Vente aux enchères spéciale Jacques Martin chez Pierre Bergé

Par Manuel Picaud
La saison automnale des ventes aux enchères s'ouvre à Paris le 1er octobre avec la vente par l'étude Coutau-Bégarie d'un grand collectionneur d'albums à Drouot. En 2003, puis 2005, Christophe Fumeux y présentait deux ventes spéciales sur Jacques Martin. L'auteur aurait eu 90 ans aujourd'hui. Mais en 2011, l'événement intervient le 17 octobre avec une immense vente d'originaux de Jacques Martin réalisée cette fois par Pierre Bergé à Bruxelles. Les héritiers d'un des plus emblématiques maîtres de l'école de Bruxelles ont en effet décidé de se départir d'un coup d'un pan énorme de la collection familiale. Décryptage.
Du jamais vu. Ce sera sans doute le maître mot de cette nouvelle vente aux enchères présentée par Pierre Bergé et Associés à Bruxelles. L'ancien dirigeant de la maison de couture de son compagnon Yves Saint-Laurent, actuel actionnaire du quotidien Le Monde ou du mensuel Têtu et président de Sidaction avait fait l'événement en mettant en vente l'immense collection d’œuvres amassées avec le grand couturier après son décès. Le grand esthète a ouvert sa propre maison de ventes aux enchères à Bruxelles, sur l'une des places les plus jolies de la capitale européenne. Un département bande dessinée vient d'être créé sur l'initiative de Miene Gillion-Hardemann. Grand amateur de l’œuvre de Jacques Martin, il a accepté un projet insensé qui laisse plus que perplexe les plus avertis.
En effet, moins de deux ans après le décès le 21 janvier 2010 du père de la BD historique, son fils Bruno Martin a convaincu sa sœur Frédérique de se séparer des originaux d'albums complets d'Alix et de Lefranc, mais aussi des pièces extrêmement rares issues des premiers travaux de l'auteur né le 25 septembre 1921 à Strasbourg. En une seule journée, des centaines de planches et autres originaux risquent de se disperser dans le monde entier. Mais plutôt que de saucissonner les lots, les promoteurs de cette vente ont choisi de constituer des lots imposants. Le vice-président Frédéric Chambre a eu cette idée après avoir déjà expérimenté le concept dans des ventes de livres anciens. Un pari audacieux avec trois lots estimés à plus de 150.000 €. Trouveront-ils preneur ? L'étude aurait déjà quelques contacts intéressés, même si elle admet que c'est une "opération quitte ou double".
Trois albums et un livre sont ainsi concernés.
  • Le lot 5 comprend 45 des 62 planches originales d'Alix l'Intrépide, le premier album de la série Alix paru dans le journal de Tintin en 1948 et en album en 1956 aux éditions du Lombard, plus quelques pièces supplémentaires comme les trois cases refusées par Raymond Leblanc, la mise en couleur sur support aluminium de la couverture Casterman avec celluloïd, le tapuscrit original du scénario en deux exemplaires et des dialogues ou encore la première édition de l’album au Lombard. Le tout est estimé entre 180.000 et 250.000 €, soit entre moins de 4.000 et plus de 5.000 € la planche. Jean Dufaux qualifie cet album de "monument".
  • Le lot 18 propose Le Cheval de Troie, le T.19 d'Alix publié en 1988 avec 54 pièces, dont 45 planches originales à l’encre, la couverture encrée et en couleurs, et les projets, le scénario, le cul de lampe... pour une estimation entre 150.000 et 200.000 €, soit entre 3.000 et plus de 4.000 € la planche.
  • Le lot 29 met en jeu le T.1 intitulé La Grande Menace de la série Lefranc. Il comprend 61 pièces, dont 53 planches originales à l’encre, la mise en couleur de la couverture, le tapuscrit et le projet de couverture, un cul de lampe... pour une estimation entre 180.000 et 250.000 €, soit entre plus de 3.000 et moins de 5.000 € la planche.
  • Le lot 1 est constitué de 53 dessins originaux au crayon noir sur papier de Jacques Martin rassemblés dans Carnet de guerre publié chez Casterman en janvier 2009 et datant de 1943 pour une valorisation totale entre 20.000 et 30.000 €.
