Un jour que Mustapha, l’un des huit enfants de Mohamed T. vient lui rendre visite pour demander de l’aide afin de préparer un travail auquel sa maîtresse a demandé de réfléchir, Jean-Marie Lamblard se saisit de l’énigme qu’on vient lui poser.
« Avec la maîtresse, nous allons monter une pièce de théâtre !
- Ah, très bien. Un Molière peut-être ?
- Non, la Chanson de Roland.
- Diable ! C’est courageux, une chanson de geste médiévale. En français moderne, je présume ?
- Oh oui ; c’est nous qui écrivons nos répliques, parce que dans le livre c’est crispant, enfin c’est lourd. Nous jouerons au Théâtre de Verdure.
- Et quel rôle joueras-tu ? Le visage de Mustapha s’illumine d’un rire malicieux : Olivier…Parce que je suis blond !
- Tiens ! …C’est important d’être blond pour la pièce ?
- Ben oui. Et les autres, Rachid, Hassen, Saïd, Djamel, Hakim, Farid, joueront les Sarrazins, comme ça, ils n’auront pas besoin de maquillage a dit la maîtresse.
- Et Roland, le neveu de Charlemagne, qui interprétera Roland sonnant du cor ?
- Un autre ; vous ne le connaissez pas. C’est un Lorrain dont le père travaille dans la zone de Fos.
- Oui, oui, ce choix est dans l’ordre des choses. Bravo ! J’irai vous applaudir. »
Je reproduis entièrement le dialogue parce qu’il introduit en effet parfaitement le propos du livre. Un petit maghrébin blond qui s’interroge sur son présent dans la surprise d’une proposition venue d’hier. Une légende qui met face à face le monde d’Al-Andalus et les Carolingiens. Des Berbères aux Barbares, il n’y a pas que de la sémantique, juste l’idée d’un nettoyage au carchère. Des blonds Normands qui finissent par venir s’affronter en Sicile aux combattants venus d’Afrique, laissent des traces, pas seulement dans l’architecture. Les Arabes, devenus Sarrazins se retrouvent mêlés aux traces d’Hannibal et à la légende de la Chèvre d’or enfermée dans un souterrain que l’auteur, comme ses petits camarades cherchaient vainement dans leur enfance dans la cave d’un château.
Et puis la Seconde Guerre Mondiale remet une couche sur l’idée de la pureté de la race. Et puis une guerre coloniale sépare un peu plus les Sarrazins d’en face et les Juifs qui regagnent Paris et Marseille, chassés par un dernier remugle de l’idée prédominante du pouvoir supérieur de la civilisation blanche. Juifs séfarades pour certains, chassés il y a longtemps par ceux que l’étendard de Charlemagne avait mis en place. Les paradoxes se croisent et dans les banlieues éclairées des feux de la nuit, l’injonction « Sale Juif ! » retentit de nouveau, tandis que la préférence nationale rampe comme une maladie honteuse en stigmatisant les « Putains de ta race ! ».
Cet ouvrage est d’une érudition confondante sur l’histoire de ces peuples qui ont fait la Méditerranée d’aujourd’hui. La Méditerranée telle qu’elle est vue par ceux qui émigrent, ceux qui se révoltent et tous les pauvres qui se disputent une place sur une barque, un bout de trottoir ou prétendent gèrer l’honneur des filles.
Mustapha, celui qu’un Djinn a échangé et placé dans une famille brune et basanée sera certainement très étonné quand il atteindra la dernière page du livre. Il ne sera pas Roland furieux, mais Olivier le Preux, tué et trahi. Tué par des Basques…l’histoire est toujours plus compliquée qu’il n’y paraît. Chacun aspire à la paix et se débarrasse des plus turbulents pour la restaurer en instrumentalisant ses propres ennemis.
Olivier est celui des deux amis qui campe le sage : « la bravoure raisonnable n'est pas la folie, et la sage mesure vaut mieux que la témérité ». Ou encore, si j’ai bien compris : « Kar vasselage par sens nen est folie; Mielz valt mesure que ne fait estultie ».
Je me souviens d’un spectacle invité il y a quelques années à la Maison des cultures du Monde boulevard Raspail à Paris. Il s’agissait d’une représentation du jugement du traître Ganelon par une troupe du Cap Vert. Les héros de la légende se retrouvaient devant un juge qui tentait de prendre les dépositions sur une machine à écrire déglinguée, devant un avocat pourvu d’un attaché case de parade qui téléphonait avec un combiné noir à cadran, tandis que des étudiants enrubannés sortis de Coimbra chantaient les épisodes du massacre des preux chevaliers.
Rien n’est simple en effet.
« Aux enfants, on conte des histoires, mais les marmots savent que ce sont des histoires ; et s’ils veulent croire aux légendes, c’est parce qu’ils ont besoin de rêver et de frissonner sans risques…A partir de quel niveau d’intelligence, le groupe humain peut-il se priver de dénoncer ailleurs l’existence de sous-hommes et d’âmes spirituellement inférieures à la sienne ? Les superstitions isolent tandis que la raison assemble les humains, dit-on ; mais rien ne vaut un ennemi, identifié ainsi par ses croyances, pour souder les foules. »
Jean-Marie Lamblard. Rhapsodie méditerranéenne. Essai métissé. Libre parcours. Nouvelles éditions Loubatières, 2010.