Ici c’est John Galt qui vous parle

Publié le 22 septembre 2011 par Copeau @Contrepoints

En bonnes feuilles de La Grève, la traduction française du roman d’Ayn Rand, Atlas Shrugged, voici le discours de John Galt. Il explique qui il est et quelles sont ses convictions. 

Le discours de John Galt [personnage central d'Atlas Shrugged, roman d’ Ayn Rand qui n'a jamais été traduit en français] est un morceau majeur de la philosophie, car il expose les racines profondes de l’idéologie étatiste, qui sont à chercher en premier lieu, et dans l’ordre, dans les domaines de la métaphysique, de l’épistémologie et enfin de l’éthique. Ce n’est que lorsque les erreurs appartenant à ces trois branches fondamentales de la philosophie sont corrigées que l’on peut enfin aborder la question de la philosophie politique elle-même pour la purger de ses sophismes, chose qui en réalité devient évidente. C’est la démarche du personnage de John Galt dans son discours, et c’est ce qui en fait la force et la pertinence. Pertinence telle d’ailleurs que tous les symptômes, tous les sophismes étatistes d’aujourd’hui, aussi variés et complexes soient-ils, sont exposés dans ce texte âgé au moins d’un demi-siècle, avec leurs causes profondes, leurs effets et leurs solutions.

Bien que pour réellement comprendre Atlas Shrugged il soit nécessaire de le lire intégralement, il n’existe probablement pas d’analyse plus juste, de compréhension plus aboutie et de dénonciation plus pertinente de l’étatisme que le discours de John Galt.

Résumé du contexte: La scène se passe à la fin des années cinquante. John Galt, inventeur de génie, a réussi à convaincre les principaux producteurs, entrepreneurs et capitalistes des États-Unis, pressurés par un gouvernement de plus en plus totalitaire, insultés par les médias et haïs par les bien-pensants en tous genres, de se mettre en grève pour démontrer au monde leur utilité. Ils se sont tous réfugiés dans un lieu secret où ils ont fondé une société nouvelle, libre. Pendant ce temps, privée de ses cerveaux, l’Amérique sombre dans le chaos et la violence. Au moment où M. Thomson, chef du gouvernement, se prépare à parler à la radio pour rassurer la population épouvantée par l’effondrement social et économique, l’antenne est interceptée par John Galt lui-même…

Note du traducteur, Pierre-Louis Boitel.

« Mesdames, Messieurs », dit une voix provenant du haut-parleur de la radio, une voix claire, calme, une voix décidée, de celles qui n’avaient pas été entendues sur les ondes depuis des années; Monsieur Thompson ne s’adressera pas à vous ce soir. Il n’est plus temps pour lui, c’est à mon tour. Vous étiez sur le point d’écouter un compte-rendu de la crise mondiale. C’est ce que allez entendre ».

Trois personnes sursautèrent en reconnaissant la voix, mais nul n’y prêta garde au milieu du vacarme et des cris de la foule. La première poussa un soupir de triomphe; la deuxième, de terreur; la troisième; d’ahurissement. Ces trois personnes étaient Dagny, le Docteur Stadler et Eddie Willers. Personne ne se tourna vers Eddie; mais Dagny et le Docteur Stadler se regardèrent. Elle vit sur son visage les marques de la plus horrible terreur dont on puisse soutenir la vue. Il comprit qu’elle savait, et son regard le dévasta comme si l’orateur en personne l’avait giflé.

« Pendant douze ans, vous avez demandé: ‘Qui est John Galt ?’ C’est John Galt qui vous parle. Je suis l’homme qui attache du prix à son existence. Je suis l’homme qui ne sacrifie pas sa vie et qui ne sacrifie pas ses valeurs. Je suis l’homme qui vous a privé de vos victimes, détruisant ainsi votre monde, et si vous voulez savoir pourquoi vous périssez, vous qui redoutez la connaissance, je vais maintenant vous le révéler. »

L’ingénieur en chef était le seul à pouvoir encore bouger: il courut vers un poste de télévision et manipula frénétiquement les boutons. Mais l’écran resta noir. L’orateur ne voulait pas être vu. Seule sa voix emplissait  les ondes du pays –du monde entier, songea l’ingénieur en chef -, comme s’il parlait ici, dans cette pièce, non à un groupe, mais à un seul homme; ce n’était pas le ton d’un tribun, mais celui du sage qui s’adresse à l’esprit humain.

« Vous avez entendu dire que nous traversions un âge de crise morale. Vous l’avez dit vous-même, en tremblant et en espérant que les mots n’aient pas de sens. Vous avez gémit que les péchés des hommes étaient en train de détruire le monde et vous avez maudit la nature humaine pour sa réticence à pratiquer les vertus que vous exigiez. Comme pour vous la vertu est le sacrifice, vous avez demandé plus de sacrifice lors de chaque nouveau désastre. Au nom du retour à la morale, vous avez sacrifié tous les démons que vous avez cru être la cause de votre malheur. Vous avez sacrifié la justice à la pitié. Vous avez sacrifié l’indépendance à l’unité. Vous avez sacrifié la raison à la foi. Vous avez sacrifié la richesse au besoin. Vous avez sacrifié l’estime de soi à l’auto dénigrement. Vous avez sacrifié le bonheur au devoir.

« Vous avez détruit tout ce que vous pensiez être mauvais et réalisé tout ce que vous croyiez être bon. Alors, pourquoi frémissez-vous d’horreur à la vue du monde qui vous entoure ? Ce monde n’est pas le produit de vos péchés, il est le produit et l’image de vos vertus. C’est votre idéal moral réalisé dans sa plénitude. Vous vous êtes battus pour lui, vous en avez rêvé et vous l’avez désiré, et moi, je suis celui qui vous l’a accordé.

« Votre idéal avait un ennemi implacable, que vos principes moraux étaient conçus pour détruire. J’ai supprimé cet ennemi. Je l’ai soustrait de votre chemin et placé hors de votre portée. J’ai tari la source de tous ces maux que vous étiez en train de sacrifier un à un. J’ai mis un terme à votre combat. J’ai arrêté votre moteur: j’ai privé votre monde de l’esprit humain.

« Vous dîtes que les hommes ne vivent pas de leurs facultés intellectuelles ? J’ai fait disparaître ceux qui en vivaient. Vous dites que l’intelligence est stérile ? J’ai fait disparaître ceux dont l’intelligence ne l’était pas. Vous dites qu’il y a des valeurs plus hautes que les facultés intellectuelles ? J’ai fait disparaître ceux pour qui il n’y en avait pas.

« Pendant que vous traîniez vers l’autel du sacrifice les hommes qui incarnaient la justice, l’indépendance, la raison, la fortune, l’estime de soi, j’ai été plus prompt que vous; je les ai atteints le premier. Je leur ai révélé la nature du jeu auquel vous vous livriez et les principes moraux qui étaient les vôtres, car ils avaient été trop innocemment généreux pour les comprendre. Je leur ai montré la voie pour vivre selon d’autres principes: les miens. Et ce sont ceux-là qu’ils ont choisis.

« Tous les hommes qui ont disparu, ces hommes que vous haïssiez avant d’être affolés de les avoir perdus, c’est moi qui les ai séparés de vous. N’espérez pas nous retrouver. Nous ne vous donnerons pas cette possibilité. Ne prétendez pas que notre devoir est de vous servir. Nous ne reconnaissons pas ce genre de devoirs. Ne gémissez pas que vous avez besoin de nous. A nos yeux, le besoin ne donne aucune légitimité à quelque exigence que ce soit. Ne prétendez pas que vous avez des droits sur nous. Vous n’en avez aucun. Ne nous suppliez pas de revenir. Nous sommes en grève, nous les hommes de l’esprit.

« Nous sommes en grève contre l’auto immolation. Nous sommes en grève contre le principe des récompenses imméritées et des obligations sans contrepartie. Nous sommes en grève contre la doctrine qui condamne la poursuite du bonheur personnel. Nous sommes en grève contre le dogme selon lequel toute vie est entachée de culpabilité.

« Il y a une différence entre notre grève et toutes celles que vous avez menées pendant des siècles. Notre grève ne consiste pas à formuler des revendications, mais à les satisfaire. Nous sommes mauvais, selon vos principes: nous avons choisi de ne pas vous nuire plus longtemps. Nous sommes inutiles, d’après vos théories économiques: nous avons décidé de ne pas vous exploiter davantage. Nous sommes dangereux, il faut nous enfermer, selon vos idées politiques: nous avons choisi de ne plus vous mettre en danger et de ne pas encombrer vos prisons. Nous ne sommes qu’une illusion, à en croire votre philosophie: nous avons choisi de cesser de vous égarer en  vous laissant libres de regarder la réalité en face. La réalité que vous vouliez, c’est le monde tel que vous le voyez maintenant, un monde privé de l’esprit humain.

« Nous vous avons accordé tout ce que vous nous avez demandé, nous qui avons toujours été les donneurs sans jamais le comprendre jusqu’à présent. Nous n’avons aucune revendication à vous transmettre, aucune clause à discuter, aucun compromis à négocier. Vous n’avez rien à nous offrir. Nous n’avons pas besoin de vous.

« Est-ce que vous vous lamentez, maintenant, disant: ‘Non, ce n’est pas ce que nous voulions’ ? Un monde de ruines d’où la pensée a disparu, n’était-ce pas votre but ? Ne vouliez-vous pas que nous vous quittions ? Sournois cannibales que vous êtes, vous avez toujours su ce que vous vouliez, je le sais bien. Mais votre jeu est terminé, parce que maintenant, nous le savons aussi.

« A travers les siècles, devant  les désastres engendrés par votre code  moral, vous vous êtes plaint qu’il avait été enfreint et que les fléaux qui vous accablaient étaient autant de punitions à ces infractions. Vous avez prétendu que les hommes étaient trop faibles et trop égoïstes pour supporter la discipline sanguinaire qu’il exigeait. Vous avez maudit l’homme, vous avez maudit l’existence, vous avez maudit cette Terre, mais vous n’avez jamais osé remettre vos principes en question. Vous avez maudit vos victimes en remerciement de leur martyr, vous les avez accablées de reproches  – tout en vous apitoyant sur la noblesse de vos principes,  et en déplorant que la nature humaine ne soit pas assez bonne pour les mettre en pratique. Et personne ne s’est élevé pour poser la question: « ‘Bonne’ ? Selon quelle norme ? »

« Vous vouliez connaître l’identité de John Galt ? Je suis celui qui a posé cette question.

« Oui, ceci est une époque de crise morale. Oui, vous subissez la punition méritée pour le mal que vous avez fait. Mais ce ne sont ni l’homme ni la nature humaine qu’il faut montrer du doigt. Ce sont vos principes moraux qui sont en cause. Vos principes ont été observés, et ils vous ont mené dans l’impasse à laquelle ils devaient conduire. Et si vous voulez continuer à vivre, ce que vous devez faire maintenant n’est pas de retourner vers la morale – vous qui ne l’avez jamais connue-, mais de la découvrir.

« Vous ne connaissez rien d’autre que la morale mystique et sociale. On vous a enseigné que la morale était un code de conduite arbitraire, imposé par le caprice d’un pouvoir surnaturel ou la fantaisie d’une société; que ce code de conduite était destiné à servir les desseins de Dieu ou le bien-être de votre voisin, dans un futur d’outre-tombe ou le présent de quelqu’un d’autre que vous-mêmes, mais jamais votre vie et votre bien-être. On vous a dit que votre plaisir relevait de l’immoralité, de même que la recherche de votre intérêt. On vous a dit que la morale n’était pas faite pour vous servir et vous aider, mais pour freiner vos élans.

« Pendant des siècles, le débat sur la morale a opposé ceux qui proclamaient que votre vie appartenait à Dieu et ceux qui proclamaient qu’elle appartenait à vos voisins; ceux qui prêchaient que le bien était le sacrifice pour l’amour de fantômes dans le Ciel et ceux qui prêchaient que le bien était le sacrifice pour l’amour d’incapables sur la Terre. Personne n’est venu vous dire que votre vie vous appartient et que le bien est d’en jouir.

« Les deux camps étaient d’accords pour dire que la morale exige de renoncer à vos facultés et à vos intérêts personnels, qu’elle est incompatible avec la vie pratique, qu’elle ne relève pas de la raison, mais de la foi et de la force. Les deux camps s’accordaient sur l’impossibilité d’une morale fondée sur la raison, qui puisse distinguer rationnellement entre le bien et le mal, et déterminer pourquoi il fallait agir moralement.

« Quels que soient les points sur lesquels ils s’opposaient par ailleurs, tous vos moralistes se sont retrouvés sous l’étendard de la lutte contre l’intelligence et la raison humaines. Ce sont elles que leurs systèmes cherchaient à détruire. Désormais vous avez le choix de mourir ou d’apprendre que ce qui est contre la raison est contre la vie.

« L’esprit de l’homme est son moyen fondamental de survie. La vie lui est donnée, mais pas les moyens de la perpétuer. Son corps lui est donné, mais pas la nourriture nécessaire à son entretien. Son esprit lui est donné, mais pas le contenu de cet esprit. Pour rester en vie, l’homme doit agir, et avant d’agir, il doit connaître la nature et le but de ses actes. Il ne peut se nourrir sans savoir ce qu’est la nourriture, et sans connaître le moyen d’en obtenir. Il ne peut creuser un trou ou construire un cyclotron sans la connaissance des moyens nécessaires à ces réalisations. Pour rester en vie, il doit penser.

« Mais penser est un choix. La clef de ce que vous appelez avec insouciance la ‘nature humaine’, le secret qui vous hante et que vous redoutez tellement de formuler, est que l’homme est un être de conscience volontaire. La raison n’est pas un automatisme; penser n’est pas un processus machinal. Les enchaînements logiques ne sont pas instinctifs. Votre estomac et votre cœur fonctionnent mécaniquement. Pas votre esprit. Dans toute situation et à chaque instant de votre vie, vous êtes libres de penser ou de ne pas penser. Mais vous n’êtes pas libres d’échapper à votre nature, au fait que la raison est votre moyen de survie. De sorte que pour vous, êtres humains,  ‘être ou ne pas être’ signifie ‘penser ou ne pas penser’.

Un être de conscience volontaire n’a pas un comportement prédéterminé. Il a besoin d’un code de valeurs pour guider ses actes. Une ‘valeur’ est ce qu’on cherche, à travers l’action, à obtenir et à conserver, une  ‘vertu’ est une action par laquelle on obtient et conserve une valeur. Une ‘valeur’ présuppose une réponse à la question: une valeur pour qui et pour quoi ? Une ‘valeur’ présuppose une norme, un but et la nécessité d’une action face à un choix. Là où il n’y a pas d’alternative, aucune valeur n’est possible.

« Il n’y a fondamentalement qu’une alternative dans l’univers: l’existence ou la non existence; et elle ne concerne qu’une catégorie d’entités: les êtres vivants. L’existence de la matière inanimée est inconditionnelle, mais l’existence de la vie ne l’est pas: elle dépend d’un processus d’action particulier. La matière est indestructible: elle peut changer de forme, mais non cesser d’exister. Il n’y a que les organismes vivants qui soient constamment face à une alternative: la question de la vie ou de la mort. La vie est un processus d’action qui s’auto perpétue et s’auto entretient. Si un organisme échoue dans cette tâche, il meurt. Les éléments qui le composent subsistent, mais sa vie disparaît. Seul le concept de  ‘vie’ rend possible celui de ‘valeur’. C’est seulement pour des entités vivantes que quelque chose peut être bon ou mauvais.

« Une plante doit se nourrir pour survivre; la lumière, l’eau, les éléments chimiques dont elle a besoin sont les valeurs que sa nature lui ont fixé pour but; sa vie est la norme des valeurs qui fondent ses actions. Mais une plante n’a pas le choix de ses actes. Les conditions qu’elle rencontre peuvent varier, mais pas son fonctionnement propre. Elle agit automatiquement pour perpétuer sa vie, elle ne peut agir pour sa propre destruction.

« Un animal est équipé pour entretenir sa vie. Ses sens lui fournissent un code d’action figé, un savoir immuable de ce qui est bon et de ce qui est mauvais. Il n’a pas la capacité d’étendre ce savoir ou de l’ignorer. Dans les cas où ce savoir s’avère inadéquat, il meurt. Mais aussi longtemps qu’il vit, il agit sur la base de ce savoir, d’une manière automatique, assurée et déterminée; il est incapable d’ignorer ce qui est bon pour lui, incapable de décider de choisir le mal et d’agir pour sa propre destruction.

« L’homme n’a pas de norme automatique de survie. Sa spécificité par rapport aux autres organismes vivants est la nécessité d’agir face à des alternatives, en faisant des choix volontaires. Il n’a pas de savoir prédéfini de ce qui est bon ou mauvais pour lui, des valeurs dont sa vie dépend, et des moyens d’action appropriés pour les atteindre. Allez-vous objecter qu’il possède un instinct de survie ? L’instinct de survie est précisément ce qui lui fait défaut. Un « instinct » est un genre de savoir infaillible et systématique. Un désir n’est pas un instinct. Le désir de vivre ne vous donne pas le savoir nécessaire à la vie. Et le désir de vivre n’est même pas systématique chez l’homme: votre funeste secret d’aujourd’hui est justement que vous ne désirez pas vivre. Votre peur de la mort n’est pas un amour de la vie et ne vous donnera pas la connaissance nécessaire pour la préserver. L’homme doit construire son savoir et choisir ses actions par un processus de pensée, et la nature ne lui donne pas d’indication pour le réaliser. L’homme a le pouvoir d’agir en vue de sa propre extermination – et c’est largement ce qu’il a fait jusqu’à présent.

« Un être vivant qui considère ses moyens de survie comme mauvais ne survit pas. Une plante qui s’acharnerait à détruire ses racines ou un oiseau qui chercherait à se casser les ailes ne demeureraient pas longtemps présents à l’existence qu’ils affrontent. Mais l’histoire de l’homme a été une lutte pour nier et détruire son propre esprit.

« L’homme est un être rationnel, mais sa rationalité est une question de choix – et l’alternative que sa nature lui offre est la suivante: exister en tant qu’être rationnel ou exister en tant qu’animal suicidaire. L’homme doit être homme  - par choix; il doit considérer sa vie comme une valeur – par choix; il doit apprendre à l’entretenir –par choix; il doit découvrir les valeurs nécessaires à sa survie et pratiquer les vertus correspondantes – par choix.

« Un code de valeurs accepté par choix est un code moral.

« Qui que vous soyez, vous qui m’écoutez, je m’adresse aux débris de vie restés intact au fond de vous-mêmes, à votre reste d’humanité, à votre intelligence, pour vous dire: il existe une morale rationnelle, une morale propre à l’homme, et c’est la vie humaine qui en est la base et le point de départ.

« Tout ce qui est favorable à la vie d’un être rationnel constitue le bien; tout ce qui lui est nuisible constitue le mal.

« La vie de l’homme, en accord avec sa nature, n’est pas la vie de la brute décérébrée, du voyou saccageur, ou du mystique chapardeur. C’est la vie d’un être pensant, qui s’entretient non par la force et la fraude, mais par l’usage de ce qu’il y a de plus haut et de plus efficace à cette fin: la raison.

« La vie de l’homme est la référence de la morale, mais c’est votre vie personnelle qui en est l’objectif. Si l’existence sur terre est votre but, vous devez choisir vos actions et vos valeurs en fonction de ce qui est propre à l’homme – dans l’intention de préserver et d’accomplir cette irremplaçable valeur qu’est votre vie.

« Puisque la vie exige un certain mode d’action, tout autre mode la détruit; un être qui ne regarde pas sa propre vie comme le motif et le but de ses actions, agit en fonction de motifs et de normes dont l’issue est la mort. Un tel être est une monstruosité métaphysique, qui lutte pour nier et contredire le fait même qu’il existe et qui court aveuglément sur la voie de la destruction dans une folie meurtrière incapable de propager autre chose que la douleur.

« Le bonheur est la conséquence d’une vie réussie, le malheur est une immixtion de la mort dans la vie.

