Je suis toujours émerveillé lorsque je prépare des cours de voir en quoi les économistes / sociologues peuvent encore nous aider à comprendre le monde actuel (je sais, c'est une phrase un peu pompeuse, mais elle correspond pourtant à ce que je pense ^^)
Nous avons achevé l'analyse du capitalisme de J.A. Schumpeter, et je cherchais des illustrations de ses principaux concepts.
En parcourant mes archives et le web, plusieurs informations concernant l'entreprise Apple m'ont parues très pertinentes pour revisiter cet auteur.
I / un acteur clé de l'innovation: l'entrepreneur.
Le cas Steve Jobs.
Pour Schumpeter (1883-1950), le capitalisme ne se caractérise pas par un système fondé sur la recherche de l'équilibre entre l'offre et la demande (régulation par le marché). Bien au contraire, le capitalisme repose sur des changements incessants qui entraînent des déséquilibres permanents en raison des effets en chaîne des grappes d'innovations mises en oeuvre par les entrepreneurs.
En effet, l’entrepreneur est un être exceptionnel car ses qualités sont rares : il est celui qui va transformer radicalement les « routines ». A contre-courant, il doit surmonter les résistances au changement et prendre tous les risques.
il doit posséder « un leadership économique » dans ses « fonctions de chef » (théorie de l'évolution economique). Parmi ses qualités, Schumpeter évoque la volonté, l’énergie et l’intelligence. Mais également un "coup d'oeil" « ici tout dépend du ‘coup d'œil’, de la capacité de voir les choses d'une manière que l'expérience confirme ensuite, même si elle ne saisit pas l'essentiel et pas du tout l'accessoire, même et surtout si on ne peut se rendre compte des principes d'après lesquels on agit»
" Cette liberté d'esprit suppose une force qui dépasse de beaucoup les exigences de la vie quotidienne, elle est par nature quelque chose de spécifique et de rare »
Pourquoi entreprendre ? L'entrepreneur schumpétérien, « animé d'une volonté de vainqueur, crée sans répit, car il ne peut rien faire d'autre ». Il rêve de « fonder un royaume privé ». La satisfaction personnelle de créer une nouvelle combinaison est un leitmotiv très important. Ce qui l’anime se compare avec les sensations ressenties par des sportifs de haut niveau. Le profit ne constitue ici guère plus qu'un indice de réussite, ce n'est pas sa motivation première.
En quoi Steve Jobs peut-il être assimilé à l'entrepreneur schumpétérien ?
On peut consulter la biographie de Steve Jobs (passez le curseur sur le livre^^)
Quelques illustrations tirées de Capital, hs novembre / décembre 2010:
"Quand il nous a montré une ébauche de l'ipod, beaucoup d'entre nous étaient sceptiques, se souvient un cadre. Mais ça le motivait de répondre à nos inquiétudes" (...) Phlippe Bouissou résume le scénario: Steve nous dit: "Vous faites un iphone grand comme çà," Les ingénieurs répondent: "C'est impossible", Steve Jobs insiste: "J'en ai rien à foutre, faites-le quand même" (...)
" Le numéro 1 d'Apple n'est d'ailleurs pas le nabab que l'on imagine. Entendons-nous bien. Steve n'est pas pauvre comme Job. Mais sa fortune (...) ne le classe qu'au 136eme rang mondial (...) L'explication est simple: son conseil d'administration a beau le gaver de stock-options depuis son retour chez Apple en 1997, Jobs ne possède que 0.61 % de la société qu'il a confondée avec Steve Wosniak. "Ce qui m'intéresse, ce n'est pas d'être l'homme le plus riche du monde, mais d'aller au lit en me disant que j'ai fait quelque chose de merveilleux aujourd'hui" (entretien au Wall Street Journal).
"Steve Jobs prône la même épure pour le matériel. Quand ses concurrents empilent les fonctionnalités, Apple assume les impasses. L'iMac fut l'un des premiers ordinateurs sans lecteur de disquettes, l'iPhone ne permettait pas jusqu'en juin de faire tourner plusieurs applications en même temps (multitâches) et l'iPd n'a pas de port USB. A chaque fois, les passionnés d'informatique hurlent." (...)
Au milieu des années 1990, Apple est au plus mal. Plusieurs P-DG de succèdent sans parvenir à enrayer le déclin provoqué par la réussite insolente du couple Intel-Microsoft. En 1997, le patron de l'époque, Gil Amelio, sachant l'entreprise au bord du dépôt de bilan, tente un ultime coup de poker : il rachète la société de Steve Jobs -elle-même dans une santé précaire -et rappelle le fils prodigue à son côté comme « conseiller spécial ». Celui-ci n'en fera qu'une bouchée et devient rapidement le nouveau « P-DG par intérim » d'Apple. Ce retour lui permet d'avoir les mains libres. Et son penchant autocratique peut alors s'exprimer sans trembler. Il sabre sans ménagement dans les projets scientifiques incertains. Surtout, il licencie lui-même les cadres qui lui déplaisent -quelques fois dans l'ascenseur du matin, au hasard d'une rencontre funeste pour son interlocuteur. Du coup, règne chez Apple une tension considérable « Les démocraties ne créent pas de produits vedettes, pour cela il faut un dictacteur compétent », dira un jour Jean-Louis Gassée, fondateur d'Apple France."
II / Apple: une entreprise innovante ?
