ENTRETIEN AVEC JEAN-PAUL KLÉE, 2
lire la première partie de cet entretien – un PDF de l’intégralité de l’entretien sera proposé lors de la publication de sa dernière partie.
Jean-Pascal Dubost : Mais il y a aussi une œuvre inédite considérable d’avant la période Larizza, poèmes et prose, peux-tu nous en proposer un aperçu, notamment de l’œuvre en prose ?
Jean-Paul Klée : En effet, avec les dizaines d’années on accumule plein de manüscrits…. Je n’ai jamais publié avec régularité… Quelques-uns font paraître chaque année le petit tas de feuilles qui leur est venu, même s’il n’y a que 30 pages mineures ; ils veulent occuper le terrain (comme faisait ce poète un peu naïf de Marmoutier, hélas décédé avant d’atteindre les 70 ans).
J’ai collaboré très jeune (à ma 20ème année) à la revue Saisons d’Alsace d’Antoine Fischer ; j’y ai donné une centaine je crois d’articles ou de proses poétiques (aucun ne m’a été refusé) & j’ai souvenir d’avoir énormément travaillé « le style » ; rien n’a jamais compté pour moi que le style (& aussi le plaisir sexuel). À Saverne, jeune professeur, me sont venues 150 proses poétiques, dont très peu parurent dans la revue d’Armand PETER, « De Budderfladde » [la Tartine au beurre] à partir je crois de 1977. Peter voulait en faire un volume, j’avais déjà le titre, Chroniques du Rhin Sauvage & des illustrations tirées de gravures anciennes. Mais je devais encor les retravailler, j’étais trop perfectionniste. Donc ce livre-là n’est pas encore né…. Dommage !...
Puis les voyages (errances) après avoir (le 23 septembre 1985) divorcé…. Casablanca où j’ai enseigné quatre ou cinq mois ; puis Boulogne-sur-Mer ; puis le collège de Creil ; un collège à côté de Gisors ; le lycée de Chantilly ont nourri plusieurs volumes de journal intime en prose, tous inédits. De même que vers 1976 ou 77 un bref séjour à Jérusalem, auprès d’une amie alsacienne. De même aussi mes séjours de plusieurs mois à Paris rue de Cléry dans une chambre de bonne ont-ils donné lieu à 2 romans (ou récits) jamais publiés…. Je ne suis pas romancier, ça c’est certain. Ce genre littéraire (le roman) n’est-il pas trop composé, trop mosaïqué ; trop convenu, conventionnel ; même « fabriqué » ?... Il paraît un millier (au moins) de romans par an ; ce qui monte à 10 000 romans sur dix ans !.. absurde, non ?... Au XVIIIe siècle aussi chaque abbé de cour publiait des lettres d’amour du chevalier de Z… ou des Odes à l’agriculture, etc…. Littérature d’imitation voulant dire « moi aussi je suis homme de lettres »… Sans intérêt !.... S’il n’y a pas la confidence la plus intime, nouée, cryptée au style le plus travaillé, le livre (roman ou poësie) vous tombe des mains. Ton récit, cher Jean-Pascal, a noué comme dans une tapisserie de haute liesse (lisse) & le style & la confidence & les subtilités du mal-être : quoi demander de plus ?... On entre si bien dans ton récit, on s’identifie à merveille à ton personnage. Donc c’est gagné*, irrémédiablement gagné. Ton récit n’a rien à voir avec le bla-bla commercial des romanciers parisiens…. Flaubert l’eût aimé, forcément. Il aurait reconnu en toi un frère de style & un frère de la mélancolie…
Sur Obernai aussi j’ai produit (avant Olivier, avant 2000) un journal en prose, dont j’ai retrouvé avec étonnement l’autre jour un passage très érotique. Or depuis l’irruption des 8 ou 10 000 pages de poësie, le journal en prose est, bien entendu, arrêté…. C’est le flux poétique qui est devenu « journal », mais en moins élargi, moins « tartiné », que la confidence en prose ; oui, le poëme résume tout, en plus mystérieux, suggéré, que l’éternel « raconté » du journal en prose… Pour moi, les poëmes vont plus loin, plus haut & plus profond que mon propre Journal ; – mais ce n’est le cas ni pour Charles Juliet ni pour Albert Strickler, dont le Journal, chaque fois, est beaucoup plus fort, varié, nourrissant que leur poësie !... J’attire l’attention de tous les vrais amateurs de littérature sur l’importance (à mes yeux fulgurante) d’Albert Strickler, son Journal perpétuel a commencé de paraître chez les Vanneaux éditeur : deux très gros volumes (600 à 700 pages) ; le 3ème va sortir & le 4ème est en cours d’écriture…. Il y a dans chaque volume 365 entrées, très nourries, c’est-à-dire que Strickler écrit chaque jour que Dieu lui donne & depuis quasi quatre ans il n’a jamais loupé (sauté) un seul jour !... En dehors d’Alsace, où il a un lectorat fidèle, Albert Strickler est très peu connu ; il vit dans le village de LA VANCELLE (67). Lisons-le !... C’est notre nouvel AMIEL !... Mais j’arrête là, de peur d’être trop long ?... Cette parenthèse sur Strickler est, croyez m’en, essentielle !... Merci pour lui.