« Le bonheur est l’état de conscience engendré par l’accomplissement de ses valeurs. Un code moral qui vous défie de trouver le bonheur dans la renonciation au bonheur –d’approuver l’échec de vos valeurs, est une insolente négation de la moralité. Une doctrine qui vous propose comme idéal le rôle d’un animal sacrificiel demandant à être égorgé sur l’autel de l’altruisme, vous présente la mort comme modèle. Par la grâce de la réalité et de la nature de la vie, l’homme –tout homme- est une fin en lui-même, il existe pour lui-même, et la poursuite de son propre bonheur constitue son plus haut but moral.

«Mais ni la vie ni le bonheur ne peuvent s’accomplir dans la poursuite de lubies irrationnelles. Un homme peut certes tenter de survivre sans tenir compte des exigences de sa nature: mais il périra. De même, un homme peut chercher son bonheur dans n’importe quelle escroquerie intellectuelle au lieu de poursuivre celui qui est propre à sa nature; mais il ne trouvera que les affres de la frustration. L’objectif de la morale est de vous enseigner, non la souffrance et la mort, mais l’épanouissement et la vie.

« Rejetez donc ces parasites subventionnés, qui vivent à profit de l’esprit des autres et proclament que l’homme n’a nul besoin de moralité, de valeurs, de code de conduite. Eux qui se prétendent scientifiques et claironnent que l’homme n’est qu’un animal, le considèrent pourtant moins comme un élément de la nature soumis comme tel à ses lois, que le moindre des insectes. Ils reconnaissent que chaque espèce vivante possède un mode particulier de survie propre à sa nature, ils ne prétendent pas qu’un poisson puisse vivre hors de l’eau ou qu’un chien puisse survivre sans son odorat; mais l’homme, le plus complexe des êtres, peut survivre, selon eux, de n’importe quelle manière; l’homme n’a pas d’identité, pas de nature, et il n’y a pas de raison pratique pour qu’il périsse quand ses moyens de survie sont détruits, quand son esprit étranglé est mis à la disposition de leurs fantaisies.

« Rejetez ces mystiques de la haine dévastatrice qui feignent d’aimer l’humanité tout en prêchant que la plus haute vertu humaine consiste à n’accorder aucune valeur à sa propre vie. Vous disent-ils que le but de la morale est de réprimer l’instinct de survie ? C’est précisément pour sa survie que l’homme a besoin d’un code moral. Le seul homme qui veut pratiquer la morale est celui qui veut vivre.

« Non, vous n’êtes pas tenus de vivre si vous ne le voulez pas; mais si vous choisissez de vivre, vous devez vivre en êtres humains –par l’effort et le jugement de votre esprit.

« Non, vous n’êtes pas tenus de vivre en êtres humains: c’est un acte de choix moral. Mais vous ne pouvez pas vivre autrement –et l’alternative est cette vie pire que la mort que vous observez maintenant en vous et autour de vous, cette situation impropre à l’existence, qui vous rabaisse en dessous de l’animal, une situation qui vous entraîne d’année en année à travers une douloureuse agonie, vers une absurde et aveugle autodestruction.

« Non, vous n’êtes pas tenus de penser: c’est un acte de choix moral. Mais il a fallu que quelqu’un pense pour vous maintenir en vie. Si vous choisissez de vous dérober à la pensée, vous vous dérobez à l’existence en en transmettant la charge à un être moral, en espérant qu’il sacrifiera son bien-être pour vous permettre de survivre dans votre vice.

« Non, vous n’êtes pas tenus d’être des hommes; et il est vrai que les hommes véritables ne sont plus parmi vous aujourd’hui. J’ai éloigné vos moyens de survie –vos victimes.

« Comment je m’y suis pris et ce que je leur ai dit pour qu’ils s’en aillent, c’est ce que vous entendez maintenant. Je leur ai tenu le discours que je prononce ce soir. C’était des hommes qui vivaient selon mes principes, mais qui ne savaient pas quelles grandes vertus cela représentait. Je les leur ai fait voir. Je les ai aidé, non à réévaluer, mais simplement à identifier leurs valeurs.

« Nous, les hommes de l’esprit, sommes désormais en grève contre vous au nom de l’unique axiome qui est le fondement de notre code moral, et qui est exactement l’antithèse du vôtre: cet axiome est que l’existence existe.

« L’existence existe- et cela implique deux corollaires: que la perception existe et que la conscience existe; la conscience étant la faculté de percevoir ce qui existe.

« Si rien n’existe, il ne peut pas y avoir de conscience: une conscience dénuée d’objet dont elle puisse être consciente est une contradiction dans les termes. Une conscience consciente uniquement d’elle-même est une contradiction dans les termes: avant de pouvoir s’identifier elle-même comme conscience, il faut qu’elle soit consciente de quelque chose. Si ce que vous prétendez percevoir n’existe pas, vous n’avez aucune conscience.

« Quelque soit le degré de votre savoir, vous ne pouvez échapper à ces deux axiomes –existence et conscience; ils constituent les préalables irréductibles à toute action que vous engagez, à toute connaissance, vaste ou minuscule, depuis le premier rayon de lumière que vous percevez à la naissance jusqu’à l’érudition, aussi étendue soit-elle, que vous aurez acquise à la fin de vos jours. Que vous sachiez reconnaître un caillou ou décrire la structure du système solaire, les axiomes demeurent identiques: que cela existe et que vous le savez.

« Exister, c’est être quelque chose, différent du néant de l’inexistence, c’est être une entité d’une nature spécifique, munie d’attributs particuliers. Il y a des siècles, l’homme qui reste malgré ses erreurs, le plus grand de nos philosophes, a commencé à formuler le concept d’existence et le principe de tout savoir: A est A. Une chose est elle-même. Vous n’avez jamais saisi le sens de cet énoncé. Je suis ici pour le compléter: L’existence c’est l’identité, la conscience c’est l’identification.

« Quoique vous considériez, action, qualité ou objet, les lois de l’identité restent les mêmes. Une feuille n’est pas une pierre, elle ne peut être au même moment et sous le même rapport entièrement rouge et entièrement verte, elle ne peut geler et se consumer en même temps. A est A. Plus familièrement: vous ne pouvez manger deux fois le même gâteau.

« Vous voulez savoir ce qui ne va pas dans le monde ? Tous les désastres qui l’ont ruiné sont dus aux tentatives de vos chefs de nier que A est A. L’horrible secret que vous craignez de découvrir et tout le malheur qui s’abat sur vous sont dus à vos propres tentatives de nier que A est A. Le but de ceux qui vous ont entraîné dans cette voie était de vous faire oublier que l’homme est l’homme.

« L’homme ne peut survivre que par la connaissance, et la raison est son seul moyen de l’acquérir. La raison est la faculté qui perçoit, identifie et intègre les informations fournies par les sens. La fonction des sens est de lui donner des preuves de l’existence, mais la tâche de l’identification incombe à la raison; les sens se bornent à l’informer que quelque chose existe, mais c’est à l’esprit d’apprendre ce que c’est.

« Toute pensée est un processus d’identification et d’intégration. Un homme perçoit une forme colorée; en intégrant les données de sa vue et de son toucher, il apprend à l’identifier comme un objet solide; il apprend à identifier cet objet comme une table; il apprend que la table est faite de bois; il apprend que le bois est constitué de cellules, que les cellules sont formées de molécules, que les molécules sont composées d’atomes. Pendant tout ce processus, le travail de son esprit consiste à répondre à une seule question: « Qu’est-ce que c’est ? ». Le moyen dont il dispose pour établir la vérité est la logique, et la logique est fondée sur l’axiome qui énonce que l’existence existe. La logique est l’art de l’identification non contradictoire.

« Une contradiction ne peut exister. Un atome est lui-même, l’univers aussi. Rien ne peut contredire sa propre identité. Pas plus que la partie ne peut contredire le tout. Aucun concept formé par l’homme n’est valide s’il n’est intégré sans contradiction dans la somme de ses connaissances. Parvenir à une contradiction, c’est avouer la présence d’une erreur de pensée; accepter une contradiction, c’est renoncer à son esprit et s’exclure soi-même du domaine de la réalité.

« La réalité est ce qui existe; l’irréel ne peut exister; l’irréel n’est rien de plus que cette négation de l’existence que devient toute conscience humaine qui tente d’abandonner la raison. La vérité est la reconnaissance de ce qui est; la raison est le seul moyen de parvenir à la connaissance, le seul critère de la vérité.

« La question la plus perverse que vous puissiez poser est: « La raison de qui ? » La réponse est: la vôtre. Il importe peu que votre savoir soit vaste ou modeste, c’est votre esprit à vous qui doit l’acquérir. Il n’y a que votre propre savoir qui vous permette d’agir. Vous ne pouvez revendiquer, vous ne pouvez demander aux autres de prendre en considération que votre savoir personnel. Votre esprit est votre seul juge de la vérité –et si certains ont une opinion différente de la vôtre, c’est la réalité qui tranchera entre vous. Seul l’esprit humain peut accomplir ce processus d’identification complexe, délicat et crucial qu’est le fait de penser. Seul votre jugement personnel peut diriger ce processus. Et seule l’intégrité morale peut guider votre jugement.

« Vous parlez de ‘l’instinct moral’ comme s’il s’agissait d’une aptitude opposée à la raison alors que la raison humaine est précisément sa faculté morale. Une conduite rationnelle est un processus de choix permanent en réponse à la question: vrai ou faux ? Oui ou non ? Une graine doit-elle être plantée en terre pour grandir -oui ou non ? Faut-il désinfecter la plaie d’un blessé pour le soigner –oui ou non ? Peut-on convertir l’électricité atmosphérique en  énergie cinétique –oui ou non ? Ce sont les réponses à de telles questions qui sont à l’origine de tout ce vous avez aujourd’hui –et ces réponses ont été fournies par un esprit humain, dans un dévouement sans faille à la vérité.

«Un processus rationnel est un processus moral. Vous pouvez vous tromper à chaque étape, sans aucune autre garantie que votre propre rigueur; vous pouvez chercher à tricher, à falsifier les faits et éviter l’effort de la recherche –mais dans la mesure où le dévouement à la vérité est le sceau de la moralité, il n’y a rien de plus grand, de plus noble et de plus héroïque que l’acte d’un homme qui prend la responsabilité de penser.

« Ce que vous appelez ‘âme’ ou ‘esprit’, c’est votre conscience; ce que vous appelez ‘libre arbitre’, c’est votre liberté de penser ou de ne pas penser: c’est l’origine de toute votre volonté, de toute votre liberté, le choix ultime qui commande tous les choix que vous faites, qui détermine votre personnalité et votre vie.

« La pensée est la vertu première de l’homme, de laquelle toutes les autres découlent. Et son vice premier, la source de tous ses maux, est cet acte inqualifiable que vous pratiquez tous en refusant obstinément de l’admettre: la fuite, la  suspension intentionnelle de la conscience, le refus de penser –non l’aveuglement, mais le refus de voir; non l’ignorance, mais le refus de savoir. C’est l’acte de ne pas concentrer votre esprit, de le noyer dans un brouillard intellectuel, afin de n’avoir pas à endosser la responsabilité de juger, et cet acte repose ultimement sur cette prémisse inavouable: que les choses cesseront d’exister si vous refusez de les identifier, que ‘A’ ne sera pas ‘A’ tant que vous ne l’aurez pas admis.

« Ne pas penser est un acte nihiliste, un désir de nier l’existence, une tentative d’anéantissement de la réalité. Mais l’existence existe; la réalité est inébranlable, c’est elle qui détruit ceux qui la rejettent. En refusant de dire ‘Cela est’, vous refusez de dire ‘Je suis’. En suspendant votre jugement, vous reniez votre personne. Quand un homme déclare: ‘Qui suis-je pour savoir ?’, il déclare: ‘Qui suis-je pour vivre ?’.

« Voilà votre premier choix moral, à chaque instant et en toute circonstance: la pensée ou la non pensée, l’existence ou la non-existence, A ou non A, la réalité ou le néant.

« La tendance rationnelle d’un homme place la vie à l’origine de toute action. Sa tendance irrationnelle y place la mort.

« Vous dîtes sottement que la morale est relative au contexte social et que l’homme pourrait s’en passer sur une île déserte –alors que c’est précisément sur une île déserte qu’il en aurait le plus besoin. Laissez-le claironner, votre Robinson, quand il n’y a pas de dupe à exploiter, qu’un rocher peut servir de maison et un tas de sable de vêtements, que la nourriture va lui tomber toute cuite dans le bec, qu’il pourra moissonner demain en consommant son stock de semences aujourd’hui; la réalité aura vite fait de le dresser, comme il le mérite. La réalité lui montrera que la vie est une valeur à conquérir et que la pensée est nécessaire à cette conquête.

« Si j’utilisais votre langage, je dirais qu’il n’y a qu’un commandement moral: ‘Tu penseras’. Mais un ‘commandement moral’ est une contradiction dans les termes. Est moral ce qui est choisi, non ce qui est imposé; ce qui est compris, non ce qui est aveuglément exécuté. Est moral ce qui est rationnel, et la raison ne reçoit pas d’ordres.

« La morale dont je vous parle, celle qui se fonde sur la raison, se résume à un seul axiome: l’existence existe; et à un seul choix: la vie. Tout le reste en découle. Pour vivre, l’homme doit tenir trois valeurs en haute estime: La raison, l’intentionnalité et l’estime de soi. La raison, comme son seul moyen de connaissance; l’intentionnalité, comme son choix en faveur du bonheur que ce moyen doit lui permettre d’atteindre; l’estime de soi, comme la certitude inébranlable que son esprit est capable de penser et qu’il est digne d’être heureux, ce qui signifie: digne de vivre. Ces trois valeurs sont la base de toutes les vertus humaines, qui sont elles-mêmes liées à l’existence et à la conscience. Ces vertus sont la rationalité, l’indépendance, l’intégrité, l’honnêteté, la justice, la productivité et la fierté.

« La rationalité est la reconnaissance du fait que l’existence existe, que rien ne peut modifier la réalité et que rien ne doit supplanter l’acte de la percevoir, c’est-à-dire l’acte de penser; que la raison est notre seul juge des valeurs et notre seul guide d’action; que la raison est un absolu qui n’admet pas de compromis; que la moindre concession à l’irrationnel détruit la conscience en la détournant de la perception des faits de la réalité au profit de leur falsification; que la foi, loin d’être un raccourci vers la connaissance, n’est qu’un court-circuit qui détruit l’esprit, que l’acceptation d’une allégation mystique est un désir d’annihilation de l’existence qui concrètement, dévaste la conscience.

« L’indépendance est la reconnaissance du fait que vous êtes responsables de votre jugement et que rien ne peut vous y soustraire; que personne ne peut penser à votre place, de même que personne ne peut vivre à votre place; que le plus destructeur, le plus méprisable abaissement est d’accepter de subordonner votre esprit à celui d’un autre, de reconnaître son autorité sur votre cerveau, de considérer ses assertions comme des faits, ses affirmations comme des vérités, ses ordres comme des intermédiaires entre votre conscience et votre existence.

« L’intégrité est la reconnaissance du fait que vous ne pouvez nier votre conscience, de même que l’honnêteté est la reconnaissance du fait que vous ne pouvez nier l’existence: que l’homme est une entité indivisible de matière et de conscience, et qu’on ne peut opérer aucune séparation entre son corps et son esprit, entre son action et sa pensée, entre sa vie et ses convictions; que, tel un juge incorruptible, il ne peut sacrifier ses convictions aux désirs d’autrui, quand bien même l’humanité entière l’en supplierait ou le menacerait; que le courage et l’assurance sont des nécessités pratiques, le courage étant la façon concrète de vivre une existence véridique, de vivre dans la vérité, et l’assurance la façon concrète d’être véridique vis-à-vis de sa propre conscience.

« L’honnêteté est la reconnaissance du fait que l’irréel est irréel et qu’il ne peut avoir aucune valeur, que ni l’amour, ni la gloire, ni l’argent ne sont des valeurs s’ils sont obtenus frauduleusement; que toute tentative d’obtenir une valeur en abusant l’esprit des autres revient à placer vos dupes dans une position plus élevée que celle qu’ils méritent, à encourager leur aveuglement, leur refus de penser et leur fuite devant la réalité, et à faire de leur intelligence, leur rationalité et leur perception, des ennemis à fuir et à redouter; que vous devez refuser de vivre dans la dépendance, surtout quand il s’agit de dépendre de la bêtise d’autrui, ou comme un idiot qui cherche à prospérer en faisant l’idiot; l’honnêteté n’est pas un devoir social, ni un sacrifice au bénéfice d’autrui, mais la plus profondément égoïste des vertus que l’homme puisse pratiquer: son refus de renoncer à la réalité de sa propre existence au profit de la conscience égarée des autres.

« La justice est la reconnaissance du fait que vous ne pouvez tricher avec la nature humaine, de même que vous ne pouvez falsifier les lois de l’univers; que vous devez juger chaque homme aussi consciencieusement que vous jugeriez un objet inanimé, dans le même respect incorruptible de la vérité, par un processus d’identification et d’analyse strictement rationnels; que chaque homme doit être jugé pour ce qu’il est et traité en conséquence; que, de même que vous achetez moins cher un morceau de fer rouillé qu’un lingot l’or, vous avez moins d’estime pour un bon à rien que pour un héros; que votre jugement moral est la monnaie avec laquelle vous rémunérez les hommes pour leurs vertus et leurs vices, et que ce paiement exige de vous la même conduite irréprochable que celle que vous adoptez lors de vos transactions financières; que vous devez tenir les vices des hommes pour méprisables, et admirer leurs vertus; que laisser d’autres soucis prendre le pas sur celui de la justice revient à dévaluer votre monnaie morale, corrompre le bien en faveur du mal, car une défaillance de la justice affaiblit toujours le bien et renforce toujours le mal; que la banqueroute morale consiste à accepter que les hommes soient punis pour leurs vertus et récompensés pour leurs vices; qu’enfin la disparition de la justice  mène à l’effondrement, à la dépravation complète et à ce culte de la mort qu’est la consécration de la conscience à la destruction de l’existence.

« La productivité est votre acceptation de la moralité, la reconnaissance du fait que vous choisissez de vivre; que le travail productif est le processus par lequel la conscience de l’homme entretient sa vie, un processus perpétuel et intentionnel d’acquisition de la connaissance et de transformation de la nature, de matérialisation des idées, d’imprégnation de ses propres valeurs dans le monde; que tout travail est créatif s’il est issu d’un esprit pensant et non de la répétition stupide d’une routine que d’autres lui ont enseigné; qu’il vous appartient de choisir votre travail, dans un champ de possibilités aussi étendu que votre esprit même, car rien de plus ne vous est possible et rien de moins n’est digne d’un humain; que chercher à exercer des emplois qui dépassent vos capacités ferait de vous un automate stressé gaspillant son temps et son énergie; de même que vous complaire dans un métier qui n’exige pas que vous donniez le meilleur de vous-même, serait freiner vos élans et vous fourvoyer tout autant: car ce serait oublier que votre travail est le processus par lequel vous réalisez vos valeurs, et que perdre l’ambition de réaliser vos valeur, c’est renoncer à vivre; ce serait oublier que si votre corps est une machine, c’est à votre esprit de le guider, aussi loin qu’il le pourra, avec la réussite comme objectif; qu’un homme sans but est une barque à la dérive prête à être broyée par le premier rocher venu, qu’un homme qui ne développe pas son esprit est une machine en panne vouée à la rouille, qu’un homme qui laisse autrui décider de son destin n’est qu’un déchet qu’on amène au tas d’ordures;  qu’un homme qui fait des autres son but est un auto-stoppeur sans destination qu’aucun conducteur ne devrait jamais prendre; que votre travail est le but de votre vie et que vous devez écarter à l’instant tous ceux qui prétendent avoir des droits dessus, que chaque valeur que vous pouvez trouver ailleurs que dans votre travail, amour ou admiration, ne doit être partagée qu’avec ceux que vous choisissez, et qui poursuivent les mêmes buts que vous en toute indépendance.