Schumpeter distinguait plusieurs types d'innovations que l'on peut appliquer à Apple:
- innovations de produits: iMac, iPod, iPhone, iPa...la liste est longuedes produits permettant de stocker les informations. N'oublions pas le Macintosh des débuts... et les nombreux échecs aussi ^^
-innovations de procédés: système d'exploitation Mac OS X et Lion, iTunes, icloud : ce sont de nouveaux procédés pour faire circuler les informations
-innovation de marchés: Apple n'a pas crée les marchés (les PC existaient avant, les smartphones et les tablettes aussi), mais il a su redynamiser ces marchés: création d'un ordinateur avec une forme et des couleurs plus "fun" l'iMac), intégration d'un écran tactile dans un smartphone (iPhone), baladeurs numériques miniatures à forte capacité de stockage (ipod), tablette tactile bénéficiant des avancées et du savoir-faire des produits de la marque.
- innovation d'organisation industrielle: l'alliance au début des années 1990 entre Apple et Intel (voir ici)
les produits apple: matériels et logiciels
Toutes ces innovations, conformément à ce qu'avait écrit Schumpeter, ont permis à la firme d'acquérir un pouvoir sur le marché :
- des consommateurs captifs: il n'y a qu'à voir ici les files d'attentes lors de la sortie des nouveaux produits, les vidéos sur le web qui montrent le "déballage" des produits et évidemment les discussions sur les forums entre les "pro-apple" et les "anti-apple". Par conséquent, les prix ne correspondent plus vraiment à celui du marché. Fait étonnant: HP a bradé sa tablette Touchpad à 99 € (contre 479 € en prix de lancement) afin de vider ses stocks accumulés en raison d'un échec commercial. Les consommateurs se sont rués sur les derniers Touchpad (forte élasticité-prix de la demande) alors que les ventes d'iPad continuent de grimper (faible élasticité-prix pour Apple). La marge d'Apple est donc considérable (certains l'estiment entre 30 et 50 % cliquez ) Schumpeter caractérisait cette situation par le concept de "rente de monopole"
la structure des ventes d'Apple selon les produits
(source: Andy Zaki via mac generation)
- des économies d'échelle importantes: on a pu le constater lors du lancement de l'iPad 2. En effet, son prix était équivalent à celui de l'ipad1, or le processeur n'était plus le même (le A5 beaucoup plus véloce) et des composants (certes de faible coût) avaient été rajoutés. Ce positionnement a été permis grâce au succès commercial de l'ipad 1 qui lui a permis de faire baisser les coûts de production (voir cet article: combien coûte un ipad ?) par la hausse des quantités produites. Steve Jobs a choisi de ne pas équiper l'ipad 2 d'un nouvel écran (rétina) car ce composant est le plus coûteux, il aurait donc fait augmenter le prix de vente déjà élevé.
Apple face à Google et microsoft (cliquez sur l'image pour l'agrandir)
- l'entreprise est alors en position de "price-maker": c'est elle qui impose le prix aux concurrents et aux consommateurs. En effet, on a vu Samsung en difficulté lors de la sortie de l'ipad 2 au même prix que l'ipad 1 (sa stratégie de prix a dû être entièrement revue pour s'aligner sur Apple).
le cours de l'action Apple face à celle de Microsoft
Apple, conformément à l'analyse de Schumpeter, se trouve souvent en position dominante de "monopole temporaire": sur les balladeurs numériques et les tablettes numériques, sa part de marché au plus fort du succès atteint les 80 % (pour l'ipad cela pourrait durer jusqu'en 2015 comme le montre l'article de cnet cliquez)
Cette position peut poser des problèmes importants:
- Apple, pour maintenir son leadership, met sous pression les fournisseurs. D'abord, il verrouille la production de ses composants stratégiques comme les disques durs, la mémoire ou les écrans capacitifs. La lecture de cet article de macgeneration est particulirèrement savoureuse (à lire absolument). Cela lui permet d'être le seul (temporairement) à disposer de ces composants jusqu'à ce qu'un nouvelle innovation de procédé apparaisse.
- Schumpeter avait montré que les grappes d'innovation sont à l'origine du processus de destruction créatrice: elles permettent d'ouvrir de nouveaux débouchés (donc de relancer la production et l'emploi) mais dans le même temps, elles rendent obsolètes des pans entiers de l'économie. Apple, dans la musique (notamment) va s'approprier une grande partie de la valeur créée en vendant les produits innovants (ipod...) mais également les procédés permettant de faire circuler les biens culturels ou informationnels (via itunes, icloud...). voir cet article de la vie des idées sur l'industrie musicale face au téléchargement (notamment le schéma avec itunes).
Les cartes sont alors redistribuées: par exemple, les anciens leaders (comme les maisons de disques) perdent une partie de la maitrise du marché au profit des entreprises produisant les nouveaux produits et procédés. Aujourd'hui, les entreprises de presse sont confrontées à ce même problème (qui a droit de récupérer la richesse crééé en distribuant l'information et dans quelle proportion ? On sait qu'Apple touche 30 % sur les ventes d'applications sur l'appstore et les 70 % restants vont aux développeurs) voir cet article de l'actualité des ebooks
En dehors de cette question économique, la position dominante de la firme pose également des problèmes éthiques: en effet, Apple s'aroge le droit de censurer les contenus (des applications sur l'appstore mais aussi des journaux, livres et BD qui sont en vente sur itunes voir cet article)
La réussite d'Apple et ses ambivalences constituent donc une excellente illustration des mécanismes et concepts de Schumpeter...Quant on pense qu'Apple a déjà dans ses tiroirs des projets ...
Le 4 octobre (selon les rumeurs) devrait avoir lieu la prochaine keynote ...sans steve Jobs (?) pour annoncer beaucoup de nouveautés (iphone5 etc...).
Pour ceux qui ne savent pas ce qu'est une keynote, voir cette vidéo
A signaler: le numéro de Problèmes Economiques de septembre
2011 consacré aux entrepreneurs.