J.-P.D. : Tu as publié trois livres de poèmes consacrés à ton amitié pour Olivier Larizza. Cécile Odartchenko, aux éditions des Vanneaux, a créé les Cahiers Jean-Paul Klée afin de publier la somme d’écriture que représente cette amitié (8 à 9000 pages, c’est bien ça ?) Peux-tu nous parler de cette longue parenthèse d’écriture (2000-2008), comment cela est venu, comment cela fut vécu, est-ce que ce fut exclusif au point de ne pouvoir se consacrer à rien d’autre ? Fut-ce obsessionnel ?
J.-P.K. : Très belle 4ème question (je n’avance que question par question ; j’y réponds sans avoir lu aucune des suivantes)…. J’ai déjà, dans la 3ème, parlé un peu de cela. Oui, ces années-là, environ 8, ont été merveilleuses…. Ni fébriles, ni compulsives, ni – m’a-t-il semblé –, obsessionnelles. Quand ma mère était encore autonome (jusqu’à octobre 2004) je vivais surtout à Obernai dans un petit pavillon de 1935 ou 36, rempli de livres & de cartons & le jour passait à « rien », les commissions, les journaux à lire & puis 2 ou 3 fois le jour (ou 4 ou 5 fois) arrivait le poëme, sans précipitation, d’une écriture pas à pas très scolaire, au feutre noir (j’en ai usé plusieurs dizaines) & puis je vivais jusqu’au poëme suivant, mais sans être sûr à 100 pour 100 qu’il en viendrait assürément un nouveau…. L’esprit fée comme si c’était chaque fois « le » premier poëme de toute ma vie, – mais aussi (on ne savait pas) – le tout dernier !... Comme un absolü de chaque page blanche & oubliant qu’il y en a déjà eu, avant celui-là, des centaines ou des milliers !...
J’avais l’usage d’une auto (une R9 Renault rouge à boîte automatique) & quand Olivier téléphonait je descendais d’Obernai à Strasbourg manger avec lui (au Pont d’Anvers) ou prendre un café. Heureuses années d’Obernai, réfugié dans la fée poësie, il y avait déjà eü le 11 septembre 2001 mais on ne savait pas les déchaînements financiers, militaires & sociaux qui suivraient.!.. Ils hypothèquent hélas entièrement les années à venir, pour tous les pays…. Notre douleur sera, hélas, mondiale. On y va tout droit. Comme j’adorerais vous annoncer autre chose !!...
*Jean-Pascal Dubost, Le Défait, Champ Vallon, 2011 (note de Jean-Paul Klée)
J.-P.D. : Tes poèmes ont le paradoxe de l’oxymore, de la célébration des contraires, tu fais du sombre, de la noirceur, du désespoir, du morbide, des prétextes à de joyeuses danses verbales, graphiques souventes, tu sembles danser sur les ruines, sur les cendres, sur la terre vaine. Dans un recueil inédit (« Le dieu.si.doux.va-t-il… »2), tu as écrit un poème graphique de la bombe atomique (on pense alors à celui de Gregory Corso) qui opère un charme provocateur plutôt qu’il ne provoque et heurte les sensibilités, quelle visée attribues-tu à tes poèmes ? Cela a-t-il un lien conscient avec la mort de ton père 1?