« La fierté est la reconnaissance du fait que vous êtes vous-même votre plus haute valeur et que, comme toutes les valeurs de l’homme, celle-ci doit être méritée, que la construction de votre propre personnalité est la condition préalable à toute réussite; que votre caractère, vos actes, vos désirs, vos émotions émanent de votre esprit; que, de même que l’homme doit produire les biens matériels nécessaires à sa vie, il doit acquérir les traits de caractère qui donnent de la valeur à cette vie; que, de même que l’homme est un autodidacte dans le domaine matériel, il est un autodidacte dans le domaine spirituel; que vivre exige une certaine estime de soi, mais que l’homme, qui n’a pas de valeurs innées, n’a pas non plus de fierté innée: il doit la construire en façonnant son âme à l’image de son idéal moral, celle de l’Homme avec un grand “H”, cet être rationnel qu’il est fait pour devenir, s’il le veut; que la condition nécessaire à l’estime de soi est cet amour-propre rayonnant d’une âme qui désire ce qu’il y a de meilleur dans tous les domaines, matériels ou intellectuels, une âme qui aspire par dessus tout à sa propre perfection morale, ne plaçant rien au dessus d’elle; et que la preuve de votre estime de vous-mêmes est votre répugnance et votre révolte contre le rôle d’animal sacrificiel, contre l’odieuse impertinence de tout credo qui propose d’immoler cette valeur irremplaçable qu’est votre conscience et cet incomparable trésor qu’est votre existence en faveur de la fuite aveugle et de la pourriture intellectuelle qu’on vous propose à la place.

« Est-ce que vous commencez à comprendre qui est John Galt ? Je suis l’homme qui a gagné ce pour quoi vous ne vous êtes pas battus, ce à quoi vous avez renoncé, ce que vous avez trahi et corrompu sans toutefois réussir à le détruire complètement, et que vous cachez maintenant comme un secret honteux, en passant votre vie en excuses devant chaque cannibale professionnel, de peur qu’on découvre que quelque part à l’intérieur de vous, vous mourrez d’envie de dire ce que je dis maintenant devant le monde entier: je suis fier de ma propre valeur et je suis fier d’aimer la vie.

« Ce désir – que vous partagez quoique vous vouliez le considérer comme mauvais – est la dernière étincelle de bien au dedans de vous, mais c’est un désir dont il faut se rendre digne. Le bonheur est le seul but moral de l’homme, mais il ne peut être atteint que par l’exercice de la vertu. La vertu n’est pas un but en soi. Il n’y a pas de récompense propre à la vertu, et la vertu n’est pas non plus la rançon du mal. La vie est la récompense de la vertu et le bonheur est le but et la récompense de la vie.

« Votre corps connaît deux sensations fondamentales, le plaisir et la douleur, en signe de bien-être ou d’altération, qui sont un baromètre de l’alternative ultime, la vie ou la mort; de même votre conscience connaît deux émotions fondamentales, la joie et la peine, en réponse à la même alternative. Vos émotions sont une appréciation de ce qui est favorable à votre vie ou de ce qui la menace et qui synthétisent en un éclair la somme de vos pertes ou profits. Vous ne pouvez agir sur votre capacité à sentir ce qui est bon ou mauvais pour vous, mais ce que vous considérez comme bon ou mauvais, ce qui vous donne de la joie ou de la peine, ce que vous aimez ou haïssez, ce que vous désirez ou redoutez, cela dépend de votre échelle de valeurs. Les émotions sont inhérentes à votre nature, mais leur contenu est dicté par votre esprit. Votre capacité émotionnelle est un moteur vide, et vos valeurs sont le carburant avec lequel votre esprit le remplit. Si vous choisissez un mélange contradictoire, votre moteur sera obstrué, votre transmission grippée, et vous serez brisé à votre première tentative de mettre en marche la machine que vous, le conducteur, aurez sabotée.

« Si vous tenez l’irrationnel comme échelle de valeur et l’impossible comme concept du bien, si vous attendez des récompenses que vous n’avez rien fait pour mériter, une fortune ou un amour dont vous n’êtes pas dignes, si vous espérez que les lois de la causalité seront défaillantes, que A deviendra non A selon vos caprices, c’est que vous désirez l’opposé de l’existence; et vous allez l’avoir. Ne vous plaignez pas alors de ce que la vie est frustrante et que le bonheur n’est pas accessible à l’homme; vérifiez votre carburant: il vous a amené là où vous vouliez aller.

« Le bonheur ne peut être atteint sur ordre de caprices émotionnels. Le bonheur n’est pas la satisfaction de n’importe quel désir irrationnel auquel vous pourriez vous abandonner aveuglément. Le bonheur est un état de joie non contradictoire –une joie sans ombre ni culpabilité, une joie qui ne s’oppose à aucune de vos valeurs et qui ne vous mène pas à votre perte; vous ne pouvez l’atteindre en échappant à la raison, que vous devez au contraire utiliser pleinement, vous ne pouvez l’atteindre non plus en falsifiant la réalité, mais en accomplissant des valeurs réelles; le bonheur n’est pas le lot de l’ivrogne, mais celui du producteur. Le bonheur n’est permis qu’à l’homme rationnel, celui qui ne poursuit  rien d’autre que des buts rationnels, n’aspire qu’à des valeurs rationnelles, et trouve sa joie seulement dans des actes rationnels.

« De même que j’entretiens ma vie, non pas en volant ou en mendiant, mais par mon propre effort, de même je ne cherche pas à trouver mon bonheur dans l’affrontement ou la supplication, mais dans l’accomplissement personnel. De même que je ne considère pas le plaisir des autres comme le but de ma vie, je ne considère pas non plus mon plaisir comme le but de la vie des autres. De même qu’il n’y a pas de contradiction dans mes valeurs ni de conflit entre mes désirs, il n’y a pas non plus de victimes ou de conflits d’intérêt entre des hommes rationnels, des hommes qui ne désirent pas ce qu’ils n’ont pas gagné et qui ne se regardent pas les uns les autres avec une avidité de cannibales, des hommes qui ne font ni ne demandent aucun sacrifice.

« Le symbole de toute relation entre de tels hommes, le symbole moral du respect de l’être humain, c’est le commerce. Nous qui vivons de nos valeurs et non du pillage, sommes des commerçants, à la fois matériellement et spirituellement. Un commerçant est un homme qui gagne ce qu’il possède et donne ce qu’il doit en retour. Un commerçant ne demande pas d’être payé pour ses manquements, pas plus qu’il ne veut être aimé pour ses défauts; un commerçant ne donne pas son corps en pâture ni son âme en aumône. De même qu’il ne donne le fruit de son travail qu’en échange de valeurs matérielles, il donne les valeurs de son esprit –son amour, son amitié, son estime- seulement en échange de vertus humaines, en paiement pour le plaisir personnel et égoïste, qu’il reçoit des hommes qu’il juge dignes de traiter avec lui. Les parasites mystiques qui, à travers les âges, ont insulté et méprisé les commerçants, tout en honorant les mendiants et les pillards, avaient un motif secret : le commerçant était l’être qu’ils redoutaient, le modèle de l’homme juste.

« Savez-vous quelle est mon obligation morale envers mes frères en humanité ? Aucune, si ce n’est celle que je me dois à moi-même, aux objets de l’univers et à tout ce qui existe: la rationalité. Je traite avec les hommes comme l’exige ma nature et la leur:  à l’aide de la raison. Je n’attends rien d’autre de leur part que des relations dans lesquelles ils désirent entrer parce qu’ils l’ont choisi.

Il n’y a qu’avec leur esprit que je peux traiter et uniquement dans mon intérêt personnel, lorsqu’ils constatent que mon intérêt coïncide avec le leur. Quand ce n’est pas le cas, je ne noue pas de relation. Je laisse ceux qui n’ont pas d’intérêt commun avec moi passer leur chemin sans dévier du mien. Je convainc uniquement par des moyens logiques et ne me rends qu’à la logique. Je n’abandonne pas ma raison ou mes affaires parce que des hommes ont abandonné les leurs. Je n’ai rien à attendre des idiots et des lâches; je n’attends aucun bénéfice des vices humains, de la bêtise, de la malhonnêteté ou de la peur. La seule valeur que les hommes puissent m’offrir est le fruit de leur pensée. Quand je suis en désaccord avec un homme rationnel, je laisse la réalité trancher entre nous; celui de nous deux qui a tord en tire les leçons. L’un de nous gagne, mais les deux en profitent.

Quelque soit le sujet du désaccord, il y a un acte funeste qui ne doit être commis en aucun cas contre quiconque, et que personne ne doit tolérer ni pardonner. Aussi longtemps que les hommes désireront vivre ensemble, aucun d’entre eux –m’entendez-vous ?- aucun d’entre eux ne devra prendre l’initiative de la force physique contre les autres.

« Introduire la menace de la destruction physique entre un homme et sa perception de la réalité revient à nier et paralyser ses moyens de survie; le forcer à agir à l’encontre de son propre jugement revient à le forcer à agir en dépit de ce qu’il voit de ses yeux. Qui que ce soit, pour quelque raison que ce soit, qui prend l’initiative de la force, est un assassin agissant sur la base d’une prémisse mortelle, un tueur qui perpétue un acte en quelque sorte pire que le meurtre: car il repose ultimement sur la  tentative de détruire la capacité de l’homme à vivre.

« Ne m’objectez pas que votre esprit vous a convaincu de votre droit de forcer le mien. La force et l’esprit sont opposés; la morale s’arrête la où apparaît le fusil. Quand vous déclarez que les hommes sont des animaux irrationnels et que vous proposez de les traiter comme tels, vous vous définissez vous-mêmes et vous vous excluez vous-mêmes de l’arbitrage de la raison; de même que tout partisan d’un discours contradictoire s’en exclut également. Il ne peut y avoir aucun « droit » de détruire la source des droits, le seul moyen de juger de ce qui est juste: l’esprit.

« Forcer un homme à abandonner son esprit et à accepter vos désirs à la place, en remplaçant le raisonnement par le fusil, la preuve par la terreur et en brandissant la mort comme argument décisif, c’est tenter d’exister au mépris de la réalité. La réalité demande à l’homme d’agir rationnellement dans son propre intérêt; vos fusils exigent qu’il agisse à son encontre. La réalité menace de mort l’homme qui n’agit pas en vertu de son jugement rationnel; vous le menacez de mort s’il le fait. Vous le placez dans une situation où le prix de sa vie est l’abandon de toutes les vertus exigées par la vie; et tout ce que vous et vos méthodes pourrez obtenir sera la mort, dans un processus de destruction graduelle, parce que vous n’aurez fait qu’ériger la mort en pouvoir suprême, en argument ultime entre les hommes.

« Qu’il s’agisse du voleur qui soumet le voyageur à la menace:  ’la bourse ou la vie’; ou de l’homme politique qui soumet un pays à la menace: ‘l’éducation de vos enfants ou la vie’, la signification est la même: ‘la pensée ou la vie’. Mais la pensée et  la vie sont indissociables.

« S’il y a des degrés dans le mal, il est difficile de dire lequel est le plus ignoble: de la brute qui s’arroge le droit de forcer l’esprit des autres, ou du déchet moral qui accorde aux autres le droit de forcer son esprit.

Voilà un absolu moral sur lequel on ne peut transiger: je ne discute pas de la validité de la raison avec quelqu’un qui essaye de m’en priver. Je ne discute pas avec des gens qui estiment qu’ils peuvent m’empêcher de penser.

Je ne soumets pas mon jugement moral à un meurtrier qui désire me tuer. Quand un homme cherche à traiter de force avec moi, je lui réponds – par la force.

« C’est uniquement en représailles que la force doit être utilisée, et uniquement contre ceux qui en ont pris l’initiative. Non, je ne partage pas la détestable conception de la morale du tueur: je ne fais que lui concéder son choix, la destruction, et la seule qu’il ait le droit de réaliser: la sienne. Il utilise la force pour s’emparer d’une valeur; je ne l’emploie que pour contrecarrer une destruction: un truand espère faire fortune en me tuant mais moi je ne m’enrichirai pas en le tuant pour me défendre. Je ne recherche aucune valeur par de mauvais moyens, pas plus que je ne renonce à mes valeurs devant le mal.

« Au nom de tous les producteurs qui vous ont fait vivre et qui ont reçu en retour vos menaces de mort, je vous mets devant cette simple alternative: notre travail ou vos fusils. Vous pouvez choisir l’un ou l’autre, mais pas les deux. Nous ne prenons l’initiative de la force contre personne, et nous ne nous rendons pas devant la force. Si vous voulez continuer à vivre dans une société industrialisée, ce sera selon les termes de notre code moral. Ces termes et notre mode d’action sont l’antithèse des vôtres. Vous avez utilisé la peur comme une arme et vous avez apporté la mort à l’homme pour le punir d’avoir rejeté votre code moral. Nous lui offrons la vie comme récompense pour accepter le nôtre.

« Vous qui êtes les adorateurs du zéro, vous n’avez jamais réalisé qu’accomplir sa vie ne consiste pas à éviter la mort. La joie n’est pas ‘l’absence de tristesse’, l’intelligence n’est pas ‘l’absence de stupidité’, la lumière n’est pas ‘l’absence d’obscurité’, une entité n’est pas ‘l’absence d’une non entité’. Construire n’est pas s’abstenir de démolir; des siècles d’attente passive dans une telle ‘abstinence’ n’érigeront pas la moindre pierre à votre place; c’est pourquoi vous ne pouvez plus me dire à moi, le constructeur:  ‘Produis, et nourris-nous car en échange, nous nous abstiendrons de détruire ta production’. Je vous réponds au nom de toutes vos victimes: périssez avec et par votre propre néant. L’existence n’est pas la négation d’une négation. Le mal, et non le bien, est une absence et une négation, le mal est impuissant et n’a pas d’autre pouvoir que celui que nous lui abandonnons. Vous pouvez périr, maintenant que nous savons que des zéros ne peuvent asservir l’existence.

« Vous cherchez à échapper à la souffrance; nous cherchons l’accomplissement du bonheur. Vous existez pour fuir une punition; nous existons pour obtenir des récompenses. Les menaces ne nous motiveront pas. Pour nous, la peur n’est pas une incitation à l’action. Nous ne souhaitons pas éviter la mort, nous cherchons à vivre notre vie.

« Vous qui avez perdu de vue cette différence, vous qui proclamez que la peur et le plaisir sont des stimulants d’égale puissance – et pensez secrètement que la peur est le plus  ‘pratique’ – vous n’aspirez pas à la vie, et  seule la peur de la mort vous retient à l’existence. Vous vous agitez fébrilement pour donner avec angoisse une consistance à vos jours, en regardant vers la sortie que vous avez fermée, fuyant un poursuivant que vous n’osez nommer, dans une terreur que vous refusez de connaître, et plus votre peur grandit, plus vous redoutez le seul acte qui pourrait vous sauver: penser.

Le but de votre lutte est de ne pas savoir, de ne pas entendre, de ne pas réaliser ce que je vais vous dire maintenant: que votre morale est une morale de mort.

« La mort est l’étalon de vos valeurs, la mort est le but que vous avez choisi, et vous ne pouvez que fuir constamment car il n’y a pas moyen d’échapper au poursuivant qui est sur le point de vous anéantir. Arrêtez de courir, pour une fois –il n’y a nulle part où aller- mettez-vous à nu, quoique vous le redoutiez, et regardez en face ce que vous avez osé appeler un code moral.

« La damnation est le point de départ de votre morale, et la destruction en est le but, le moyen et la fin. Votre  morale commence par maudire l’homme pour sa méchanceté, puis lui demande de pratiquer le bien qu’elle définit comme impossible à accomplir. Elle demande, comme premier gage de sa vertu, qu’il accepte sans preuve l’idée de sa propre dépravation. Elle exige qu’il se fonde, non sur une échelle de valeurs, mais sur un critère du mal qui n’est autre que lui-même, et d’après lequel il doit donc définir le bien: le bien est ce qu’il n’est pas.

« Peu importe qui tire parti de son esprit égaré et tourmenté. Que ce soit un Dieu mystique à l’incompréhensible dessein ou le premier passant venu, qui étrangement se trouverait avoir des droits sur cette loque humaine, c’est sans importance. Il s’est fait dire que ce n’est pas à lui de comprendre ce qui est bien, que son devoir est de supporter une vie d’ascétisme, en demandant pardon pour son existence et en remboursant indéfiniment une dette inintelligible à n’importe quel prétendu créancier qui se trouve être là. Sa seule notion de la valeur est un zéro: le bien est ce qui est non humain.

« Le nom de cette monstrueuse absurdité est le ‘Péché Originel’; l’idée d’un péché involontaire est un affront à la morale et une insolente contradiction dans les termes. Car ce qui ne découle pas d’un choix est en dehors du champ de la morale. Si l’homme est mauvais en naissant, sa volonté n’a aucun pouvoir d’y remédier. Si sa volonté est impuissante, il ne peut être qu’un robot amoral, ni bon ni mauvais. Considérer comme un péché un acte qu’il n’a pas choisi de commettre est une insulte à la morale. Considérer la nature de l’homme comme mauvaise en elle-même est une insulte à la nature. Le punir pour un crime qu’il aurait commis avant de naître est une insulte à la justice. Le croire coupable dans un domaine où nulle innocence n’est possible est une insulte à la raison. Détruire la morale, la nature, la justice et la raison au moyen d’un seul concept est un exploit assez prodigieux dans la malfaisance. C’est pourtant le fondement de votre code moral.

« Ne cherchez pas à sauver votre code en prétendant que l’homme naît en possession de son libre arbitre mais avec une ‘tendance’ au mal. Un libre arbitre accompagné d’une tendance est un jeu de dés pipés, où le joueur doit assumer les conséquences de ses pertes, alors que l’issue est influencée par une force sur laquelle il n’a aucun pouvoir. Si cette tendance est le résultat d’un choix, elle ne peut être innée; sinon, il n’est pas question de libre arbitre.

« Quelle est la nature de la culpabilité que vos professeurs appellent ‘Péché originel’ ? Pourquoi  l’homme est-il devenu mauvais quand il a été déchu de l’état qu’ils trouvent si parfait ? Leurs mythes racontent qu’il a mangé le fruit de l’arbre de la connaissance, ce qui veut dire qu’il a acquis  l’intelligence et qu’il est devenu un être rationnel. Plus précisément, il a acquis la connaissance du bien et du mal: il est devenu un être moral. Il a été condamné à gagner son pain à la sueur de son front: il est devenu productif. Il a été soumis à l’épreuve du désir: il est devenu sensible au plaisir sexuel.

Les maux pour lesquels ils le maudissent sont donc la raison, la moralité, la créativité, la joie, autant de valeurs cardinales de son existence. Ce ne sont pas ses vices que leur mythe de la chute de l’homme stigmatisent et condamnent, ce ne sont pas ses erreurs qu’ils tiennent pour coupables, mais l’essence de sa nature, de son humanité. Quoi qu’il ait pu être –ce robot dans le jardin d’Eden, dénué d’esprit, de valeurs, de créativité, d’amour-, il n’était pas homme.

« La chute de l’homme, d’après vos professeurs, est le moment où il a acquis les vertus nécessaires à la vie. Ces vertus, d’après leur norme, constituent son péché. Son vice, accusent-ils, consiste à être un homme. Sa culpabilité, disent-ils, c’est de vivre.

« Ils appellent cela une morale de miséricorde et une doctrine de l’amour.

« Non, disent-ils, nous n’enseignons pas que l’homme est mauvais: tout le mal vient de cet objet étranger: son corps. Non, disent-ils, nous ne voulons pas le tuer, nous voulons simplement le débarrasser de son corps. Nous cherchons à le soulager de ses souffrances, disent-ils en le traînant vers l’échafaud pour l’écarteler, pour séparer son âme de son corps.

« Ils ont coupé l’homme en deux, dressant chaque moitié l’une contre l’autre. Ils lui ont dit que son corps et sa conscience étaient deux ennemis engagés dans un conflit mortel, deux antagonistes de nature différente, qui poursuivaient des buts contradictoires, deux entités aux besoins incompatibles; que faire du bien à l’un impliquait de blesser l’autre; que l’âme appartenait à un royaume surnaturel, alors que le corps était une prison faite pour le maintenir dans l’esclavage terrestre; qu’enfin le bien consistait à vaincre ce corps, à le saper par des années de lutte obstinée, à tailler son chemin vers cette glorieuse liberté qui est celle de la tombe.

« Ils ont enseigné à l’homme qu’il était un éclopé sans lendemain fait de deux éléments, deux symboles de la mort. Un corps sans âme étant un cadavre et une âme sans corps un fantôme, voilà leur idée de la nature humaine: un champ de bataille où s’affrontent un cadavre et un fantôme; un cadavre rempli d’une haine farouche de lui-même et un fantôme imprégné de la certitude que tout le savoir humain est inexistant, que seul existe l’inconnaissable.

