L'adieu près du pont du Change

Par Jean-Jacques Nuel

(Démoli en 1974, ce pont de pierre à Lyon traversait la Saône à hauteur des quais de la Pêcherie et de Bondy.)

Jacques remonte la rive. Il retourne vers la scène finale, au bord de la Saône. Le jour est presque anniversaire, à en juger par la lumière d’un même degré d’or, à la couleur des platanes, au poids des ombres. Ils s’étaient séparés sur le quai de Bondy. La dernière étreinte, les pleurs, les silences pires que les pleurs. Elle partait à l’autre bout du monde, à deux océans de distance. Le quai de Bondy. Jacques est sûr du nom du quai, du côté droit de la rivière, de la Saône en contrebas, mais il ne peut fixer qu’approximativement la place de leurs deux corps. D’après son souvenir, ils s’étaient dit adieu entre le pont La Feuillée et le pont du Change, très près de ce dernier. Depuis, le pont du Change avait été démoli. Le repère le plus visible de la scène n’existait plus. Le temps se plait à briser certaines piles matérielles du souvenir, comme pour le noyer. Mais il ne fait rien que rendre les contours plus estompés ; il ne peut rien contre la pile de la souffrance qui soutient le souvenir tout entier.

Jacques a cherché le pont du Change, il l’a cherché en fermant les yeux, dans les images d’archives de la mémoire. Il revoit un pont de pierre, bas, d’aspect solide. Près du pont La Feuillée mais non parallèle à celui-ci, il s’en écartait vers la rive gauche. Mais il ne parvient plus à situer le lieu précis du drame. La mémoire est incertaine. La ville s’est déplacée. Sa douleur est devenue diffuse dans le brouillard du temps.

Ce court texte est paru dans l’anthologie Ecritures en confluences que vient de réaliser l’UERA (Union des Ecrivains Rhône-Alpes). Cet annuaire 2007, qui présente une cinquantaine de membres de l’association, a été édité chez Jacques André éditeur.

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