Magazine Culture

Une expérience de tweetclasse

Publié le 23 septembre 2011 par Abelcarballinho @FrancofoliesFLE
 

twitter-pirate

Assis devant le petit bureau de la chambre de ses parents, Lucas réfléchit à la phrase qu'il veut écrire. Comme pour y puiser l'inspiration, le petit blondinet de 7 ans plante ses yeux bleus sur sa mère, restée à côté.

Mais Virginie Verleye, Dunkerquoise de 33 ans, ne faiblit pas : son aîné a voulu reproduire l'exercice réalisé toute l'année en classe de CP, il doit aller jusqu'au bout. Après un moment, Lucas s'approche de la table et balade son index sur le clavier familial. En quelques minutes, la phrase se forme. Petite correction de la maman, et la trentaine d'abonnés au compte privé de Lucas découvrent que ses cousines, "Eva et Léa viène a la maison ce soir". Via Twitter. Comme à l'école.

piegesamomes

Car en 2010, le petit Dunkerquois a fait partie de la première classe française de CP utilisant Twitter pour apprendre à lire et à écrire. Selon le principe de ce site de microbloging, Lucas et ses copains publiaient des messages de 140 caractères maximum sur un compte unique à la classe (@Classe_Masson) pour échanger avec leurs contacts ("followers").


Dans la classe de Lucas, aucun élève et très peu de parents connaissaient Twitter lorsque Jean-Roch Masson, l'instituteur, leur a présenté le projet à la rentrée 2010. "Nous allons être les journalistes de nos vies", a simplement expliqué l'enseignant de l'école La Providence, située dans une banlieue populaire de Dunkerque.

@Classe_Masson s'est vite rodée. Chaque matin, un ou deux élèves sont chargés d'écrire le premier tweet de la journée. Mardi 17 mai, c'était au tour de Sajid : "Bonjour, aujourd'hui nous sommes mardi 17 mai. Bonne fête à Pascal !! #Sajid." Mais avant de cliquer sur "envoyer", Sajid doit d'abord écrire sa phrase sur un cahier, la faire corriger, la taper sur un document numérique partagé avant de la copier-coller sur le logiciel gérant Twitter. Enfin, le tweet s'affiche sur le mur du fond. Là, l'écran du tableau blanc interactif fait défiler en permanence les colonnes d'avatars (les photos de présentation des utilisateurs) et leurs quelques lignes de message.

Le logiciel qu'utilise la classe sépare les tweets publiés par les twitteurs que la classe suit, les tweets qui leur sont adressés et les messages directs qu'ils reçoivent de manière privée. "Les enfants ont très vite compris dans quelle colonne arrivaient les messages qui les concernaient et ne prêtaient aucune attention aux autres", assure Jean-Roch Masson. Inversement, à l'apparition d'un tweet à leur adresse, toute la classe s'emballe. "J'ai dû mettre le holà, sourit l'instituteur, ils voulaient tout arrêter pour lire leur message et y répondre."

Outre les tweets spontanément proposés par les enfants, Jean-Roch Masson lance des exercices : réflexions autour d'un mot, création de mots valises, énigmes mathématiques. La classe joue également aux échecs avec celle -d'Amandine Terrier, qui dirige un triple niveau CE2, CM1, CM2 à Crotenay (Jura).
L'enseignante a créé là la première twittclasse de primaire en mai 2010 pour commenter un voyage scolaire à Paris. Les parents se connectaient sur le compte@crotenaycycle3 pour suivre les tweets de leurs bambins depuis la tour Eiffel, au Musée du Louvre. L'expérience devait s'arrêter là. "J'ai retrouvé beaucoup d'élèves à la rentrée, se souvient l'institutrice. Ils m'ont immédiatement dit : "Maîtresse, quand est-ce qu'on tweete ?"" Devant tant de motivation à écrire, Amandine Terrier a intégré le réseau social au quotidien de la classe et pour des projets d'instruction civique ou d'échange avec des écoles étrangères.

"Les pionniers ont lancé leurs expériences dans des contextes spécifiques, analyse Gérard Marquié, chercheur à l'Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire. Ils se situent en secteur rural, dans des quartiers populaires, ou dans des établissements professionnels. La situation des élèves invite les professeurs à travailler sur les éléments de désenclavement ou de motivation." Or Twitter fait entrer l'écriture et la lecture dans le concret.
On produit vraiment, en ancrant la classe dans son environnement. On fait donc très attention à la correction de ce que l'on publie."

Pour le psychologue et psychanalyste Yann Leroux, le succès de l'écriture sur Twitter tient aussi à la désinhibition qu'apporte le support numérique : "Les enfants apprennent très vite que lorsqu'ils écrivent sur le papier, ça reste. Alors qu'avec la matière numérique, on peut effacer. Ça ôte la culpabilité de l'erreur, de mal écrire et permet d'expérimenter sans crainte."

Pour affronter les éléments dangereux de l'extérieur, chaque twittclasse a réfléchi à des règles d'utilisation. Trois mois après leurs premiers pas sur le réseau, les élèves de @Classe_Masson ont réalisé leur "code" : "Quand je vais sur Twitter, je suis avec mes parents ou le maître pour écrire ou pour lire" ; "je suis poli et gentil" ; "je ne donne pas mon adresse, mon mot de passe et tout ce qui est ma vie privée."

Pour Gérard Marquié, cette éducation aux réseaux sociaux "est l'un des plus grands intérêts de l'expérience". Le chercheur résume : "D'habitude, cette éducation se fait dans une démarche d'inquiétude, de stigmatisation." Et souvent trop tard. Car les enfants s'intéressent aux réseaux sociaux de plus en plus tôt. : "Ils sont attirés par les cousins, les frères et soeurs... et à l'entrée du collège, une majorité est sur Facebook."


A l'école La Providence de Dunkerque, où même le cours moyen de maternelle tweete, la collègue de CE1, Florence Beyaert, reste sceptique après quelques mois de twittclasse. Elle a bien constaté l'envie de ses 7-8 ans de se frotter aux réseaux sociaux, mais n'a pas saisi l'intérêt de l'engouement général. "Nous n'avions accès à Internet qu'une fois par semaine, c'est pénalisant", souligne-t-elle. Mais en plus, l'institutrice ne possède pas de compte personnel. Elle connaît mal les us et coutumes de Twitter, les "retweet" (rediffusion d'un tweet) ou les "follow friday" (vendredi où l'on suggère des comptes à suivre). Elle se sent un peu perdue. Et stressée quand Lucas et ses copains débarquent dans sa classe avec une évidente envie de tweeter. Et une grande expérience de l'outil.

La dernière critique que les pionniers des twittclasses ont vu se développer n'est pas d'ordre matériel mais philosophique : les enseignants font entrer dans leur école un outil à visée commerciale. Ils ouvrent leur classe à l'extérieur, y compris à la publicité. Sans véritable réponse, ils assument cette connexion au monde dans toute sa complexité.

Cécile Bontron pour LE MONDE Article paru dans l'édition du 04.09.11


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Abelcarballinho 11989 partages Voir son profil
Voir son blog

Magazine