« Savez-vous quelle faculté humaine cette doctrine était conçue pour ignorer ? C’était la pensée humaine, qu’il fallait nier pour démolir l’homme. Après avoir renoncé à la raison, il s’est retrouvé à la merci de deux monstres qu’il ne pouvait ni comprendre ni contrôler: un corps mu par des instincts inexplicables et une âme guidée  par des révélations mystiques –il s’est retrouvé prisonnier et ravagé dans une bataille entre un robot et un dictaphone.

« Et maintenant qu’il se traîne au milieu des débris, cherchant à tâtons un moyen de survivre, vos professeurs lui viennent en aide en lui proposant une morale qui déclare qu’il ne trouvera aucune solution, qu’il ne doit chercher aucune satisfaction sur Terre. L’existence réelle, lui disent-ils, est ce qu’il ne peut pas percevoir, la véritable conscience est la faculté de percevoir l’inexistant; et s’il n’est pas capable de comprendre cela, c’est la preuve que son existence est abjecte et sa conscience impuissante.

« Il y a deux types de professeurs qui enseignent la Morale de la Mort qui préconise la séparation de l’âme et du corps: les mystiques de l’esprit et les mystiques du muscle, que vous appelez les spiritualistes et les matérialistes. Les uns croient à la conscience sans existence et les autres à l’existence sans conscience. Tous exigent la reddition de la pensée, les uns devant leurs révélations, les autres devant leurs réflexes. Même s’ils se présentent avec aplomb comme de féroces antagonistes, leurs codes moraux sont identiques, ainsi que leurs idéaux: matériellement, l’esclavage du corps humain, spirituellement, la destruction de la pensée.

« Le bien, disent les mystiques de l’esprit, c’est Dieu, un être qui se définit uniquement par l’incapacité de l’homme à le concevoir; une définition qui stérilise la conscience de l’homme et démolit ses concepts d’existence. Le bien, disent les mystiques du muscle, c’est la Société; quelque chose qu’ils définissent comme un organisme sans forme physique, un super être qui ne s’incarne dans personne en particulier et dans tout le monde en général excepté vous. La pensée humaine, disent les mystiques de l’esprit, doit être soumise à la volonté de Dieu; la pensée humaine, disent les mystiques du muscle, doit être soumise à la volonté de la Société. L’échelle des valeurs humaines, disent les mystiques de l’esprit, est celle des plaisirs de Dieu, qui ne sont pas compréhensibles par l’homme et doivent être acceptés dans un acte de foi. L’échelle des valeurs humaines, disent les mystiques du muscle, est celle des plaisirs de la Société, qui sont au dessus du jugement des individus et auxquels ils doivent se plier comme devant un absolu. Le but de la vie de l’homme, disent-ils en chœur, est de devenir un zombie abject servant des fins qu’il ne connaît pas, pour des raisons qu’il ne doit pas questionner. Sa récompense, disent les mystiques de l’esprit, lui sera donnée outre-tombe. Sa récompense, disent les mystiques du muscle, sera donnée sur terre, à ses arrière, arrière petits-enfants.

« Le mal, déclarent-ils tous deux, c’est l’égoïsme. Le bien, disent-ils tous deux, est d’abandonner ses désirs personnels, de se renier, de renoncer à soi-même. Le bien, pour l’homme, consiste à nier sa propre vie. Le sacrifice, hurlent-ils ensemble, est l’essence de la morale, la plus haute vertu qui soit.

« Qui que vous soyez à m’écouter, si vous êtes une victime et non un assassin, je parle en ce moment à votre esprit en détresse¸ prêt à se noyer définitivement dans les ténèbres, et s’il vous reste encore le pouvoir de résister, de lutter grâce à cette étincelle mourante de raison qui est en vous, faites-en usage maintenant. Vous avez été détruits par le mot ‘sacrifice’. Utilisez vos dernières forces pour comprendre ce qu’il signifie. Vous êtes encore vivants. Vous avez une chance.

« Un ‘sacrifice’ ne désigne pas le rejet de l’inutile, mais du précieux. Un ‘sacrifice’ n’est pas le rejet du mal au bénéfice du bien, mais du bien en faveur du mal. Un ‘sacrifice’ est l’abandon de ce qui a de la valeur à vos yeux au profit de ce qui n’en a pas.

« Si vous échangez un penny contre un dollar, ce n’est pas un sacrifice. Si vous échangez un dollar contre un penny, c’en est un. Si vous effectuez la carrière que vous désiriez, après des années de travail, ce n’est pas un sacrifice; si vous y renoncez alors en faveur d’un rival, c’en est un. Si vous possédez une bouteille de lait et que vous la donnez à vos enfants affamés, ce n’est pas un sacrifice. Si vous la donnez aux enfants d’un voisin inconnu en laissant mourir les vôtres, c’en est un.

« Si vous dépensez de l’argent pour aider un ami, ce n’est pas un sacrifice; si vous le donnez à un bon à rien anonyme, c’en est un. Si vous donnez à un ami des biens dont vous pouvez vous passer, ce n’est pas un sacrifice; si cela vous coûte votre propre confort, ce n’est qu’une demi vertu, d’après la morale du sacrifice; si vous  donnez au prix de votre survie, alors seulement le sacrifice est entier.

« Si vous renoncez à vos désirs personnels, et que vous dédiez votre vie à des êtres chers, votre vertu n’est pas entière: vous en retirez le plaisir de vivre pour ceux que vous aimez. Ce ne serait qu’en consacrant votre vie au hasard à des étrangers inconnus que vous seriez pleinement vertueux. Un sacrifice est l’abandon d’une valeur. Le sacrifice complet est l’abandon complet de toutes les valeurs. Si vous voulez être absolument vertueux, vous ne devez attendre en récompense de vos sacrifices ni gratitude, ni éloge, ni amour, ni admiration, ni estime de vous-même; la plus infime trace d’une quelconque satisfaction diminue votre vertu. Si vous vous engagez dans des actes qui n’apportent à votre vie aucune sorte de joie, qui ne vous offre aucune valeur, ni matérielle ni spirituelle, aucun profit, aucune compensation; si vous parvenez à cet état de néant complet, c’est que vous avez atteint votre idéal de perfection morale.

« On vous dit que la perfection morale est inaccessible à l’homme, et selon cette règle, elle l’est en effet. Vous ne pouvez l’atteindre tant que vous vivez, mais la valeur de votre vie est évaluée en fonction de votre capacité à tendre vers ce zéro idéal qui n’est autre que la mort.

« Si toutefois vous vous y essayez avec un esprit vide et sans passion, comme une plante en attente d’être mangée, sans valeurs à rejeter ni désirs à refouler, vous n’obtiendrez pas la médaille du sacrifice. Renoncer à ce que vous ne désirez pas n’est pas un sacrifice. Donner votre vie pour d’autres n’est pas un sacrifice si vous souhaitez ardemment mourir. Pour que le sacrifice soit vertueux, vous devez désirer la vie, l’aimer, vous devez vous consumer de passion  pour ce monde et toutes les splendeurs qu’il peut vous offrir, vous devez ressentir comme un coup de poignard chaque renoncement à vos désirs.

Ce n’est pas uniquement la mort que la morale du sacrifice vous présente comme un idéal, mais la mort à petit feu.

« Ne me répliquez pas que cela ne concerne que la vie terrestre. Je n’en connais aucune autre. Et vous non plus.

« Si vous voulez sauver ce qui vous reste de dignité, n’utilisez pas le terme ‘sacrifice’ pour désigner vos actions: ce mot est une marque d’infamie. Si une mère achète du pain à ses enfants affamés au lieu de s’offrir un chapeau, ce n’est pas un sacrifice: à  ses yeux, ses enfants valent simplement plus qu’un chapeau. Ce ne serait un sacrifice que pour ce genre de mères qui préfèrent un chapeau à la vie de leurs enfants, et qui ne les nourrissent que par sens du devoir. Si un homme meurt en luttant pour sa liberté, ce n’est pas un sacrifice: c’est qu’il n’est pas disposé à vivre en esclave. C’est un sacrifice uniquement pour celui qui aime l’esclavage.

« Si un homme refuse de trahir ses convictions, ce n’est pas un sacrifice, sauf s’il est de ceux qui n’en ont aucune.

« Le sacrifice ne pourrait convenir qu’à ceux qui n’ont rien à sacrifier; ni valeurs, ni jugements; ceux qui n’ont pour tout désir que des fantasmes irrationnels, conçus sans raison pour être abandonnés de même. Mais pour un homme qui possède des repères moraux, dont les désirs sont issus de valeurs rationnelles, le sacrifice est une abjection, un renoncement au vrai en faveur du faux, un abandon du bien au profit du mal.

« La foi dans le sacrifice est une morale de l’immoralité; une morale qui étale au grand jour sa propre défaillance en admettant qu’elle ne peut fournir aucune indication aux hommes à propos de la vertu et des valeurs et qu’il ne leur reste qu’à immoler cette fosse à purin qu’est leur âme. De son propre aveu, elle est incapable d’aider les hommes à être bons et ne peut que les vouer à une perpétuelle malédiction.

« Pensez-vous béatement que votre morale exige uniquement le sacrifice des biens matériels ? Mais que croyez-vous que sont les biens matériels ? La matière n’a de valeur que dans la mesure où elle peut satisfaire les désirs humains. La matière n’est qu’un instrument au service des valeurs humaines. A quelle fin vous demande-t-on d’utiliser les biens matériels que vous avez produits ? On vous demande de les mettre au service de ce qui est mauvais à vos yeux; au service de principes que vous n’approuvez pas, de personnes que vous méprisez, de buts opposés à ceux que vous poursuivez; sinon, ce n’est pas un sacrifice.

« Votre morale vous demande de renoncer aux monde matériel et de séparer vos valeurs de la matière. Un homme dont les valeurs ne prennent aucune forme matérielle, dont la vie n’a aucun rapport avec les idéaux, dont les actes démentent les convictions, est un misérable petit hypocrite; voilà pourtant l’homme qui respecte votre morale et sépare ses valeurs du monde matériel: celui qui aime une femme, mais couche avec une autre; celui qui admire les compétences d’un travailleur mais en embauche un autre; celui qui croit en la justesse d’une cause mais qui en finance une autre; ou encore celui qui possède de grands dons, mais consacre ses efforts à produire des déchets; voilà comment sont les hommes qui ont renoncé à la matière, qui croient que leurs valeurs spirituelles ne peuvent prendre aucune forme matérielle.

« C’est bien sûr à l’esprit que ces hommes ont renoncé. Vous êtes un être indivisible d’esprit et de matière: vous ne pouvez séparer les deux. Renoncez à votre conscience et vous devenez une bête. Renoncez à votre corps et vous devenez un objet factice. Renoncez au monde matériel et vous vous vouez au mal.

« Et c’est précisément là le but de votre morale. Que vous vous consacriez à ce que vous n’appréciez pas, que vous serviez ce que vous n’admirez pas, que vous vous soumettiez à ce que vous trouvez mauvais; que vous abandonniez le monde à d’autres, que vous vous reniiez, que vous renonciez à vous-mêmes. Mais vous-mêmes,  c’est votre esprit ! Renoncez-y et vous deviendrez un gros morceau de viande prêt à être dévoré par n’importe quel cannibale.

« Quels que soient leurs étiquettes et leurs prétextes, qu’ils prétendent sauver votre âme en vous promettant le paradis, ou sauver votre corps en vous assurant qu’ils vont vous remplir le ventre, c’est votre esprit qu’ils vous demandent d’abandonner, tous ceux qui prêchent la foi dans le sacrifice. Ceux qui commencent en disant: ‘C’est égoïste de réaliser vos désirs personnels, vous devez les sacrifier aux désirs des autres’, finissent en disant: ‘C’est égoïste d’être fidèle à vos convictions, vous devez les sacrifier aux convictions des autres.’

« C’est bien vrai en l’occurrence: le summum de l’égoïsme est atteint par l’esprit indépendant qui ne reconnaît aucune autorité au dessus de la sienne et aucune valeur au dessus de son propre jugement. On vous presse de sacrifier votre intégrité intellectuelle, votre logique, votre raison, votre attachement à la vérité, pour vous transformer en une prostituée pour qui le plus grand bien est le bien du plus grand nombre.

« Si vous demandez à votre code moral une réponse à la question: ‘Qu’est-ce que le bien ?’, vous obtiendrez invariablement cette réponse: ‘Le bien des autres.’

Le bien est ce que les autres désirent, sans égard pour ce que vous en pensez, ou ce que vous croyez qu’eux devraient en penser. ‘Le bien des autres’ est la formule magique qui change en or tout ce qu’elle touche, la formule qui tient lieu de caution morale à n’importe quel acte, fut-ce la destruction d’un continent. Votre vertu première n’est ni un objet, ni un acte, ni un principe ; c’est une intention. Vous n’avez besoin d’aucune preuve, d’aucune justification, d’aucune réussite, vous n’avez nul besoin de réaliser effectivement le bien d’autrui; vous n’avez qu’à vous persuader que vos motifs étaient le bien des autres, et non le vôtre. Votre seule définition du bien est une négation: le bien est ce qui est ‘non bien’ pour vous.

« Votre morale, qui se prétend éternelle, universelle, qui pose comme la détentrice incontestée des vrais valeurs, vous présente cette règle de conduite comme un absolu: si vous voulez quelque chose, c’est mal; si d’autres le veulent, c’est bien; si vous faites des efforts pour votre propre bien-être, arrêtez; si ces efforts ont pour but le bien-être des autres, tout va bien.

« Cette morale à double face vous déchire, mais elle sépare aussi le genre humain en deux camps ennemis: vous d’un côté, le reste de l’humanité de l’autre. Vous êtes l’unique proscrit qui n’a aucun droit au désir et à la vie. Vous êtes l’unique serviteur, les autres sont les maîtres, vous êtes le seul qui donne, les autres sont ceux qui reçoivent, vous êtes l’éternel débiteur, les autres d’éternels créanciers insatisfaits. Vous ne devez pas remettre en cause leur droit à votre sacrifice, où le bien-fondé de leurs désirs et de leurs besoins: leurs droits leur sont conférés par une négation, par le fait qu’ils sont ‘non-vous’.

« Pour ceux qui auraient malgré tout des velléités de contestation, votre code moral a prévu un lot de consolation, un attrape-nigaud: c’est pour votre propre bonheur, énonce-t-il, que vous devez servir les autres, la seule manière de trouver le bonheur est d’y renoncer en faveur d’autrui, le seul moyen de prospérer est d’abandonner vos richesses à d’autres, la seule façon de protéger votre vie est de protéger tout le monde sauf vous-même. Et si vous trouvez tout cela un peu indigeste, c’est de votre faute et c’est bien la preuve de votre méchanceté: si vous étiez bon, vous trouveriez votre bonheur en dressant la table pour tout le monde, et votre dignité dans le rôle de la miette de pain qu’on balaye d’un revers de main.

« Vous qui n’avez aucune notion de ce qu’est l’estime de soi, vous acceptez la culpabilité sans ouvrir la bouche. Mais, quoique vous vous en défendiez, quoique vous refusiez de vous l’avouer en toute honnêteté, vous connaissez les raisons cachées, les fondements réels sur lesquels repose votre système. Ces commandements moraux qui sont une épine dans votre cœur, vous les observez au gré du hasard, tantôt en rechignant, tantôt en cherchant à les dénaturer hypocritement de façon à les rendre supportables, toujours dans une éternelle culpabilité.

« Moi, qui n’accepte que ce que je mérite, valeur ou culpabilité, je suis là pour vous poser la question que vous éludez. En quoi est-il moral de servir le bonheur d’autrui et non le sien propre ? Si le bien-être est une valeur, pourquoi est-il moral pour les autres et immoral pour soi-même ?

S’il est immoral de manger un gâteau pour la satisfaction de son propre estomac, pourquoi est-ce très louable de vouloir le placer dans l’estomac d’autrui ? Pourquoi vos désirs personnels sont-ils immoraux alors que ceux des autres ne le sont pas ? Et s’il est immoral pour vous d’acquérir ce qui a de la valeur, pourquoi est-il moral pour les autres d’en faire autant ? Si vous êtes vertueux et désintéressés quand vous donnez aux autres, ne sont-ils pas égoïstes et vicieux d’accepter ?

La vertu consiste-elle à servir le vice ? Le but moral de ceux qui sont bons est-il de s’immoler en faveur de ceux qui sont mauvais ?

« La réponse que vous redoutez, la réponse monstrueuse est: non, les bénéficiaires ne sont pas mauvais, pourvu qu’ils n’aient pas mérité ce que vous leur donnez. Il n’est pas immoral pour eux d’accepter des dons, s’ils sont incapables de les produire eux-mêmes, incapables de les gagner, incapables de vous donner quoi que ce soit en retour. Il n’est pas immoral pour eux de les accepter, à condition qu’ils n’y aient pas droit.

« Voilà le cœur secret de votre foi, l’autre facette de votre morale à double tranchant: il est immoral de vivre par vos propres efforts, mais très moral de vivre des efforts d’autrui; il est immoral de consommer votre propre production, mais très moral de consommer celle des autres. Il est immoral de mériter, il est moral de voler. Ce sont les parasites qui sont la justification morale de l’existence des producteurs, seule l’existence des parasites est une fin en soi. Il est condamnable de tirer profit de la réussite, mais très louable de tirer profit du sacrifice. Il est mauvais de construire votre propre bonheur, mais admirable de l’obtenir au prix du sang d’autrui.

« Votre morale divise le genre humain en deux castes et leur commande de vivre selon des règles opposées: ceux qui peuvent tout désirer, et ceux qui ne doivent rien désirer, les élus et les damnés, les cavaliers et les montures, les mangeurs et les mangés. Et quel critère détermine votre appartenance à l’élite morale ? Simplement l’absence de valeurs.

« Quelles que soient les valeurs en question, c’est parce que vous en manquez que vous avez des droits sur ceux qui en ont. Ce sont vos besoins qui justifient vos droits. Si vous êtes capables de les satisfaire vous-mêmes, vous en perdez immédiatement le droit. Au contraire, un besoin que vous ne pouvez satisfaire vous donne un droit prioritaire sur la vie des hommes.

« Si vous réussissez dans vos entreprises, tout homme qui échoue dans les siennes est votre maître; si vous échouez, tout homme qui réussit est votre esclave. Que votre échec soit juste ou non, que vos désirs soient rationnels ou non, que votre infortune soit le résultat d’un accident ou la conséquence de vos vices, c’est le malheur qui vous donne droit à des récompenses. C’est la souffrance, sans égard pour sa nature et ses causes, la souffrance érigée en absolu primordial, qui vous ouvre des créances sur tout ce qui existe.

« Si vous mettez fin à vos souffrances par vos propres moyens, vous ne méritez aucun égard. Car il s’agit de votre intérêt personnel et votre morale considère cela  avec mépris. Quelles que soient les valeurs que vous cherchez à acquérir, richesses, nourriture, amour, si vous les obtenez grâce à vos vertus, votre morale ne vous approuve pas: vous n’avez provoqué aucune perte pour personne, c’est du commerce, non de la charité; ce n’est pas un sacrifice. Les hommes créateurs évoluent dans le domaine du commerce, du bénéfice réciproque; au contraire, ceux qui ne méritent rien en appellent toujours à un genre d’échange ou le profit de l’un est la perte de l’autre. Etre récompensé pour vos vertus, c’est égoïste et immoral. C’est votre manque de vertu qui transforme vos exigences en droit moral.

« Quand un code moral énonce que les besoins justifient les exigences, il érige le vide –l’inexistence- en critère de la vertu; il récompense un manque, un défaut quelconque: la faiblesse, l’inaptitude, l’incompétence, la souffrance, la maladie, le désastre ou la pénurie, en un mot: le néant, le zéro.

« Et qui paie la facture de ces revendications ? Ceux qui sont maudits parce qu’ils ne sont pas des zéros, et d’autant plus qu’ils sont éloignés de cet idéal. Comme toutes les valeurs sont issues de la mise en pratique de vertus, le degré de votre vertu indique le montant de votre amende, tout comme l’étendu de vos fautes sert à mesurer votre gain. Votre code moral déclare que l’homme rationnel doit se sacrifier à l’irrationnel, l’homme indépendant au parasite, l’homme honnête au malhonnête, l’homme juste à l’injuste, l’homme productif au chapardeur oisif, l’homme intègre au corrompu, l’homme fier au névrosé larmoyant. Vous vous étonnez de la petitesse d’âme de votre entourage ? Mais les hommes qui possèdent ces vertus n’acceptent pas votre code moral, et ceux qui l’acceptent ne possèdent pas ces vertus.

« Quand règne la morale du sacrifice, la première valeur à sacrifier est la moralité elle-même, puis vient l’estime de soi. Quand le besoin est le critère moral, tout homme est àla fois victime et parasite. Dans le rôle de la victime, il doit travailler à satisfaire les besoins d’autrui, tout en jouant celui du parasite dont les besoins doivent être satisfaits à leur tour. Il ne peut s’adresser à ses frères humains que dans l’un de ces deux costumes disgracieux: celui du mendiant ou celui de la dupe.

« Vous redoutez l’homme qui possède un dollar de moins que vous car à vos yeux ce dollar lui revient légitimement, et vous vous sentez moralement coupables. Vous détestez l’homme qui a un dollar de plus que vous car vous croyez que ce dollar devrait être à vous, et vous vous sentez moralement frustrés. Ceux qui sont en dessous de vous sont une source de culpabilité, ceux qui sont au dessus, une source de frustration. Vous ne savez pas ce qu’il faut céder ou exiger, quand donner et quand prendre, quel plaisir est légitime et quelle dette vous devez encore rembourser. Vous luttez pour vous soustraire aux conséquences implacables des critères moraux que vous avez acceptés: ‘théorie !’, dites-vous; car elles sont sans appel: vous êtes coupables à tout moment de votre vie, car chaque bouchée de nourriture que vous avalez ferait bien l’affaire de quelqu’un d’autre dans le monde, et vous évacuez le problème sous forme d’une vague rancune, vous concluez que la perfection morale n’est ni possible ni désirable, que vous vous en sortirez tant bien que mal, en sautant sur les occasions qui se présentent. Vous vous dites aussi que vous éviterez le regard des jeunes, qui vous regardent innocemment comme si l’estime de soi était possible et qui s’attendent à ce que vous en ayez. La culpabilité emplit votre âme. Ainsi en est-il de chaque homme qui passe devant vous en fuyant votre regard. Et vous vous étonnez que votre morale n’ait pas permis d’instaurer la fraternité sur terre et de pétrir des hommes de bonne volonté ?

« Les justifications du sacrifice, telles que les avance votre morale, sont encore plus perverses que la corruption qu’elle prétend justifier. Vous devez vous sacrifier par amour, vous dit-elle, cet amour que vous devez ressentir pour tout homme. Comment ! Voilà une morale qui vous demande de mépriser la prostituée parce qu’elle donne son corps à tous sans distinction, qui vous explique ensuite que les valeurs spirituelles sont autrement plus importantes que le corps et la matière et c’est elle qui exige de vous que vous forciez votre âme à aimer le premier passant venu !

« De même qu’il n’existe pas de richesse sans cause, il n’existe pas  d’amour sans cause; il ne peut exister aucune émotion sans cause. Une émotion est une réaction à un fait de la réalité, une appréciation guidée par votre échelle de valeur. Aimer, c’est valoriser. Quand un homme vous dit que vous pouvez apprécier ce qui est sans valeur, que vous pouvez aimer ceux qui ne valent rien à vos yeux, c’est comme s’il vous disait qu’il est possible de devenir riche en consommant sans produire, ou que le papier-monnaie est aussi  précieux que l’or.

« Remarquez qu’il ne s’attend pas à ce que vous éprouviez une peur sans fondement. Quand les gens de son espèce arrivent au pouvoir, ils s’empressent d’utiliser des moyens de vous terroriser, et de vous donner de bonnes raisons d’éprouver la crainte par laquelle ils veulent vous asservir. Mais quand il s’agit de l’amour, le plus élevé des sentiments, vous les autorisez à hurler que vous êtes un délinquant moral si vous ne parvenez pas à aimer sans raison. Quand un homme a peur sans raison, vous appelez un psychiatre; vous n’êtes pas aussi attentif à protéger le sens, la nature et la dignité de l’amour.

« L’amour est l’expression des valeurs de quelqu’un, la plus haute récompense que vous puissiez mériter pour les qualités morales qui imprègnent votre personnalité, le prix émotionnel offert par un homme en échange de la joie que lui procure les vertus d’un autre. Votre morale vous demande de séparer l’amour de vos valeurs pour le laisser tomber entre les mains de n’importe quel vagabond, non parce qu’il en est digne, mais parce qu’il en a besoin, non en récompense, mais en aumône, non comme prix de ses vertus, mais comme un chèque en blanc à ses vices. Votre morale vous dit que le but de l’amour est de vous libérer des obligations morales, que l’amour est supérieur au jugement moral, que le véritable amour transcende et pardonne n’importe quel forme de mal; que plus l’amour est grand, plus il tolère de dépravation chez la personne aimée. Aimer un homme pour ses vertus, c’est humain et dérisoire, vous dit-elle; mais l’aimer pour ses défauts, c’est divin. Aimer ceux qui sont dignes d’amour, c’est un acte intéressé; aimer ceux qui en sont indignes, c’est un beau sacrifice. Vous devez offrir votre amour à ceux qui ne le méritent pas, et moins ils le méritent, plus vous devez les aimer; plus l’objet est répugnant, plus l’amour est noble. Plus il est pénible d’aimer, plus c’est vertueux. Et si vous parvenez au stade du tas d’ordure qui accueille tout et n’importe quoi de la même manière, si vous cessez complètement d’apprécier les valeurs morales, vous avez enfin atteint la perfection morale.

« Voilà ce qu’est votre morale sacrificielle et voilà ce que sont les idéaux inséparables qu’elle vous offre: réformer la société pour en faire un parc à bétail humain; et remodeler votre esprit à l’image d’un tas d’ordures.

« C’était votre but et vous l’avez atteint. Pourquoi geignez-vous maintenant à cause de l’impuissance des l’homme et la futilité de leurs aspirations ? Parce que vous avez été incapables de prospérer en prônant la destruction ? Parce que vous avez été incapables de trouver la joie en vénérant la douleur ? Parce que vous avez été incapables de vivre en plaçant la mort au sommet de vos valeurs ?

« Votre capacité à vivre tant bien que mal reflète votre capacité à vous défaire de ce code moral, pourtant vous croyez que ceux qui le prônent sont des amis de l’humanité, et vous vous maudissez vous-mêmes sans oser remettre en cause leurs motifs et leurs but. Regardez-les tels qu’ils sont maintenant que vous êtes face à votre dernier choix; et si vous choisissez de périr, faites-le en ayant bien conscience de la facilité dérisoire avec laquelle cet ennemi s’est arrogé votre vie.

« Les mystiques des deux écoles qui prêchent la foi sacrificielle utilisent un seul point faible: le manque de confiance dans votre propre intelligence. Ils vous disent qu’ils possèdent un savoir qui dépasse l’intelligence, un type de connaissance supérieure à la raison, un mystérieux canal qui les relie directement à une sorte de bureaucrate universel qui leur indique en exclusivité des astuces secrètes. Les mystiques de l’esprit déclarent posséder un sens supplémentaire que vous n’avez pas: ce sixième sens spécial leur donne des informations qui contredisent l’intégralité des connaissances fournies par les vôtres. Les mystiques du muscle ne s’encombrent pas d’une histoire de perception extrasensorielle: ils affirment purement et simplement que vos sens ne sont pas fiables, et que vous êtes aveugles, sans préciser comment ils le savent. Ces deux sortes de mystiques exigent que vous infirmiez votre propre conscience et que vous vous abandonniez à leur pouvoir. Ils vous présentent comme preuve de la supériorité de leur savoir, le fait qu’ils affirment le contraire de tout ce que vous savez, et comme preuve de leurs capacités supérieures à gérer  l’existence, le fait qu’ils vous mènent à la misère, l’auto immolation, la famine et la destruction.

« Ils prétendent percevoir un mode d’existence supérieure à celle que vous menez sur terre. Les mystiques de l’esprit l’appellent ‘autre dimension’, ce qui consiste à renier toute dimension. Les mystiques du muscle l’appellent ‘futur’, ce qui consiste à renier le présent. Exister, c’est posséder une identité. Quelle est l’identité de leur monde supérieur ? Ils vous disent sans cesse ce qu’il n’est pas, mais jamais ce qu’il est. Tout ce qu’ils peuvent identifier devant vous consiste en des négations: Dieu est ce qu’aucun esprit humain ne peut concevoir, disent-ils avant de vous demander de considérer cela comme une connaissance; Dieu est un non homme, le paradis est une non terre, l’âme est un non corps, la vertu est le non profit, A est non A, la perception est le non sensible, la connaissance est la non raison. Leurs définitions ne sont pas des définitions, mais des annulations.

« Seule une métaphysique pour parasites peut s’accrocher à l’idée d’un univers ou le zéro absolu serait un critère d’identification. Un parasite cherche évidemment à éviter de parler de sa propre nature. Un parasite cherche évidemment à fuir la nécessité d’avouer que la substance qui nourrit son univers personnel, c’est le sang.

« De quelle nature est ce monde supérieur auquel ils sacrifient le monde réel ? Les mystiques de l’esprit maudissent la matière, les mystiques du muscle maudissent le profit. Les premiers veulent que les hommes s’élèvent en renonçant au monde, les seconds souhaitent que les hommes héritent du monde en renonçant au profit. Leurs mondes immatériels et sans profit sont des contrées où coulent à flot des rivières de lait, où le vin jaillit des rochers sur commande, où des gâteaux tombent des nuages pour peu qu’on ouvre la bouche. Ici-bas, dans ce monde où dominent le matérialisme et la course au profit, un énorme investissement en vertu –intelligence, intégrité, énergie, compétence- est nécessaire à la simple construction d’un kilomètre de voie ferrée; dans leur monde immatériel et sans profit, ils voyagent de planète en planète au gré de leurs désirs. Si une personne honnête leur demande comment, ils répondent avec dédain que ‘comment’ est un concept vulgaire et matérialiste, à bannir au profit de cet autre concept digne d’esprits supérieurs: ‘d’une manière ou d’une autre’. Dans ce monde limité par la matière et le profit, c’est la réflexion qui est récompensée; dans un monde libéré de ces restrictions, ce sont les souhaits qui sont exaucés.

« Voilà la totalité de leur petit secret minable. Le secret de toute leur philosophie ésotérique, de leur dialectique aux sens cachés, de leurs regards évasifs et de leurs mots ronflants, le secret pour lequel ils détruisent la civilisation, le langage, l’industrie et la vie; le secret pour lequel ils se crèvent les yeux et les tympans, renient leurs sens, stérilisent leurs esprits,  attaquent la raison, la logique, la matière, l’existence et la réalité. Leur secret, c’est qu’ils cherchent à ériger en absolu au sein de ce brouillard factice, un seul principe sacré: leurs désirs.

« Les limites qu’ils veulent repousser sont les lois de l’identité. Ils cherchent à se libérer du fait que A sera toujours A, sans égard pour leurs larmes et leur fureur; qu’aucun fleuve de lait ne viendra les nourrir sous prétexte qu’ils ont faim; que l’eau coulera toujours vers le bas même si c’est le contraire qui les arrange, et que s’il veulent en amener en haut d’un gratte-ciel, cela ne pourra se faire que par un processus de pensée et de travail, dans lequel ce qui compte, ce sont les tuyauteries et non les sentiments. Ils veulent échapper au fait que leurs sentiments sont incapables de déplacer le moindre grain de poussière, de même qu’ils sont incapables de modifier la nature des actes qu’ils ont commis.

« Ceux qui vous disent que l’homme est incapable de percevoir autre chose qu’une réalité déformée par ses sens, veulent dire en fait qu’eux-mêmes souhaitent percevoir une réalité déformée par leurs émotions. Votre esprit perçoit les choses telles qu’elles sont. Séparez-les de la raison, et elles deviendront des ‘choses telles que vos émotions les perçoivent’.

« Il n’y a pas de révolte honnête contre la raison; et quand vous acceptez une fraction de leur credo, c’est seulement parce que vous cherchez à réaliser quelque chose que votre raison vous interdit. La liberté à laquelle vous aspirez n’est autre que le désir d’éluder le fait que si vous volez pour vous enrichir, vous êtes un vaurien, quelle que soit votre propension à la charité et le nombre de prières que vous récitez; que si vous couchez avec des prostituées, vous êtes un mari indigne,  quelle que soit l’attention que vous accorderez le lendemain à votre femme; que vous êtes une entité indivisible, et non une série de morceaux éparpillés dans un univers où rien ne colle, où rien ne vous engage à quoi que ce soit, un univers de cauchemar où l’identité change et se métamorphose au hasard, où les héros et les crapules sont interchangeables au gré de points de vues arbitraires; qu’enfin vous êtes un être humain; que vous êtes une entité; que vous êtes.

« Quelle que soit la passion avec laquelle vous prétendez que votre souhait mystique est d’atteindre une vie meilleure, toute révolte contre l’identité est un désir d’inexistence.

« Le désir de ne pas être quelque chose de spécifique est un désir de ne pas être.

« Vos professeurs, les mystiques des deux écoles, ont renversé la causalité dans leurs têtes, et ils essayent de la renverser dans la réalité. Ils prennent leurs émotions pour la cause et leur intelligence pour l’effet. Ils font de leurs émotions des outils de perception de la réalité. Ils prennent leurs désirs pour un principe primordial, qui supplante les fais. Un homme honnête ne désire pas tant qu’il n’a pas identifié l’objet de son désir. Il dit: ‘Cela est, par conséquent je le veux’. Eux disent: ‘Je le veux, par conséquent cela est’.

« Il veulent tricher avec l’axiome de l’existence et de la conscience, il veulent faire de leur conscience non pas un instrument de perception de la réalité, mais un instrument de création; ils veulent que l’existence soit assujettie à la conscience; ils veulent être ce Dieu qu’ils ont créé à leur image, ce Dieu capable d’extraire un univers du néant au gré de sa fantaisie.

Mais on ne triche pas avec la réalité. Ce qu’ils obtiennent est le contraire de ce qu’ils souhaitent. Ils veulent un pouvoir absolu sur l’existence; au lieu de cela, ils perdent le pouvoir de leur conscience. En refusant de savoir, ils se condamnent à l’horreur de l’inconnu.

« Ces désirs irrationnels qui vous ont amené à partager leur foi, ces émotions que vous vénérez comme des idoles, en sacrifiant le monde sur leur autel, cette obscure passion incohérente que vous portez en vous et que vous prenez pour la voix de Dieu ou de vos glandes, ne sont rien de plus que le cadavre de votre esprit. Une émotion qui s’oppose à la raison, une émotion que vous ne pouvez ni contrôler ni expliquer, n’est qu’une carcasse de pensée frelatée que vous avez interdit à votre esprit de réformer.

« A chaque fois que vous vous êtes laissés aller à refuser de penser,  à refuser de voir,  à préserver vos désirs de la confrontation aux faits de la réalité, à chaque fois que vous avez choisi de dire: ‘Laissez-moi soustraire au jugement de la raison les biscuits que j’ai volés, ou l’existence de Dieu, laissez-moi mon petit domaine d’irrationalité, et je me comporterai en homme raisonnable pour le reste’, vous avez corrompu votre conscience et votre esprit. Votre esprit est alors devenu semblable à un jury pressuré qui reçoit ses ordres d’un monde parallèle et qui déforme les preuves pour se conformer aux instructions inexplicables et terrifiantes qu’il n’ose discuter. Le résultat est une réalité amputée et fragmentée, où les morceaux que vous voulez voir flottent dans la masse de ceux que vous ignorez, retenus les uns aux autres par ce formol spirituel qu’est l’émotion sans la pensée.

« Les liens que vous cherchez à briser sont les lois de la causalité: elle ne permettent aucun miracle. Les lois de la causalité sont celles de l’identité appliquées à l’action. Toute action est réalisée par une entité. La nature d’une action est déterminée par la nature de l’entité qui agit. Une entité ne peut agir à l’encontre de sa propre nature. Une action non causée par une entité doit l’être par un zéro, ce qui signifierait qu’un zéro contrôlerait quelque chose, qu’une non entité contrôlerait une entité, que l’inexistant régirait l’existant, comme dans l’univers voulu par vos professeurs. Car voilà l’origine de leur doctrine des actions sans cause, la raison de leur révolte contre la raison, l’objectif de leur morale, de leurs théories politiques et économiques, l’idéal vers lequel il veulent tendre: le règne du zéro.

« Les lois de l’identité ne vous permettent pas de manger plusieurs fois le même gâteau. Elles ne vous permettent pas de manger un gâteau qui n’existe pas encore. Mais si vous noyez ces évidences dans le brouillard de votre esprit, si vous faites exprès d’être aveugles, alors vous pouvez essayer de proclamer votre droit de manger votre gâteau aujourd’hui et le mien demain, vous pouvez prêcher que le meilleur moyen d’obtenir un gâteau est de le manger avant de l’avoir préparé, que pour produire il faut commencer par consommer, que les besoins de chacun lui donne des droits sur toutes choses puisque rien n’est causé par quoi que ce soit. Et le corollaire de ce qui est matériellement sans cause est ce qui est spirituellement immérité.

« A chaque fois que vous vous révoltez contre la causalité, votre motivation n’est pas de l’éviter, mais de la renverser, ce qui est pire. Vous voulez de l’amour non mérité, comme si l’amour qui est l’effet, pouvait vous procurer la valeur qui en est la cause. Vous voulez de l’admiration non méritée, comme si l’admiration, qui est l’effet, pouvait vous procurer la vertu qui en est la cause.

Vous voulez des richesses non gagnées, comme si la richesse qui est l’effet pouvait vous donner la compétence qui en est la cause. Vous implorez la miséricorde, pas la justice, la miséricorde, comme si le pardon immérité pouvait effacer la cause de votre supplication. Et pour pouvoir vous adonner à ce sale petit simulacre, vous soutenez les doctrines de vos professeurs qui proclament que la dépense, l’effet, créé la richesse, la cause; que les machines, l’effet, engendrent l’intelligence, la cause; que vos désirs sexuels, l’effet, sont l’origine de vos valeurs philosophiques, la cause.

« Qui paye pour cette orgie ? Qui est à l’origine de ce qui est soi-disant sans cause ? Qui sont les victimes, qui demeurent inconnues et périssent en silence, de peur que leur agonie ne vous dérange dans votre certitude qu’elles n’existent pas ? C’est nous, les hommes de l’esprit.

« Nous sommes à l’origine de toutes les valeurs que vous convoitez, nous qui entretenons le processus de la pensée, processus qui consiste à identifier ce qui est et à découvrir les relations causales. Nous avons appris à connaître, à parler, à produire, à désirer, à aimer. Vous qui rejetez la raison, si nous ne l’avions préservée, vous ne seriez pas capables de satisfaire ni même de concevoir vos désirs. Vous seriez incapables de vouloir des vêtement, qui n’auraient pas été fabriqués, des voitures, qui n’auraient pas été inventées, de l’argent, qui n’aurait pas été imaginé pour acheter des biens qui n’existeraient pas. Vous n’auriez aucune idée de ce qu’est l’admiration, qui n’aurait été offerte à personne, puisque personne n’aurait rien accompli, ni l’amour qui ne concerne que ceux qui entretiennent leur capacité à penser, à choisir, à apprécier.

« Vous qui jaillissez comme des sauvages hors de la jungle de vos émotions pour atterrir dans la Cinquième Avenue de notre New York, et qui affirmez vouloir de l’électricité, mais sans les générateurs qui la produisent, c’est notre fortune que vous consommez tout en nous détruisant, ce sont nos valeurs que vous vous appropriez tout en nous maudissant, c’est notre langage que vous utilisez tout en reniant l’intelligence.

« Vos mystiques de l’esprit ont copié notre monde en omettant notre existence pour inventer leur paradis et ils vous ont promis des biens miraculeusement sortis du néant de la non matière. De même, vos modernes mystiques du muscle négligent notre existence et vous promettent un paradis où la matière se travaille toute seule, sans raison, pour prendre la forme désirée par votre non pensée.

« Pendant des siècles, les mystiques de l’esprit ont vécu du racket de protection, en rendant la vie terrestre insupportable pour vous faire payer cher leur secours, en prohibant toutes les vertus nécessaires à l’existence pour charger vos épaules de culpabilité, en condamnant comme péchés la production et la joie pour faire du chantage aux pêcheurs. Nous, les hommes de l’esprit, avons été les victimes anonymes de leur foi, nous qui avons consenti à contrer leur morale pour supporter la damnation promise à ceux qui s’attachaient à la raison, nous qui pensions et agissions, pendant qu’eux espéraient et priaient, nous qui étions voués aux gémonies, nous qui étions les trafiquants de vie quand vivre était un crime, pendant qu’ils se glorifiaient de distribuer généreusement tout en les méprisant les biens matériels produits par…par qui, au fait ?

« Désormais nous sommes enchaînés et forcés à produire par des sauvages qui ne nous concèdent même pas le statut de pêcheurs; des sauvages qui prétendent que nous n’existons pas, puis menacent de nous ôter cette vie que nous ne possédons pas, si nous refusons de leur fournir ces biens que nous ne produisons pas. Désormais, nous sommes censés continuer à gérer des chemins de fer et savoir à quel instant arrivera un train qui doit traverser tout un continent, nous sommes censés continuer à faire tourner des usines et connaître la structure exacte des molécules qui composent chaque élément des ponts sur lesquels vous marchez et des avions qui vous portent dans les airs. Et tout cela pendant que des tribus de mystiques grotesques et minables se battent sur le cadavre de notre monde, en bafouillant dans leur non langage qu’il n’y a ni principes, ni absolu, ni connaissance, ni pensée.

« S’abaissant en dessous du sauvage, qui s’imagine pouvoir changer la réalité en prononçant des mots  magiques, ils croient qu’ils peuvent la modifier en ne prononçant aucune parole; et leur baguette magique est une vacuité totale, c’est la prétention que rien ne peut exister s’ils refusent de l’identifier.

« De même qu’ils vivent matériellement de richesses volées, ils vivent intellectuellement de concepts volés, et proclament que l’honnêteté consiste à refuser de savoir qu’on est en train de voler. De même qu’ils utilisent les effets en niant leurs causes, ils utilisent nos concepts tout en niant leur origine et leur existence même. De même qu’ils cherchent à s’emparer des usines et non à les construire, ils essayent de s’emparer de la pensée et non de penser eux-mêmes.

« Ils prétendent que la capacité à faire tourner des manivelles suffit à faire fonctionner une usine, en évacuant la question de savoir qui a créé l’usine; de même, ils déclarent qu’il n’y a pas d’entité, que seul le mouvement existe, en évacuant le fait que le mouvement présuppose une entité qui se meut, que sans le concept d’entité, il ne peut exister aucun concept qui ressemble à du ‘mouvement’. Ils affirment leur droit de consommer ce qu’ils n’ont pas gagné, en évacuant la question de savoir qui doit le produire; de même, ils affirment qu’il n’y a pas de loi de l’identité, que rien n’existe que le changement, en éludant le fait que le changement présuppose l’existence de quelque chose qui change, passant d’un état initial à un état final, que sans la loi de l’identité, aucun concept tel que le ‘changement’ n’est possible. Ils volent les industriels tout en niant leur importance; de même, ils cherchent à étendre leur pouvoir sur tout ce qui existe tout en niant l’existence.

« ‘Nous savons que nous ne savons rien’, cancanent-ils, sans voir qu’ils prétendent justement savoir quelque chose. ‘Il  n’y a pas d’absolu’, jacassent-ils, sans comprendre qu’ils sont justement en train d’en énoncer un. ‘Vous ne pouvez pas prouver que vous existez’, ergotent-ils, sans voir que la preuve présuppose l’existence, la conscience et un enchaînement complexe de connaissances; l’existence de quelque chose à connaître, d’une conscience capable de l’appréhender, et d’un savoir à même d’identifier des concepts tels que ‘prouvé’ et ‘non prouvé’.

« Quand un sauvage de cette espèce prétend que l’existence doit être démontrée, il vous demande de le faire au moyen de l’inexistence. Quand il prétend que la conscience doit être prouvée, il vous demande de le faire au moyen de l’inconscience; il vous demande de cesser d’exister et d’être conscient pour lui prouver la réalité de votre existence et de votre conscience; il vous demande de devenir un zéro qui argumente dans le vide;

« Quand il déclare que le choix d’un axiome est arbitraire et qu’il n’admet pas celui de sa propre existence, il ne comprend pas qu’il l’a déjà accepté par le seul fait d’ouvrir la bouche pour parler et que l’unique moyen de le rejeter effectivement serait de se taire et de mourir sur-le-champ.

« Un axiome est un constat qui identifie la base de la connaissance et de tout développement en rapport avec la connaissance, une évidence nécessairement contenue dans toute affirmation, qu’on en soit conscient ou non. Un axiome est un énoncé qui met en déroute ses détracteurs parce qu’ils sont obligés de l’admettre pour pouvoir seulement tenter de le réfuter. Laissez ces hommes des cavernes, qui rejettent l’axiome de l’identité, essayer d’exposer leur point de vue sans utiliser le concept d’identité ni aucun concept qui en découle. Laissez ces humanoïdes qui n’admettent pas l’existence des mots essayer d’inventer un langage sans substantifs, ni adjectifs, ni verbes. Laissez ces médiums qui n’admettent pas la validité de la perception sensorielle tenter d’expliquer leurs expériences sans référence aux données des sens. Laissez ces écervelés qui rejettent la validité de la logique, démontrer qu’ils ont raison sans utiliser la logique. Laissez à ces cervelles de poix chiches qui prétendent qu’un gratte-ciel de cinquante étages peut se passer de fondations arracher celles de leurs immeubles (pas des vôtres). Et aux cannibales qui prétendent que la liberté a été nécessaire à l’avènement de la civilisation industrielle, mais qu’elle ne l’est plus désormais, donnez donc une peau d’ours et une massue, pas à une chaire d’économie à l’université.

« A votre avis, sont-ils en train de vous ramener au Moyen-Âge ? Oui, ils vous ramènent vers des heures plus sombres que toutes celles que vous avez connues. Leur but n’est pas de revenir à l’ère pré scientifique, mais à l’ère pré linguistique. Leur intention est de vous priver du concept dont dépendent la culture, la pensée et la vie de l’homme: le concept de réalité objective. Analysez le développement de la conscience humaine et vous connaîtrez la finalité de leur foi.

« Un sauvage est un être qui ne réalise pas que A est A, que la réalité est réelle. Son développement s’est arrêté au stade du bébé dont la conscience commence à analyser les perceptions sensorielles sans distinguer encore les objets environnants. C’est en effet le bébé qui voit le monde comme un mouvement confus, sans entités qui se meuvent; et la naissance de son esprit a lieu le jour où il comprend que la forme qui le nourrit est sa mère et que le brouillard qui est derrière elle est un rideau, que ce sont deux entités différentes qui ne peuvent s’intervertir, qui sont ce qu’elles sont, qui existent. Le jour où il réalise que la matière n’a pas de volonté et où il comprend que lui-même en a une, ce jour est celui de sa naissance en tant qu’être humain. Le jour où il comprend que le reflet qu’il voit dans le miroir n’est pas une illusion, qu’il est réel en tant que reflet; que le mirage qu’il voit dans le désert n’est pas une illusion, mais une combinaison de lumière et d’air chaud, que ce n’est pas une ville qu’il voit, mais le reflet d’une ville; le jour où il réalise qu’il n’est pas un récepteur passif qui engrange mécaniquement des sensations les unes après les autres, que ses sens ne lui fournissent pas un savoir systématique haché en petits morceaux indépendants du contexte, mais uniquement la matière du savoir que son esprit doit apprendre à intégrer; le jour où il comprend que ses sens ne le trompent pas, que le monde est régi par la causalité, que ses organes de perception sont des outils dénués de volonté, qui n’ont pas vocation à inventer ou à déformer la réalité mais à lui en fournir des preuves absolues; le jour où il comprend que son esprit doit  assimiler les matériaux fournis par ses sens, qu’il doit  analyser leur nature, leur cause, leur contexte,  dans un travail perpétuel d’identification des objets qu’il perçoit; ce jour est celui de sa naissance comme penseur et homme de science.

« Nous sommes les hommes qui ont connu ce jour; vous êtes ceux qui ont choisi de le connaître partiellement; un sauvage est un homme qui ne le connaît jamais.

« Pour un sauvage, le monde est le théâtre d’incompréhensibles miracles, où la matière inanimée est toute-puissante alors que lui-même est démuni. Son monde est pire qu’inconnu; il est inconnaissable. Un sauvage croit que les objets physiques sont doués d’une volonté mystérieuse et imprévisible, alors que lui-même n’est qu’un pion animé par des forces contre lesquelles il ne peut rien. Il croit que des démons tout puissants régissent la nature, que la réalité est un terrain de jeu où ils peuvent transformer à tout moment son bol de riz en serpent et sa femme en scarabée, que tout A peut devenir le non A qui leur convient et que la seule connaissance qu’il possède est la certitude qu’il ne doit pas chercher à savoir. Il ne peut compter sur rien, il ne peut qu’espérer, et il passe sa vie à espérer, à supplier ses démons de réaliser ses prières au gré de leur bon vouloir, chantant leur louange quand ils l’exaucent et se maudissant quand ils l’ignorent, leur offrant des sacrifices en signe de gratitude et encore des sacrifices en signe de contrition, se prosternant dans une adoration craintive devant le soleil, la lune, le vent, la pluie et tout gangster qui se présente comme leur porte-parole, pourvu que ses discours soient assez incompréhensibles et son masque suffisamment effrayant. Il désire, supplie, rampe et meurt enfin, vous léguant en souvenir de sa vision de l’existence une monstruosité représentant ses idoles, des mélanges d’hommes, d’animaux, d’araignées, personnifications informes du monde du non A

« Sa condition intellectuelle est la même que celle de vos professeurs actuels et son monde est le même que celui où ils veulent vous mener.

« Si vous ne voyez pas les moyens qu’ils comptent employer, allez visiter n’importe quelle classe de collège et vous entendrez des professeurs expliquer aux enfants qu’aucune certitude n’est possible à l’homme, que sa conscience n’a aucune efficacité, qu’il ne peut rien savoir des faits et des lois de l’existence, qu’il ne peut connaître aucune réalité objective. Dans ces conditions, quel est le critère de la connaissance et de la vérité ? La réponse est: ce que les autres croient. Il n’y a pas de connaissance, enseignent-ils, il n’y a que la foi. Croire que vous existez est un acte de foi, aussi valable que la foi d’un autre dans son droit de vous tuer; les fondements de la science sont un acte de foi, ni plus ni moins que la foi dans une révélation mystique; croire qu’un générateur peut produire de la lumière électrique est un acte de foi, aussi arbitraire que de croire qu’on en ferait autant en caressant une patte de lapin à la nouvelle lune. La vérité est ce que les gens veulent qu’elle soit, et les gens sont tout le monde sauf vous. La réalité est ce que les gens disent qu’elle est, il n’y a pas de fait objectif, il n’y a que leurs désirs arbitraires. Un homme qui cherche la connaissance dans un laboratoire à l’aide de tubes à essais et de raisonnements est un bouffon vieillot et superstitieux. Un vrai scientifique est un homme qui va sonder le public, et sans l’avidité égoïste de tous ces industriels qui ont un intérêt personnel à entraver les progrès de la science, vous sauriez que New York n’existe pas, parce qu’un sondage de la population mondiale vous révèlerait à une écrasante majorité que ses croyances interdisent la possibilité même d’une telle ville.

« Pendant des siècles, les mystiques de l’esprit ont proclamé que la foi était supérieure à la raison, mais ils n’ont pas osé contester l’existence de la raison. Leurs héritiers, les mystiques du muscle, ont achevé leur travail et réalisé leur rêve: ils déclare que tout est question de foi, et appellent cela une révolte contre la croyance. Comme révolte contre des assertions sans fondement, ils proclament que rien ne peut être prouvé. Comme révolte contre l’idée d’une connaissance surnaturelle, ils proclament qu’aucun savoir n’est possible. Comme révolte contre les ennemis de la science, ils annoncent que la science est une superstition. Comme révolte contre l’asservissement de la pensée, ils proclament que la pensée n’existe pas.

« Si vous renoncez à votre perception, si vous acceptez de remplacer vos critères objectifs par des critères collectifs, si vous attendez que les autres vous disent ce qu’il faut penser, le vide que vous créez ainsi ne restera pas longtemps vacant. Vous allez vous apercevoir que vos professeurs commenceront à fixer les règles collectives, et que si vous refusez de leur obéir, protestant qu’ils ne sont pas l’humanité à eux tous seuls, ils vous répondront: ‘Comment savez-vous que nous ne le sommes pas ? ‘Etre’, mon ami ? Où avez-vous déniché ce terme démodé ?’

« Si vous doutez que ce soit là leur but, observez avec quelle persévérance acharnée les mystiques du muscle s’efforcent de vous faire oublier qu’un concept tel que la pensé ait pu un jour exister. Observez les contorsions de langage, les mots flous au sens élastique grâce auxquels ils évitent soigneusement tout référence au concept de ‘pensée’. Votre conscience, vous disent-ils, consiste en ‘réflexes’, en ‘réactions’, en ‘expériences’, en ‘impulsions’; et ils refusent en même temps d’identifier les moyens par lesquels ils ont acquis cette connaissance, l’acte qu’ils accomplissent en disant cela, ou celui que vous accomplissez en écoutant. Les mots ont le pouvoir de vous ‘conditionner’, disent-ils tout en refusant d’identifier les raisons pour lesquelles les mots ont aussi le pouvoir de changer votre… votre … ? Un étudiant lisant un livre le comprend par un processus de… ? de… ?  Un scientifique travaillant à une invention s’engage dans un acte de … ? Un psychiatre aidant un névrosé à résoudre ses problèmes conflictuels, le fait au moyen de… ? Mystère. Un industriel… chut ! ça n’existe pas: une usine est une ‘ressource naturelle’, au même titre qu’un arbre, un caillou ou une marre de boue.

« Le problème de la production, vous disent-ils, n’a aucun intérêt et ne mérite aucune attention particulière; le seul problème proposé à vos ‘réflexes’ est donc la question de la distribution. Qui a résolu le problème de la production ? L’humanité, selon eux. Quelle était la solution ? Les marchandises sont là. Comment sont-elles arrivées là ? D’une manière ou d’une autre. De quelle cause sont-elles l’effet ? Rien n’a de cause.

« Ils prétendent que tout homme a le droit de vivre sans travailler et, en dépit des lois de la réalité, qu’il a droit à un ‘minimum vital’ – un toit, des aliments et des vêtements -, sans faire aucun effort, comme un privilège de naissance. Qui doit lui fournir tout cela ? Mystère. Chaque homme, annoncent-ils, possède une part égale des avancées technologiques réalisées dans le  monde. Réalisées… par qui ? Mystère. Ces lâches enragés qui posent en défenseurs des industriels redéfinissent maintenant l’économie comme une technique d’ajustement entre les désirs illimités des hommes et les biens produits en quantité limitée. Produits… par qui ? Mystère. Ces escrocs intellectuels qui veulent passer pour des professeurs se gaussent des penseurs d’autrefois car leurs théories sociales faisaient l’hypothèse de la rationalité humaine; mais puisque l’homme n’est pas rationnel, déclarent-ils, il doit y avoir un système qui lui permet d’exister en étant irrationnel, ce qui signifie: en défiant la réalité. Qui rendra cela possible ? Mystère. A chaque fois qu’un gratte-papier griffonne des plans pour contrôler la production du genre humain, que l’on soit d’accord ou non avec ses statistiques, personne ne remet en question son droit d’imposer ses idées par la force des armes. Imposer… à qui ? A votre avis ? Des groupes de pipelettes subventionnées font des tours du monde aux frais de la princesse et s’en reviennent en disant que les peuples sous-développés demandent de meilleures conditions de vie. Demandent… à qui ? A votre avis ?

Et pour devancer toute demande d’explication sur la différence entre New York et un village de cases dans la savane, ils avancent cette obscénité suprême qui consiste à expliquer les développements de l’industrie humaine, les gratte-ciel, les ponts suspendus, les moteurs et les trains, en déclarant que l’homme est un animal qui possède un ‘instinct de savoir-faire’.

« Vous vous demandez ce qui ne va pas dans le monde ? Vous assistez maintenant à l’explosion de la foi dans le sans cause et dans le non mérité. Tous vos gangs de mystiques, de l’esprit et du muscle, se disputent farouchement le pouvoir de vous gouverner, en grognant que l’amour est la solution à tous vos problèmes spirituels et que le fouet est la solution à tous vos problèmes matériels, à vous qui avez renoncé à penser. Eux qui accordent moins de dignité à l’homme qu’à du bétail, eux qui ignorent ce que leur dirait un dresseur d’animaux, à savoir qu’on ne dresse pas un animal par la terreur, qu’un éléphant maltraité, bien loin de travailler pour ses tortionnaires ou de porter leurs fardeaux,  aurait vite fait de les piétiner; ils espèrent toutefois que l’homme continuera à produire des tubes électroniques, des avions supersoniques, des moteurs atomiques et des télescopes interstellaires, en échange d’une ration de viande complétée si nécessaire par quelques bons coups de fouet.

« Ne vous méprenez pas sur le caractère des mystiques. L’affaiblissement de votre conscience a toujours été leur unique objectif. Et le pouvoir de vous dominer par la force a toujours été leur seul désir.

« Depuis les rites des sorciers de la jungle, qui stérilisaient la pensée de leurs victimes en leur présentant une réalité déformée en absurdités grotesques, pour les maintenir dans une terreur arriérée pendant des siècles; depuis les doctrines surnaturelles du Moyen-Âge, grâce auxquelles des hommes entassés pêle-mêle dans des taudis boueux étaient maintenus dans la crainte que le démon ne vole la soupe gagnée en dix-huit heures de travail, jusqu’au petit professeur mielleux qui vous assure que votre cerveau n’a pas la capacité de penser, que vos sens sont trompeurs et que vous devez obéir aveuglément à la volonté toute puissante de cette entité surnaturelle qu’est la Société: c’est toujours la même recette au service du même objectif; faire de vous une loque dénuée de toute capacité à penser.

« Mais cela ne peut vous arriver que si vous y consentez. Et si vous y consentez, vous méritez bien votre sort.

« Quand vous écoutez le sermon d’un mystique sur l’impuissance de la pensée humaine et que vous commencez à douter de votre raison et non de la sienne; quand vous permettez que votre semi rationalité déjà précaire soit ébranlée par une assertion quelconque et que vous considérez comme plus sûr de vous en remettre à l’autorité du savoir supérieur de votre interlocuteur, la faute est partagée: votre acquiescement le renforce dans ses certitudes. Il en est même l’unique fondement. Le pouvoir surnaturel que redoute le mystique, cet l’esprit inconnu qu’il vénère, c’est le vôtre; et la conscience qu’il croit toute puissante, c’est la vôtre.

« Un mystique est un homme qui a abandonné son esprit dès qu’il a rencontré celui des autres. A un moment donné de son enfance, quand sa propre compréhension de la réalité s’est trouvée en conflit avec les affirmations d’autrui, devant des ordres arbitraires ou des exigences contradictoires, il a ressenti une telle aversion pour l’indépendance qu’il arenoncé à ses facultés rationnelles. Au moment de choisir entre ‘je sais’ et ‘les autres disent’, il a opté pour l’autorité des autres, il a préféré la soumission à la compréhension, la croyance à la pensée. Car la foi dans le surnaturel commence avec la foi dans la supériorité des autres. Sa reddition est issue du sentiment de devoir cacher son manque de compréhension,  de l’impression que les autres possèdent un savoir mystérieux qui lui échappe à lui seul, que la réalité est tout ce qu’ils désirent qu’elle soit, par des moyens à jamais hors de sa portée.

« Depuis lors, dans sa crainte de penser, il est livré à la merci de sentiments non identifiés. Il n’a pas d’autre guide que ses émotions, qui sont les débris de son identité. Il s’y accroche dans une frénésie possessive, et tout effort intellectuel qu’il peut faire est une tentative pour se cacher à lui-même qu’il n’éprouve que de la terreur.

