(Ces chroniques sont parues dans La Presse Littéraire n° 7.)
L’ATELIER DU ROMAN n° 45
Si l’essentiel de ce numéro est consacré à un dossier central, « L’Europe du rire », avec notamment des contributions de Fernando Arrabal, Benoit Duteurtre, Lakis Proguidis, Dominique Noguez, Petr Kral, Ion Mihaileanu, l’intérêt de cette livraison réside aussi dans un entretien avec l’écrivain prix Nobel Kenzaburo Oe, et surtout dans deux contributions libres de François Ricard et du regretté Philippe Muray, qui nous livrent des textes humoristiques sur un même thème : la dictature exercée par certaines minorités, jadis combattues et réprimées, lesquelles, aujourd’hui triomphantes, veulent imposer leurs normes de pensée au reste du monde. Si la contribution de Ricard évoque « la souffrance millénaire des victimes de l’hétérophilie » dont le combat permet l’émergence de « toilettes antihétérosexistes », le texte de Muray, « Enculés et Enculées », brillant et hilarant, met en scène une demande d’interdiction d’un roman par les tenants d’un nouvel ordre moral qui dénoncent « une enculophobie, de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine » : « D’ores et déjà Pervenche Crevillard, qui représente les intérêts de la Ligue des Droits de l’Humaine, Gabriel Dieurendu, secrétaire général de l’OBM (Observatoire des Bons et des Méchants), ainsi que Louis Decobu, avocat du collectif de Défense de l'Autre, viennent de solliciter le ministère de l’Intérieur. »
Et pour ne pas perdre de vue l’humour, qui est un autre regard à juste distance, tous les numéros de la revue sont abondamment illustrés par les dessins humoristiques de Sempé.
L’Atelier du roman, éditions Flammarion, 87 quai Panhard-et-Levassor, 75647 Paris Cedex 13. 224 pages, 15 €.
TISSAGE n° 4
Cette quatrième livraison est consacrée toute entière à l’un des événements les plus marquants de la France d’après-guerre : Mai 68. « Quoique persiste encore, au sujet de Mai 68, une bonne dose d’hystérie, nous avons fait un pari à contre-courant : celui de l’héritage critique. Nous sommes allés enquêter : entretiens, propos recueillis et analyses nous ont permis de mieux comprendre l’un des événements qui structurent l’imaginaire des Français. », précise l’éditorial. « Mai 68, Mitterrand et nous » ou l’échange entre trois générations. On y lit les analyses et les témoignages souvent inédits de quelques-uns des grands acteurs de cette période d’agitation (dont la plupart, s’ils n’ont pas gagné tous les pouvoirs, ont largement investi depuis les médias et l’Université) : Sollers, Scarpetta, Wallet, Compagnon, Miller, Messac, Raynaud. Une histoire plurielle et singulière de 68 se dégage de ces entretiens, où la nostalgie teintée d’autocritique des anciens acteurs se frotte à la distance de la nouvelle génération, ou plutôt des deux générations suivantes : complexe d’infériorité pour la première, distance critique pour la seconde. Jean-Vincent Holleindre le précise bien : « La génération des années 80, dite aussi « génération Mitterrand », au lieu de s’autoglorifier pratique l’autoflagellation. Comme si à la génération héroïque succédait une génération de benets et de pleutres. » La dernière génération semble enfin avoir perdu ses complexes : Anthony Dufraisse dans une bafouille à Sollers fait un « bref éloge du retrait ».
Ce faisceau de contributions dresse un portrait d’une époque et de ses références intellectuelles, que rappelle Antoine Compagnon : « Notre génération a eu ses maîtres à penser, ses Taine et Renan, ses Barrès, Maurras et Bergson : c’étaient Lacan, Foucault, Barthes, Derrida, avec toute l’ambiguïté qu’implique le maître à penser, à la fois libérateur et despote. » Souvent passionnant, fourmillant d’anecdotes, de révélations, ce dossier manque cependant d’une véritable critique du mouvement de mai 68, car son utopie a généré bien des erreurs d’appréciation dont notre société peine aujourd’hui à se débarrasser. Certes, Christophe Premat fait allusion à la position de Luc Ferry et d’Alain Renaut montrant comment « le prétendu humanisme de Mai 68 s’est inversé en un anti-humanisme favorisant l’émergence d’une société de consommation », il n’empêche, c’est un peu court, l’interview prévue mais non réalisée de Denis Tillinac aurait constitué un excellent contrepoint.
Tissage, Mètis, 68 rue de l’Aqueduc, 75010 Paris. 192 pages, 10 €. www.publicmetis.org
INCULTE n° 9
Parmi les dossiers récemment traités : le ressentiment ; la récupération ; Mamans, putains et autres. Dans ce dernier, une contribution de Hélène Gaudy évoque en parallèle la vie de Griselidis Réal et le superbe film de Stephen Daldry, The Hours, subtile fiction entrecroisée où une femme au foyer, lectrice de Mrs Dalloway de Virgina Woolf, rate son suicide. « Et c’est son fils qui terminera à sa place le processus d’autodestruction. Atteint du même mal que sa mère sans doute, mélancolie chronique aggravée par l’abandon, c’est lui qui passe à l’acte ; lui et pas elle. Est-ce parce qu’une femme, dans l’Amérique des années cinquante en tout cas, ne serait même pas capable de se détruire elle-même ? Parce qu’au-delà de sa maison, cette sacro-sainte maison qu’elle se sera efforcée en vain de tenir, elle n’aurait plus de possibilité d’existence, ni même de non existence volontaire ? » Inculte republie des textes introuvables : « Cieux brûlants idiot » de William S. Burroughs, « Pour Denise » de Michel Butor. Quelques rares fictions complètent cette revue de grande tenue.
Inculte, 10 rue Oberkampf, 75011 Paris. 130 pages, 6 €. www.inculte.fr