centaines ou des milliers d’écrivains. L’originalité, c’est la matière ou le matériau de l’œuvre : un seul nom, ou un seul mot, qui est le nom de l’auteur (jamais « prononcé » ou écrit explicitement dans le livre mais décrit de manière à ce qu’on le reconnaisse : rappel des caractéristiques phonétiques des quatre lettres utilisées, de leur place exacte sur un clavier « azerty » d’ordinateur) rétrogradé au statut de nom commun, élément brique de l’œuvre à venir.
En général, je reste longtemps sur un projet littéraire, roman ou recueil de nouvelles, parfois plusieurs années. Or, dans le cas du Nom, la conception et la rédaction ne m’ont guère pris plus de trois mois, certes d’une intensité inhabituelle. Ce projet a été véritablement dicté, il s’est imposé.
Il est né je crois à la fois de mon désir d’être reconnu (comme écrivain) et de mon échec littéraire. Or, être reconnu, c’est être connu, c’est donc la promotion de son nom propre. L’idée était la suivante : puisque l’on écrit des milliers de choses originales, dans la souffrance (l’écrivain accouche de son œuvre dans la douleur) pour devenir un homme célèbre, donc un homme dont la plupart des gens ne connaissent que le nom, pourquoi ne pas faire du nom le sujet même de l’œuvre ?
Au-delà de cette idée exploitée jusqu’à l’absurde, devenue trame romanesque jusqu’au retournement final qui est un retour à la réalité, je me suis rendu compte ensuite que cette œuvre était un hommage à mon père, qui m’a transmis le nom.
D’une certaine façon, faire œuvre autobiographique, c’est - dans l’espoir en général illusoire de le faire durer – parler d’un moi qui, s’il n’avait pas de nom, se dissoudrait dans la masse anonyme et n’existerait plus. L’autobiographie est bien, derrière l’anecdote de l’existence (souvent très commune, banale), l’affirmation et le développement du nom propre. Ce nom d’ailleurs ne nous est pas propre, il est celui d’une famille, d’une lignée (gros d’une histoire sédimentée, il redevient nom commun, celui d’une communauté), il a été essaimé au cours des siècles et des migrations en une multitude de foyers, dispersé et répandu. Mille fois mort, mille fois repris et continué, perpétué. L’alliance du nom et du prénom nous caractérise déjà mieux, réduisant le champ des porteurs du patronyme. Encore cela ne nous préserve pas des homonymes exacts ; rien n’empêche un Rousseau actuel d’appeler son fils Jean-Jacques.
Derrière l’ironie du propos, l’absurde de la situation, l’aspect autobiographique est très présent. Non seulement par le portrait de cet aspirant écrivain maniaque et plein de rites, dans un décor lyonnais qui est le mien, par des évocations de scènes de ma vie passée (la scène finale dans le cimetière est très réaliste), mais aussi par la relation de l’échec littéraire. Un échec aux dimensions extérieure (le héros du livre ne reçoit que des lettres de refus des éditeurs, des circulaires anonymes de surcroît) et intérieure : il n’a pas vraiment d’inspiration et passe plus de temps à rêver de sa gloire forcément future qu’à travailler sur son œuvre, il est plus obsédé par la réussite de sa carrière que par la réussite de son œuvre ; or, peut-on faire carrière sans le support et le moyen d’une œuvre ?
J’ai absolument conscience que ces idées ne peuvent être que celles d’un homme (au sens de masculin) et que cette œuvre n’aurait pu être écrite par une femme, car la continuité, la permanence du nom sont le privilège de l’homme, en une société fondée sur l’usage du patronyme. A partir de son nom de famille (ou selon l’expression consacrée, de jeune fille !), une femme aurait écrit une toute autre histoire, non que ce thème revête pour elle moins d’importance, mais elle le vit très différemment, pouvant changer au gré des alliances et des divorces plusieurs fois de nom dans sa vie. Je conçois également que l’usage du patronyme puisse être considéré comme le signe de la domination masculine à travers les siècles et qu’il soit aujourd’hui remis en cause. Pour autant, la récente loi sur le nom de famille, qui permet désormais aux couples de choisir librement le nom de la femme ou de l’homme pour la transmission aux enfants, méconnaît la dimension symbolique du nom dans la filiation, car si la femme porte l’enfant dans son corps établissant ainsi la plus absolue et irréfutable des origines, l’homme n’a d’autre ressource que de reconnaître l’enfant par le don du nom ; à cet égard, la nouvelle loi est moins le signe d’une égalité conquise des droits entre l’homme et la femme qu’un signe du processus continu d’affaiblissement de la place et du rôle du père dans la société – mais ceci mériterait d’autres développements et nous éloigne de notre sujet.
Bien évidemment, plongé dans le processus de création, aucune de ces idées ne m’a effleuré (et fort heureusement ne m’a freiné) ; on écrit dans une certaine opacité, dans une démarche non intellectuelle, à partir d’un certain point aveugle naît un texte dont la cohérence n’apparaît qu’après coup, celui-ci refroidi et distancé. Jusqu’à la dernière ligne, j’ai tenté de mener à terme une histoire absurde.