Le reste des 54 lots de la vente comprend essentiellement des pièces uniques comme des albums en version originale première édition, des planches, des dessins, des couvertures, des revues Tintin... Là les prix sont accessibles à un plus large public à partir de 150 € pour un album, 500 € pour une chronique automobile jusqu'à 15.000 € pour une planche en hommage à Hergé et 25.000 € pour une planche de Tintin de 1965. Mais au total plus de 150 planches de l'un des auteurs les plus prolifiques sont proposées à la vente. L'auteur a déjà tout au long de sa carrière vendu de nombreux originaux. Pour tous, il reste le catalogue comprenant de nombreux joyaux, joliment introduit par Bruno Martin et commenté avec délectation par Jean Dufaux.
Faut-il se réjouir de cette vente ? Évidemment, un collectionneur disposant de larges moyens financiers aura l'occasion unique d'acquérir l'essentiel de trois albums. Cela vaut aussi pour un musée qui disposerait de l'assise financière nécessaire. Mais ce n'est pas du goût de tout le monde : « Je suis stupéfait de voir autant de chefs d'œuvre dispersés au lieu de rester conservé ensemble, réagit mon confrère Brieg F. Haslé, amateur de l'œuvre de Martin et coauteur de l'encyclopédie Planète BD d'Hachette Collections. Ce sont des pans entiers de l’œuvre de Jacques Martin, méritant pour de nombreuses pièces d'entrer dans un musée, qui vont être disséminés aux quatre coins de l’Europe. Au lieu de tout disperser, et ce définitivement, pourquoi ne pas avoir créé une fondation ou avoir trouvé un lieu digne du patrimoine phénoménal laissé par le maître de la BD historique ?… Je m’interroge aussi sur la mise en vente de la planche "bidon" de Tintin et de la planche d’essai pour le T2 des 3 Formules du Professeur Sato, pièces qui concernent ce me semble également les héritiers Hergé d’une part, et les éditions Blake et Mortimer et la Fondation Jacobs d’autre part, mais qui sont surtout des pièces maîtresses de la petite histoire de la BD franco-belge du XXe siècle ! Ce "déstockage monstre" est une très triste nouvelle. »
Cet éparpillement de ce fabuleux patrimoine rendra encore plus difficile de rassembler des originaux pour une grande exposition à laquelle de nombreux amateurs rêvaient. Il n'est pas sûr non plus que la cote des planches s'oriente à la hausse avec une si imposante mise sur le marché. Jacques Martin a sans doute manqué le coche qu'ont suivi les héritiers d'Hergé, d'Hugo Pratt, de Morris et quelques autres. Ce monstre sacré de la bande dessinée n'aurait-il pas mérité sa fondation en effet, ou un espace qui soit consacré à son immense œuvre ? Ce serait en parfaite ligne avec son souhait de voir ses séries lui survivre et continuer entre d'autres mains après son décès. Il apparaît que les perspectives de profit immédiat, peut-être dans des considérations fiscales, aient prévalu. C'est bien dommage.
Cela dit, l'étude Pierre Bergé & Associés compte mettre le paquet pour réussir ce lancement de son département BD avec trois autres ventes sur deux jours dont une caritative. L'ensemble sera présenté dans un panorama des ventes aux enchères de l'automne. Notez en tous les cas ce rendez-vous à Bruxelles et essayez au moins de visiter cette exposition exceptionnelle. Ce sera peut-être la dernière occasion de voir certains incunables de Jacques Martin...

Vente aux enchères spéciale Jacques Martin (1921-2010), le père de la Bande dessinée historique - Trésors incunables des archives familiales - par Pierre Bergé et Associés le lundi 17 octobre 2011 à partir de 18h00 - catalogue
Exposition au grand Sablon 40 à B-1000 Bruxelles - Tel + 32 (0)2 504 80 30 Fax + 32 (0)2 513 21 65 - www.pba-auctions.com - du vendredi 14 octobre au dimanche 16 octobre à partir de 10h00 et lundi 17 octobre de 10h00 à 17h30
Photos Frédérique et Bruno
Martin en 2010, et Jacques Martin en 2007 © Manuel F. Picaud / auracan.com
Propos de Brieg F. Haslé recueillis par Manuel F. Picaud le 22 septembre 2011.
Illustrations Alix, Alix et Enak ©
Jacques Martin (lots 15, 16 et 17)