J.-P.K. : Oxymore, what is ?... Je vais demander à Olivier, il connaît (pour les avoir étudiées chez l’Irlandais Maturin) toutes les figüres de la rhétorique… Bien sûr, le flux mental, émotif, passe tout le jour d’un extrême à l’autre, ou plutôt d’un état précis à un autre, la mélancolie, la volupté, l’inquiétude, l’allégresse parfois, etc…. & tout l’art du poëme n’est-il pas de rendre compte (un peu comme d’un dessin animé) de ce déroulé-là,…. sans craindre ni l’impudeur ni l’éventuel répétitif…. Il n’y a jamais répétition…. Comme dans les variations musicales, c’est toujours la même chose & ça n’est jamais la même chose. Tout est dans l’amené, l’imprévu du composé, la spirale de ce mystère que le stylo découvre (se surprenant lui-même) de vers en vers, de mot en mot…. D’où cela vient-il ?... De quelle hypnose ?... De quelle absürde & merveilleuse minütie ..?. L’œil se met dans cela & la plume suit. Avec un plaisir qu’on ne comprend pas !... Je n’ai, toute ma vie depuis 1955,… écrit que pour ce plaisir-là !...
Je n’ai plus souvenir du tout, mon cher Jean-Pascal, de ce recueil « Le dieu.si.doux va-t-il… » & disons-le je crains un peu de le relire, car tout ce qui m’est venu avant Olivier (avant 2000) me semblera je crois inabouti c’est-à-dire préparant à…. Comme si (& ça je le sais) ma poësie ne datait que de la fin 2000, début 2001… Il est arrivé à Jacques Réda la même chose, il renia tout ce qui précédait AMEN & RÉCITATIF3, tellement ce qu’il avait découvert dans ces deux livres-là le comblait d’une maîtrise inespérée !... d’une musique encor jamais entendüe !...
Bien sûr, je n’attribue à mes poëmes aucune « visée », sauf celle de me faire grande joie & celle aussi de sauver de l’oubli (de la mort) tel & tel INSTANT ou merveilleux ou désespéré ou…. inutile !... Combien de poëmes n’ai-je pas « trouvés » – composés – sür le « rien », l’indifférence, la morosité, ce vague ennui (ou souci) que l’on éprouve ici & là….
Oui, la mort de mon père assassiné par un kapo français le 18 avril 1944 dans les Vosges au KZ nazi le STRUTHOF (je suis né le 5 juin 1943)…. Cette absence (nous l’avons vü, ma sœur aînée & moi un seul quart d’heure, à la prison de FRESNES) a inévitablement été fondamentale. Je n’en connaîtrai jamais les ravages, dans l’enfant & l’adolescent & dans l’adulte & d’ici peu…. le vieillard !... Sans doute l’écrivain qu’à 12 ans ½ je me suis fée a-t-il espéré rejoindre le grand philosophe que mon père a été (reçu 2ème à l’agrégation de philosophie devant Claude Lévi-Strauss).
Sans doute son absence m’a-t-elle maintenu dans cet état de naïveté, d’immatürité si favorable à tout artiste, peintre, danseur, musicien ou poète !.... Ni épouse ni enfants, ni maison ni carrière, ni télé ni radio ni vélo ni même un fauteuil de salon où inviter un ami… L’errance, oui, d’un poëme à l’autre, d’une parution à l’autre, d’une diction publique à l’autre (Nantes, Lyon, Paris, Bruxelles, Mayence, Strasbourg…), ce désarroi finira-t-il,…. quand aurai-je (prendrai-je) le confort des objets concrets ; c’est pire que Léautaud, lui avait ses chats & son bureau du Mercure de France…. Mais ce désarroi est littérairement si fécond, qu’il serait dommage d’y mettre fin, – m’avouai-je (à l’instant) avec perversité !....
Quelle visée, ma poësie ?... M’apaiser, me clarifier, me bonifier, me faire sentimentalement joüir…. Une lectrice aussi fondatrice que l’est Florence TROCMÉ t’a écrit (& m’a écrit) que cette mienne poësie l’a (dans un moment de blues) consolée, fortifiée, remise en route !.. Béni soit son témoignage qui à mon tour me remet à cheval sur cette vieille, assommante ET merveilleuse vie !... Le poëme comme pharmacopée !... (hélas on a oublié ceux de françois COPPÉE)….
2Dont Jean-Paul Klée avait envoyé une copie, en 1992, à l’initiateur de cet entretien.
3Gallimard, 1968 et 1970