« Quand un mystique affirme l’existence d’une connaissance supérieure à la raison, il est tout à fait sincère. Mais ce n’est pas à un super esprit universel et omniscient qu’il fait allusion en réalité, c’est au boniment du premier quidam qui s’est trouvé sur son chemin et devant lequel il a renoncé à sa raison. Un mystique est animé du désir urgent d’inculquer, de tricher, de flatter, d’abuser; il est pressé de contraindre cette conscience toute-puissante qui est celle des autres. ‘Les autres’ sont la seule clef de sa réalité, il sent qu’il ne peut exister qu’en contrôlant leur mystérieux pouvoir, et en extorquant leur inexplicable consentement. ‘Les autres’ sont ses seuls moyens de perception, et comme un aveugle qui dépend des yeux de son chien, il sent qu’il doit les tenir en laisse pour survivre. Contrôler la conscience des autres devient sa seule passion; le désir du pouvoir est une mauvaise herbe qui ne peut croître que dans la vacuité d’un esprit perdu.

« Tout dictateur est un mystique et tout mystique est un dictateur en puissance. Un mystique demande ardemment l’obéissance des hommes, pas leur accord. Il veut les voir renier leurs consciences devant ses affirmations, ses ordres, ses souhaits et ses caprices; de même qu’il renie la sienne devant les leurs. Il veut traiter avec les hommes par la foi et la force, il ne trouve aucune satisfaction dans leur consentement s’il doit l’obtenir par la raison et l’exposé des faits. La raison est l’ennemi qu’il redoute, quoiqu’il lui accorde peu de crédit. La raison, pour lui, est un moyen de tromperie; il croit que les hommes possèdent un pouvoir plus puissant que la raison, et que seule leur croyance sans cause ou leur obéissance forcée peut lui apporter la sécurité, la preuve qu’il a su pallier son absence de don mystique. Il est avide de commander, pas de convaincre: convaincre exige de reconnaître l’indépendance d’autrui et de se soumettre à l’absolu de la réalité objective. Ce qu’il recherche est un pouvoir sur la réalité et sur le moyen qu’ont les hommes de la percevoir, leur intelligence. Il cherche le pouvoir d’interposer sa volonté entre l’existence et la conscience, comme si, en acceptant de falsifier la réalité comme il leur ordonne de le faire, les hommes pouvaient en fait la créer.

« Dans le domaine matériel, le mystique est un parasite qui exproprie les gens des richesses qu’ils ont créées; de même, dans le domaine spirituel, le mystique pille les idées créées par les autres. Il se ravale ainsi en dessous du rang de l’aliéné qui projette sa propre déformation de la réalité, en devenant un parasite de l’aliénation qui se nourrit de la distorsion imaginée par d’autres.

« Il n’y a qu’un état qui satisfasse les désirs d’infini, de non causalité et de non identité du mystique: la mort. Peu importe la source inintelligible de ses sentiments incommunicables: quiconque rejette la réalité rejette l’existence; et les sentiments qui l’animent sont une haine contre toutes les valeurs qui constituent  la vie humaine, et un désir avide de tout ce qui la détruit. Un mystique se délecte du spectacle de la souffrance, de la pauvreté, du servage et de la terreur. Tout cela lui procure une sensation de triomphe, la certitude qu’il a vaincu la réalité rationnelle. Mais il n’existe aucune autre réalité.

Peu importe quel bien-être il prétend servir, que ce soit celui de Dieu ou de ce monstre informe qu’il appelle ‘Le Peuple’, peu importe à quelle dimension surnaturelle il se réfère: dans les faits, sur terre, son idéal concret est la mort, son désir est de tuer, sa seule satisfaction est de faire souffrir.

« La foi des mystiques n’a jamais abouti à rien d’autre qu’à la destruction, comme vous pouvez le constater autour de vous une fois de plus. Et si les ravages occasionnés par leurs actes ne les ont pas incités à s’interroger sur leurs doctrines, s’ils prétendent être animés par l’amour alors qu’ils empilent des montagnes de cadavres, c’est parce que la vérité de leurs intentions est encore pire que l’excuse obscène que vous leur trouvez, selon laquelle ces horreurs sont au service de nobles fins. La vérité est que ces horreurs sont leurs fins.

« Vous qui êtes assez égarés pour croire que vous pourriez vous accommoder d’un dictateur mystique, que vous pourriez lui agréer en obéissant à ses ordres, sachez qu’il n’y a pas moyen de le satisfaire; si vous obéissez, il inversera ses ordres; il cherche l’obéissance pour l’obéissance et la destruction pour la destruction. Vous qui êtes assez poltrons pour croire que vous pouvez vous entendre avec un mystique en offrant vos biens à sa rapacité, sachez qu’il n’y a pas moyen de le corrompre car le pot-de-vin qu’il veut, c’est votre vie, aussi rapidement que vous serez disposés à la lui donner; et que le monstre qu’il cherche lui-même à soudoyer est ce néant enfoui dans son âme, qui le pousse à tuer pour lui éviter d’apprendre que la mort qu’il désire est la sienne.

« Vous qui êtes assez naïfs pour croire que les forces qui subsistent aujourd’hui dans votre monde sont mues par l’appât du gain, sachez que la course au pillage que pratiquent les mystiques n’est qu’une façade destinée à leur cacher à eux- mêmes la nature de leur mobile véritable. Comme la richesse est un moyen au service de la vie humaine, ils la réclament à grands cris pour imiter les être vivants, pour se faire croire à eux-mêmes qu’ils veulent vivre. Mais leur dévouement grossier aux objets de luxe qu’ils ont volés n’est pas pour eux une satisfaction, c’est une fuite. Ils ne veulent pas posséder votre fortune, ils veulent que vous la perdiez; ils ne veulent pas réussir, ils veulent que vous échouiez; ils ne veulent pas vivre, ils veulent que vous mouriez. Ils ne désirent rien, ils détestent l’existence. Chacun d’entre eux poursuit sa fuite en avant en essayant de ne pas apprendre qu’il est lui-même l’objet de sa haine.

« Vous qui n’avez jamais compris ce qu’était le mal, vous qui considérez les mystiques comme des ‘idéalistes égarés’ –que votre Dieu imaginaire vous pardonne ! -, sachez qu’ils sont eux-mêmes le mal, ces objets anti-vie qui cherchent à remplir le néant ‘désintéressé’ de leur âme en dévorant le monde. Ce n’est pas après votre fortune qu’ils en ont. C’est une conspiration contre l’esprit, ce qui signifie; contre la vie et contre l’homme.

« C’est une conspiration sans chef ni boussole, menée par tous ces petits gangsters du moment qui profitent de l’agonie d’un pays ou d’un autre, comme autant de déchets voguant à l’aventure sur les flots déversés par les réservoirs crevés de l’histoire: des réservoirs remplis de la haine de la raison, de la logique, du talent, de la réussite et de la joie, remplis par chacun des pleurnichards anti-humains qui a un jour prêché la supériorité du ‘cœur’ sur l’intellect.

« C’est une conspiration menée par tous ceux qui essayent, non de vivre, mais d’en finir avec la vie, par tous ceux qui cherchent à couper juste un petit morceau de réalité et qui sont attirés à travers leurs émotions vers ceux qui sont affairés à en couper d’autres, c’est une conspiration qui unit tous ceux qui poursuivent un zéro en guise de valeur, dans une même tendance à la fuite: le professeur incapable de penser, qui prend plaisir à détériorer l’esprit de ses étudiants, l’homme d’affaires qui s’efforce de neutraliser le talent de ses concurrents pour protéger sa stagnation, le névrosé qui prend plaisir à rabaisser les hommes fiers parce qu’il cultive la haine de lui-même, l’incompétent qui s’amuse à faire échouer les projets des autres, le médiocre qui se réjouit en démolissant la grandeur, l’eunuque qui prend plaisir à châtrer tout plaisir, et tous leurs fabricants de justifications  intellectuelles, ceux qui prêchent que l’immolation des valeurs transformera les vices en vertus.

La mort est la source de leurs théories, la mort est le but concret de leurs actions et quand à vous, vous êtes leurs dernières victimes.

« Nous qui servions à amortir les conflits nés de l’incompatibilité de votre foi avec votre vie, nous ne sommes plus là pour vous sauver des conséquences de vos croyances. Nous ne sommes plus disposés à payer de nos vies les dettes que vous avez accumulées tout au long des vôtres ou le déficit moral creusé par toutes les générations qui vous ont précédés. Vous avez vécu à crédit et moi, je suis l’homme qui a fermé le compte.

« Je suis l’homme dont votre vacuité vous permettait d’ignorer l’existence. Je suis celui que vous ne vouliez ni voir vivre ni voir mourir. Vous ne vouliez pas que je vive parce que vous aviez peur de savoir que je portais les responsabilités que vous rejetiez et que vos vies dépendaient de moi; et vous ne vouliez pas que je meure, parce que vous le saviez.

« Il y a douze ans, quand je travaillais dans votre monde, j’étais un inventeur. J’exerçais une des professions les plus récentes dans l’histoire humaine, et vouée à une extinction rapide dans une société revenue au stade sous humain. Un inventeur est un homme qui demande ‘pourquoi ?’ à l’univers et ne laisse rien s’interposer entre son esprit et la réponse.

« Comme les hommes qui découvrirent l’usage de la vapeur et du pétrole, j’ai découvert une source d’énergie présente depuis la naissance du monde, mais que personne n’avait songé à regarder autrement que comme un objet de culte et de terreur attribué à un dieu tonitruant. J’ai réalisé le prototype d’un moteur expérimental qui aurait fait ma fortune et celles de mes employeurs, un moteur qui aurait amélioré l’efficacité de toutes les installations humaines utilisant de l’énergie, faisant ainsi don d’une plus grande productivité à chaque heure que vous passiez à gagner votre vie.

« Un soir, lors d’une réunion à l’usine, j’ai été menacé de mort à cause de cette réalisation. J’ai entendu trois parasites affirmer que mon cerveau et ma vie étaient leur propriété, que mon droit d’exister était subordonné à la satisfaction de leurs désirs. Le but de mon talent, disaient-ils, était de servir les besoins de ceux qui en avaient moins que moi. Je n’avais pas le droit de vivre, disaient-ils, à cause de mes aptitudes; au contraire, leur droit de vivre à eux était inconditionnel, du fait de leur incompétence.

« Alors je compris ce qui n’allait pas dans le monde, je compris ce qui détruisait les hommes et les nations, et à quel niveau devait se jouer la bataille pour la vie. Je vis que l’ennemi était une morale inversée, qui tirait toute sa force de mon seul consentement. Je vis que le mal était impuissant, car le mal était l’irrationnel, le néant, l’anti-réel, et qu’il ne pouvait triompher que si le bien se résignait à le servir. Ces parasites qui m’entouraient en proclamant leur dépendance vis-à-vis de mon esprit, ces parasites qui espéraient que je me sacrifierais pour eux, que je me résignerais à un esclavage qu’ils n’avaient pas le pouvoir de m’imposer, ne faisaient que compter sur un principe aussi ancien que le monde. Car à travers toute l’histoire des hommes, celle de l’extorsion organisée par des familles de fainéants ou celle des atrocités commises dans les pays collectivistes, ce sont les bons, les capables, les hommes de raison, qui ont agit pour leur propre perte, qui ont transfusé au mal le sang de leur vertu et accepté en retour le poison de la destruction, se battant ainsi pour la survie du mal et l’anéantissement de leurs valeurs. Je compris que, pour qu’un homme vertueux cède au mal et lui accorde la victoire, il fallait à un moment donné qu’il donne son consentement alors même que rien n’aurait pu le lui arracher. Je vis que je pouvais mettre un terme à vos injures et à vos attaques en prononçant un seul mot dans ma tête: ‘non’. Et je l’ai prononcé.

« J’ai quitté cette usine. J’ai quitté votre monde. Je me suis consacré à éclairer vos victimes et à leur fournir la méthode et l’arme pour vous combattre. La méthode consistait à accepter de vous regarder pour ce que vous étiez. L’arme était la justice.

« Si vous voulez savoir ce que vous avez perdu quand j’ai quitté votre monde avec mes grévistes, allez sur une terre déserte et inconnue des hommes et demandez-vous comment vous comptez survivre, et combien de temps vous y parviendrez sans avoir à  penser, sans personne pour vous montrer ce qu’il faut faire; ou alors, si vous acceptez de penser, demandez-vous ce que vous seriez capables de découvrir, demandez-vous combien d’inventions strictement personnelles vous avez faites au cours de votre vie, et quelle proportion de votre temps vous avez passé à reproduire des actes appris de quelqu’un d’autre; demandez-vous si vraiment vous seriez capables de découvrir comment cultiver la terre pour en extraire votre nourriture, si vraiment vous seriez capables d’inventer une roue, un levier, une bobine d’induction, un générateur et un tube électronique. Maintenant, pensez-vous encore que les hommes capables sont des exploiteurs qui vivent du fruit de votre labeur en volant les richesses que vous produisez ? Persistez-vous à croire que vous avez le pouvoir de les asservir ? Laissez vos femmes jeter un coup d’œil à la jungle où vivent leurs homologues aux faces rabougries et aux seins tombants, qui pilent, heure par heure, siècle après siècle,  la bouillie familiale dans une bassine; puis laissez-les se demander si leur ‘instinct de savoir-faire’ peut vraiment leur fournir des réfrigérateurs, des machines à laver et des aspirateurs, et sinon, si elles osent encore mépriser ceux qui ont créé tout cela, sans pourtant faire appel à leur ‘instinct’.

« Sauvages que vous êtes, ouvrez les yeux et cessez de marmonner que les idées sont subordonnées aux moyens de production, que les machines sont autre chose qu’un  pur produit de la pensée humaine. Moralement, vous n’avez jamais atteint l’âge industriel, vous en êtes resté à la morale de l’ère barbare où la misérable subsistance des hommes était obtenue par le travail musculaire des esclaves. Les mystiques ont toujours voulu posséder des esclaves, pour les protéger de la réalité matérielle qu’ils redoutent. Mais vous, petits atavistes grotesques, vous regardez avec des yeux aveugles les gratte-ciel et les cheminées d’usine qui vous entourent en rêvant d’asservir ceux qui les ont érigées, scientifiques, inventeurs ou industriels. Quand vous exigez la propriété collective des moyens de production, ce que vous réclamez en fait, c’est la propriété collective de l’intelligence. J’ai enseigné à mes grévistes la réponse que vous méritiez: ‘allez-y, essayez !’

« Vous vous déclarez incapables de maîtriser les forces de la matière, et pourtant vous voulez diriger l’esprit des hommes aptes à réaliser des prouesses qui vous dépassent. Vous vous dites incapables de survivre sans nous, mais vous voulez nous dicter notre façon de vivre. Vous proclamez avoir besoin de nous, mais vous avez l’impertinence de prétendre nous gouverner par la force. Et vous espérez que nous, qui ne redoutons pas ce monde physique qui vous fait si peur, nous allons nous incliner devant un rustre qui vous a persuadé de l’élire pour nous commander ?

« Vous proposez d’établir un ordre social fondé sur le principe suivant: que vous êtes incapables de diriger votre vie personnelle, mais capables de diriger celle des autres; que vous êtes inaptes à vivre librement, mais  aptes à devenir des législateurs tout puissants; que vous êtes incapables de gagner votre vie en utilisant votre intelligence, mais capables de juger des hommes politiques et de les désigner à des postes où ils auront tout pouvoir sur des techniques dont vous ignorez tout, des sciences que vous n’avez jamais étudiées, des réalisations dont vous n’avez aucune idée, des industries gigantesques dans lesquelles, selon votre propre aveux, vous seriez incapables d’exercer les fonctions les plus modestes.

« Vous êtes des dépendants; de cette dépendance innée provient votre culte du zéro: ce symbole d’impuissance que vous vénérez est l’idée que vous vous faites de l’homme et la référence à partir de laquelle vous cherchez à remodeler votre âme. ‘C’est humain !’ gémissez-vous à la vue de n’importe quelle dépravation, vous rabaissant vous-même au rôle de ‘l’humain’ tel que vous le concevez: celui du faible, de l’imbécile, du perfide, du menteur, du défaillant, du couard, de l’escroc, mais jamais, au grand jamais ! celui du héros, du penseur, du producteur, de l’inventeur ou de l’homme d’action, comme si ‘ressentir’ était humain, mais non penser, comme si échouer était humain mais non réussir, comme si la corruption était humaine mais non la vertu. Comme si la mort était le principe de l’humanité, mais non la vie.

« Pour nous priver de notre honneur, afin de pouvoir ensuite nous priver de nos richesses, vous nous avez toujours regardés comme des esclaves indignes de toute récompense morale. Vous chantez les louanges de toute organisation qui prétend ne faire aucun profit, en maudissant les hommes qui ont réalisé les profits nécessaires à l’existence de cette organisation. Vous considérez comme de ‘l’intérêt public’ tout projet au service de ceux qui ne payent rien; ce n’est pas dans l’intérêt public de fournir des services à ceux qui les payent. Tout ce qui passe en aumônes est un ‘bénéfice public’. Faire du commerce est une injure publique. Le ‘bien public’ est le bien de ceux qui ne font rien pour le mériter; Ceux qui le méritent n’ont droit à rien. Le ‘public’, pour vous, est quiconque a échoué dans l’accomplissement de ses valeurs. Quiconque y a réussi, quiconque fournit les biens indispensables à votre survie, est exclu du public et de l’espèce humaine.

« Quelle folie  vous a fait croire que vous sortiriez indemnes de ce tissu de contradictions érigé en idéal de société, alors qu’il suffisait à vos victimes de dire ‘non’ pour démolir tout l’édifice de ce beau plan ? Quel mendiant assez fou croirait que sa misère le place en situation confortable pour menacer ses bienfaiteurs ? Vous gémissez, comme lui, que vous comptez sur notre pitié, mais en secret, sous l’emprise de votre code moral,  vous espérez pouvoir compter sur notre culpabilité. Vous vous attendez à ce que nous nous sentions coupables de nos vertus en présence de vos vices, de vos souffrances et de vos échecs: coupables de réussir notre vie, coupables d’aimer cette existence que vous maudissez. Pourtant vous nous suppliez de vous aider à vivre.

« Vous vouliez connaître John Galt ? Je suis le premier homme de talent à avoir refusé de me sentir coupable; le premier à ne pas faire pénitence pour mes vertus et à ne pas accepter qu’elles soient utilisées contre moi; le premier à refuser de souffrir le martyre entre les mains de ceux qui voulaient me voir périr pour avoir eu le privilège de les maintenir en vie; le premier à leur avoir dit que je n’avais pas besoin d’eux, et que tant qu’ils n’apprendraient pas à traiter avec moi en commerçants, donnant valeur contre valeur, ils devraient exister sans moi, tout comme j’existerai sans eux: je leur laisserai ainsi le soin de comprendre lequel d’entre nous a besoin de l’autre, et lequel possède le moyen de survie le plus efficace.

« J’ai réalisé intentionnellement ce que d’autres ont fait jadis en silence, sans le savoir. Depuis toujours, des hommes intelligents se sont mis en grève, dans la protestation et le désespoir, mais ils ne connaissaient pas le sens profond de leur acte. L’homme qui s’est retiré de la vie publique pour penser sans avoir à partager ses réflexions; l’homme qui a passé sa vie dans l’ombre d’un emploi subalterne, en gardant pour lui la flamme de son esprit, sans jamais lui donner forme, sans jamais accepter qu’elle serve les desseins d’un monde méprisable; l’homme vaincu par le dégoût, qui a abandonné avant d’avoir commencé, l’homme qui a renoncé plutôt que de devoir céder, l’homme qui n’a utilisé qu’une fraction de ses capacités, brisé qu’il était par le désir ardent d’un idéal introuvable; tous, ils étaient en grève, en grève contre la déraison, en grève contre votre monde et vos valeurs. Mais dans l’ignorance de leurs propres valeurs, ils ont renoncé à savoir; dans la nuit de leur indignation sans espoir, alors qu’ils étaient passionnés sans connaissance du désir et justes bien qu’ignorant de la justice, ils vous ont cédé le pouvoir de la réalité et abandonné l’impulsion de leur esprit, et ils ont péri dans une amertume stérile, en rebelles au service d’une révolte incomprise, en amoureux ignorant tout de leur amour.

« Les temps abominables que vous appelez le Moyen-âge  furent une période de grève de l’intelligence, pendant laquelle les hommes de talent vivaient clandestinement, étudiant en secret, avant de disparaître avec l’œuvre de leur esprit; seule une poignée de courageux martyrs résistait pour maintenir en vie l’espèce humaine. Toutes les époques dominées par les mystiques furent marquées par la stagnation et la misère: beaucoup d’hommes étaient alors en grève contre l’existence, survivant à peine par leur travail, n’offrant aux griffes des gouvernants que des restes de leur maigre pitance. Ces hommes refusèrent de penser, d’entreprendre et de produire à l’idée que le bénéficiaire final de leurs réalisations serait un dégénéré couvert d’or, considéré comme omniscient et capable de faire mentir la raison par la grâce de Dieu et d’une bande de malfrats organisés. L’histoire humaine est une route déserte dans la nuit de la force et de la foi, jalonnée ci et là de ces quelques gerbes de lumières que furent les idées libérées des hommes de l’esprit, incarnées dans ces merveilles que vous avez  admirées brièvement avant de les précipiter dans le néant.

« Mais cette fois, il n’y aura pas d’anéantissement. Le jeu des mystiques est terminé. Vous allez périr avec et par votre irréalité. Nous, les hommes de raison, nous survivrons.

« J’ai appelé à la grève les martyrs qui persistaient à demeurer parmi vous. Je leur ai donné l’arme qui leur manquait: la connaissance de leurs propres valeurs morales. Je leur ai enseigné que le monde était à nous, pour peu que nous décidions de le réclamer, parce que notre morale était une Morale de Vie. Eux, les grandes victimes qui ont produit toutes les merveilles du court printemps de l’humanité, eux, les industriels, les conquérants de la matière, ignoraient la nature de leurs droits. Ils savaient qu’ils étaient l’énergie du monde: je leur ai dit qu’ils méritaient la gloire.

« Vous qui osez nous regarder comme des infirmes moraux devant le premier mystique évoquant des visions surnaturelles; vous qui vous chamaillez comme des vautours pour de l’argent volé, quoique vous honoriez davantage les cartomanciens que les faiseurs de fortunes; vous qui parlez des hommes d’affaire avec indignation, quoique vous teniez en haute estime n’importe quel poseur exalté soi-disant artiste, sachez que votre morale prend sa source dans ce miasme mystique émanant du marais originel, ce culte de la mort qui jette l’anathème à l’homme d’affaire pour la seule raison qu’il vous maintient en vie. Vous qui prétendez vous élever au dessus des soucis purement matériels et des besoins physiques soi-disant grossiers, savez-vous vraiment qui est le plus écrasé par ces soucis et dépendant de ces besoins ? Est-ce l’Hindou qui s’épuise du matin au soir à  pousser une charrue pour un bol de riz, ou le fermier américain assis sur son tracteur ? Qui est le vainqueur de la réalité physique: l’homme qui dort sur une paillasse ou celui qui dort sur un matelas rembourré ? Quels monuments représentent le mieux le triomphe de l’esprit humain sur la matière: les taudis insalubres qui bordent le Ganges ou le front de mer de New York ?

« Tant que vous ne connaîtrez pas les réponses à ces questions, tant que vous n’aurez pas appris à regarder avec respect les réalisations de l’esprit humain, vous risquez fort de disparaître de la surface de cette Terre que nous aimons et que nous ne vous permettrons pas de condamner. J’ai dessiné en perspective le cours ordinaire de l’histoire en vous laissant le soin de découvrir la nature du fardeau dont vous aviez l’intention de vous délester sur l’épaule des autres. Vos dernières ressources vitales vont maintenant être aspirées par ceux qui sont sans mérite, les adorateurs et les convoyeurs de la Mort. Ne prétendez pas qu’une réalité malveillante vous a vaincus. C’est votre évasion de la réalité qui est en cause. Ne prétendez pas que vous allez périr pour un idéal noble; vous allez mourir d’avoir abreuvé la haine de l’homme.

« Mais à ceux d’entre vous qui gardent un fond de dignité et se sentent encore attirés par la vie, je donne une chance de faire un choix. Choisissez si vous voulez vraiment mourir pour des principes moraux auxquels vous n’avez jamais cru et que vous n’avez jamais appliqués. Arrêtez-vous au bord de l’autodestruction pour examiner vos valeurs et votre vie. Vous saviez faire un inventaire de vos richesses: maintenant faites un inventaire de votre esprit.

« Depuis votre enfance, vous avez caché un secret honteux: tout au fond de vous-même, vous n’avez jamais désiré vivre moralement, vous n’avez jamais désiré vous sacrifier, vous avez toujours appréhendé et détesté votre code moral, et vous n’avez jamais osé avouer, même à vous-mêmes, que vous étiez dépourvu de ces ‘instincts’ moraux que les autres manifestaient autour de vous.

Plus ces ‘instincts’ vous étaient étrangers, plus vous proclamiez votre amour désintéressé et votre serviabilité à l’égard des autres, par crainte qu’ils ne découvrent votre véritable personnalité, cette personnalité que vous trahissiez et dissimuliez comme une tare. Et eux, qui vous trompaient autant que vous les abusiez, criaient à haute voix leur approbation de peur que vous ne perceviez en eux ce même inavouable secret. Aujourd’hui encore, l’existence pour vous est une grande mise en scène, une pièce que vous vous jouez les uns aux autres, chacun croyant être la seule exception honteuse, chacun s’en remettant au savoir inconnu des autres pour juger de la morale, chacun falsifiant la réalité pour trouver grâce aux yeux des autres, sans que personne ne trouve le courage de briser ce cercle vicieux.

« Malgré toutes les entorses que vous faites à votre foi impraticable, malgré la misère de cet équilibre de cynisme et de superstition dans lequel vous vivez, vous persistez à vouloir préserver le principe mortel selon lequel la morale et la pratique seraient incompatibles. Depuis l’enfance, vous êtes terrorisés par un choix que vous n’avez jamais osé envisager clairement: si tout ce qui est concret, tout ce que vous devez faire pratiquement pour atteindre vos buts, tout ce qui vous nourrit, vous réjouit et vous profite, est mauvais; et si le bien, la morale, sont tout ce qui est impraticable, tout ce qui échoue, détruit, frustre, tout ce qui vous blesse et vous apporte pertes et douleurs; alors vous avez le choix entre la vie et la morale.

« Le seul effet de cette doctrine meurtrière a été de déplacer la morale en dehors de la vie. Vous avez grandi dans l’idée que la morale n’entretenait aucune relation nécessaire avec la réalité, sauf comme frein et comme menace, et que l’existence était une jungle amorale où n’importe quoi pouvait fonctionner. Et, dans cette inversion des concepts qui caractérise vos esprits figés, vous n’avez pas réalisé que les démons maudits par votre foi étaient précisément les vertus propres à assurer la vie et les moyens concrets de l’existence. Vous avez oublié que si le ‘bien’ idéal était l’auto immolation, toute estime de soi devenait impossible; vous avez oublié que si le ‘mal’ concret était la production de biens matériels, il fallait bien que le vol soit admissible en pratique.

« Imprégnés d’une morale sans consistance, vous êtes impuissants comme une branche balancée par le vent: vous n’osez pas vivre complètement, mais vous n’osez pas non plus être entièrement mauvais. Quand vous êtes honnêtes, vous avez le sentiment d’être des dupes;  quand vous trichez, vous vous sentez craintifs et honteux. Quand vous êtes contents, votre bonheur est entaché de culpabilité; quand vous souffrez, votre douleur est aggravée par le sentiment que c’est là votre condition. Vous vous apitoyez sur les hommes que vous admirez, croyant qu’ils sont condamnés à la chute; vous enviez ceux que vous détestez, croyant qu’ils sont les maîtres de l’existence. Vous vous sentez désarmés devant un scélérat, croyant que le mal est fait pour gagner, puisque la morale est concrètement impuissante.

« La morale, pour vous, est un épouvantail fait d’obligations, d’ennui, de punitions, de souffrance, un mélange hybride de votre premier instituteur et de votre percepteur actuel, planté dans un champ stérile avec un bâton pour chasser vos plaisirs; et le plaisir, pour vous, c’est le cerveau imbibé de l’alcoolique, la prostituée simplette, l’imbécile qui dilapide son argent aux courses, puisque le plaisir ne peut pas être moral.

« Si vous analysez ce qu’est concrètement votre croyance, vous comprendrez qu’elle vous condamne, vous, votre vie et votre vertu. Vous en tirerez donc cette conclusion grotesque: que la morale est un mal nécessaire.

« Vous ne comprenez pas pourquoi vous vivez sans dignité, aimez sans passion et mourrez sans résistance ? Vous vous demandez pourquoi vous ne voyez autour de vous que des questions sans réponse, pourquoi la vie est déchirée par des conflits insolubles, pourquoi vous  passez votre temps à enjamber des barrières irrationnelles afin de pas être confronté à de fausses alternatives,  comme l’âme ou le corps, l’intelligence ou le cœur, la sécurité ou la liberté et le profit personnel ou le bien public ?

« Vous vous plaignez de ne trouver aucune réponse ? Mais par quels moyens espériez-vous en trouver une ? Vous rejetez votre instrument de perception, votre esprit, et vous vous plaignez ensuite que l’univers est un mystère. Vous jetez vos clefs, et vous déplorez que toutes les portes vous sont fermées. Vous vous engagez dans la voie de l’irrationnel, et vous êtes furieux de n’y trouver aucun sens.

« L’argument qui est sur vos lèvres et grâce auquel vous pensez pouvoir vous échapper depuis deux heures que je vous parle, est cette recette de lâche contenue dans la phrase: ‘Mais nous n’avons pas besoin de pousser à l’extrême !’. L’extrême auquel vous cherchez depuis toujours à échapper, est la reconnaissance du fait que la réalité est ultime, que A est A et que la vérité est vraie. Votre code moral impossible à appliquer, ce code qui exige l’imperfection ou la mort, vous a éduqué à penser que toute idée était vague, toute définition solide impossible, tout concept approximatif, toute règle de conduite élastique et tout principe marchandable. En vous inculquant des absolus surnaturels, il vous a forcés à rejeter le caractère absolu de la nature. En rendant les jugements moraux impossibles, il vous a rendu incapables de tout jugement rationnel. Ce code moral qui vous interdit de jeter la première pierre, vous interdit aussi de connaître l’identité des pierres et de savoir si et quand vous allez être lapidés.

« Chaque homme qui refuse de juger, qui ne veut ni refuser ni consentir, qui déclare qu’il n’y a pas d’absolu et pense ainsi qu’il n’engagera pas sa responsabilité, est au contraire responsable de tout le sang versé à ce jour sur la terre. La réalité est un absolu, l’existence est un absolu, un grain de poussière est un absolu; ainsi en est-il de la vie humaine. Vivre ou mourir est un absolu. Avoir du pain ou ne pas en avoir est un absolu. Manger son pain ou le voir disparaître dans l’estomac d’un pillard est un absolu.

 

« Face à une alternative, il y a deux solutions: l’une est correcte et l’autre fausse, mais le moyen terme est toujours mauvais. L’homme qui se trompe mérite un certain respect, ne serait-ce que pour avoir osé faire un choix. Mais l’homme du moyen terme est un fripon qui anéantit la vérité pour prétendre qu’il n’existe ni choix ni valeur, qui veut être du côté des vainqueurs dans toutes les batailles, qui cherche son profit dans le sang des innocents en rampant devant les coupables, qui rend la justice en jetant voleur et volé en prison, qui résout les conflits en ordonnant au penseur de négocier avec le fou. Dans un compromis entre aliment et poison, c’est toujours la mort qui gagne. D’un arrangement entre le bien et le mal, seul le mal peut tirer profit. Dans cette transfusion de sang particulière qui draine le bien pour nourrir le mal, l’homme du compromis, c’est le tuyau en caoutchouc.

« Vous qui êtes moitié rationnels, moitié lâches, vous avez engagé un jeu de dupes avec la réalité, mais les dupes, c’est vous. Quand les hommes rabaissent leurs vertus au rang d’approximation, le mal s’érige en absolu. Quand les hommes vertueux renoncent à poursuivre inflexiblement leurs objectifs, les abandonnant ainsi aux mains des canailles, vous assistez au spectacle indécent du bien humilié, trahi et marchandé face à un mal intransigeant et sûr de lui. De même que vous avez cédé aux mystiques du muscle quand ils vous ont dit que la revendication d’un savoir quelconque était une preuve d’ignorance, de même à présent, vous leur cédez parce qu’ils clament qu’il est immoral de prononcer un jugement moral.

Quand ils crient que vous êtes égoïstes d’être certains d’avoir raison, vous vous hâtez de les rassurer en murmurant que vous n’êtes sûrs de rien. Quand ils hurlent qu’il est immoral de camper sur vos convictions, vous vous empressez de dire que vous n’en avez aucune. Quand les bandits des Républiques Populaires d’Europe grognent que vous êtes coupables d’intolérance, parce que vous ne regardez pas votre désir de vivre et leur envie de vous tuer comme de simples différences d’opinion, vous vous faites tout petits pour balbutier que vous tolérez toutes les horreurs. Quand un clochard flânant dans un bidonville asiatique vous aboie dessus: ‘Comment osez-vous être riches ?’, vous vous excusez en implorant sa patience le temps de vous débarrasser de vos biens.

Vous êtes maintenant dans l’impasse à laquelle devait vous mener le renoncement à votre droit d’exister. Vous avez d’abord cru que cette trahison était ‘seulement un compromis’. Vous avez accepté l’idée qu’il était mal de vivre pour vous-mêmes et que la morale exigeait que vous viviez pour vos enfants. Puis vous avez admis qu’il était égoïste de vivre pour vos enfants, car la morale demandait que vous vous donniez à la communauté. Ensuite, qu’il était égoïste de vous donner à votre communauté, qu’il fallait vous consacrer à votre pays. Désormais, vous abandonnez ce pays, le plus billant de tous, aux griffes de tous les rebuts du globe, sous prétexte qu’il est immoral de vivre pour votre pays et que votre devoir est de servir la terre entière. Des hommes qui n’ont pas le droit de vivre pour eux mêmes, n’ont droit à rien, et ne conserveront rien.

« Après avoir tout renié, après vous être privé d’armes, de certitudes et d’honneur, vous commettez maintenant votre dernière trahison en achevant votre faillite intellectuelle: devant les mystiques des Républiques Populaires qui prétendent être les champions de la raison et de la science, vous vous inclinez en répondant que la foi est votre principe de base. Les destructeurs, selon vous, sont dans le camp de la raison, et vous dans celui de la foi. Aux débris moribonds de rationalité qui subsistent encore dans l’esprit hagard de vos enfants, vous déclarez que vous n’avez aucun argument à proposer pour soutenir les idées qui ont fondé ce pays, qu’il n’y a aucune justification rationnelle à la liberté, à la propriété, à la justice et au droit, lesquels reposent en dernière analyse sur la foi; que d’après la logique c’est l’ennemi qui a raison, mais que la foi est heureusement supérieure à la raison. Vous déclarez à vos enfants qu’il est logique de piller, d’asservir, d’exproprier, de torturer et d’assassiner, mais qu’ils doivent résister à la tentation d’être logiques en se contraignant à la discipline de l’irrationnel; que les gratte-ciel, les usines, les radios et les avions sont issus de la foi et de l’intuition mystiques, alors que les famines, les camps de concentration et les pelotons d’exécution sont l’expression d’un mode d’existence rationnel; et que la révolution industrielle a été menée par des hommes de foi pour en finir avec la domination de la raison et de la logique qui caractérisait le Moyen-Âge ! Dans le même souffle, vous déclarez à ces enfants que les pillards contrôlant les Républiques Populaires vont surpasser ce pays dans la production de biens matériels puisqu’ils sont les représentants de la science, quoique l’intérêt pour les biens matériels soit détestable; vous leur déclarez que les idéaux des pillards sont nobles, mais qu’ils n’ont pas, contrairement à vous, les moyens de les atteindre; que votre combat contre les pillards consiste à réaliser leurs aspirations avant eux, en renonçant au plus vite à toutes vos richesses. Après tout cela, vous vous demandez pourquoi vos enfants deviennent des terroristes et des délinquants, vous vous étonnez que les conquêtes des pillards s’étendent jusque devant vos portes, et vous blâmez la bêtise humaine, déclarant que les masses sont imperméables à la raison.

« Vous oubliez un peu vite que les pillards sont en lutte ouverte contre l’intelligence, que le but qu’ils poursuivent en perpétrant leurs horreurs sanglantes est de punir ceux qui ont l’audace de penser.  Vous oubliez que la plupart des mystiques du muscle ont commencé comme mystiques de l’esprit, car la différence entre eux est bien ténue; vous oubliez que ces deux sortes de mystiques sont les deux facettes d’une même humanité déchirée, qui cherche à se raccommoder dans l’alternance désespérée entre la destruction de la chair et celle de l’esprit; que ce sont eux qui dominent vos collèges, comme ils dominent les parcs à esclaves de l’Europe et les bidonvilles putrides de l’Inde, à la recherche de n’importe quel refuge contre la réalité et la pensée.

« Vous oubliez tout cela volontairement en vous accrochant à votre ‘foi’ hypocrite qui vous ordonne d’ignorer que les pillards vous étranglent, d’ignorer qu’ils sont les représentants réels et concrets de cette morale à laquelle vous ne voulez ni obéir ni résister; d’ignorer que leur façon de pratiquer la foi en faisant de la terre un holocauste est la seule possible, d’ignorer que vous avez renoncé à la seule manière de vous opposer à eux, qui est de refuser le rôle d’animal sacrificiel et d’affirmer fièrement votre droit d’exister; enfin, votre foi vous commande d’ignorer que si vous voulez les combattre réellement, c’est votre morale que vous devez rejeter.

« Vous refusez  de voir tout cela parce que votre amour-propre est enchaîné à ce ‘désintérêt’ mystique dont vous vous réclamez depuis tant d’années sans jamais le mettre en pratique, au point que la seule idée de le rejeter vous emplit de terreur. Vous avez investi cette valeur suprême qu’était votre amour-propre dans une sécurité factice et vous êtes tombés dans le piège de votre morale, qui vous oblige à combattre pour la foi autodestructrice si vous voulez le préserver.

Il est piquant de constater que ce besoin d’amour-propre, que vous ne savez ni expliquer ni définir, relève de ma morale et non de la vôtre; c’est là votre contradiction fatale.

«Même s’il ne parvient pas à savoir pourquoi, même s’il ne fait que ressentir l’existence sans la comprendre, l’homme sait que son besoin désespéré d’amour-propre est une question de vie ou de mort. Parce qu’il est un être de conscience et de volonté, il sait qu’il doit connaître ce qui convient à l’entretien de sa vie. Il sait qu’il doit avoir raison; il sait que s’il se trompe dans ses actes, il met sa vie en danger; il sait que s’il se trompe sur lui-même, s’il est mauvais, c’est qu’il est impropre à l’existence.

« Tout acte de l’homme est un choix de vie; le seul fait de manger signifie pour lui qu’il s’estime digne de vivre; dans chaque plaisir qu’il recherche, il affirme implicitement qu’il croit mériter le bonheur. Il n’a pas le pouvoir de supprimer son besoin d’amour-propre. Il doit se contenter de choisir sur quelle échelle il veut le mesurer. Et il commet une erreur fatale quand, au lieu de choisir comme critère sa propre vie, il en choisit un qui la détruit, un critère qui contredit l’existence et dresse l’amour-propre contre la réalité.

« Les doutes sans cause, les sentiments secrets d’infériorité et d’indignité trahissent une crainte cachée: celle d’être incapable de traiter avec l’existence. Plus grande est la crainte, plus intense est la tentation de se raccrocher à une doctrine étouffante et meurtrière. Aucun homme ne peut survivre s’il se considère lui-même comme mauvais: cela ne peut le conduire qu’à la démence ou au suicide. Pour y échapper, s’il a choisi une norme irrationnelle, il tentera de tricher, de se dérober, d’oublier. