Les temps étaient durs. L'hiver n'en finissait pas. On mangeait des pommes de terre tous les jours. Le dimanche seulement, la mère ajoutait aux tubercules un morceau de viande bouillie que l'on dévorait des yeux, car il était réservé au père. Les économies avaient fondu à Noël. La misère gagnait comme une gangrène. Il fallait absolument que le père livre son manuscrit à temps à l'éditeur, pour toucher son à-valoir.
Afin qu'il puisse se concentrer sur son travail, et que rien ne vienne distraire son regard ni sa pensée, la mère avait imaginé un moyen radical pour l'isoler du monde et de ses tentations, comme pour l'empêcher de sacrifier à la boisson, qui constituait avec les femmes l'une de ses faiblesses. Elle ne manquait jamais de ressources quand la situation devenait grave et, une fois encore, son idée se révéla judicieuse. Elle aménagea un cagibi sous l'escalier.
L'escalier menait aux chambres de l'étage, celles des enfants, des chambres étroites et mansardées, glaciales en hiver, des fournaises l'été. On devait éviter de l'emprunter de jour, lorsque le père écrivait. En cas d'absolue nécessité, si l'on avait oublié là-haut un livre d'école ou son cache-nez, il était permis de monter, avec d'infinies précautions, après avoir chaussé les pantoufles, ou en chaussettes. Le moindre craquement d'une marche, et une gifle tombait. La mère avait la main leste, et lourde.
Chaque matin, après le petit-déjeuner, à huit heures trente, trente-cinq au plus tard, elle se tournait vers le père et, sans prononcer une parole, pointait son index vers le cagibi. A ce signal, il se dirigeait vers ce qui lui tenait lieu de bureau et se contorsionnait pour pénétrer à l'intérieur et s'installer à sa table : la faible hauteur ne lui permettait pas de tenir debout ; assis, sa tête frôlait la marche de l'escalier. Elle fermait la porte du réduit avec un petit cadenas, et conservait la clé dans une poche de son tablier. Le père ne pouvait ensuite sortir que pour satisfaire ses besoins naturels. Il écrivait tout le matin, sans pouvoir changer de position, à la lumière artificielle qui lui chauffait le visage. Défense lui était faite de fumer, pour d'évidentes raisons de sécurité. A midi la mère le libérait pour le déjeuner qu'il prenait en famille, en silence, immobile, le regard fixé sur le fond de l'assiette ; on devait éviter de parler pour ne pas le distraire de sa réflexion. Il prenait un café, parfois deux. Puis il retournait dans le débarras, muni d'une bouteille d'eau du robinet, de quelques gâteaux et fruits secs, jusqu'au début de soirée - à dix-huit heures précises - où la mère venait enlever le cadenas. Il écrivait tout l'après-midi, sous l'ampoule brûlante, en se servant du recto et du verso des feuilles, par économie. On entendait le doux crissement de la plume. On entendait parfois le froissement d'un papier, qu'il jetait dans la corbeille.
Le père travaillait au moins huit heures par jour, dans une solitude absolue. On n'avait pas le droit de lui rendre visite ; même le chat était interdit de séjour. Il ne connaissait ni samedi, ni dimanche, ni jour férié. Chaque soir, après le dîner, il passait au rapport, devant faire à la mère le compte-rendu de l'évolution de son œuvre. Il lui montrait les pages manuscrites, ainsi que son journal intime, qu'il était autorisé à tenir, en parallèle, à condition que cette activité annexe ne lui prenne qu'un temps limité et ne le détourne pas de sa tâche principale. Le livre avançait avec une grande régularité, selon le calendrier prévu et punaisé sur la cloison de planches. On coulait des jours quasi paisibles, dans une maison redevenue calme et silencieuse, après ce difficile automne qui n'avait été qu'une longue saison de crise. Le père ne se plaignait pas, sauf un peu des yeux et de quelques courbatures. La mère semblait contente, et confiante. On se reprenait à espérer. L'hiver touchait à sa fin. On rêvait d'améliorer l'ordinaire des patates.
Extrait du recueil Portraits d'écrivains, Editinter, 2002. La nouvelle était précédemment parue dans la revue La Grappe, accompagnée de cette illustration de Dominique Laronde.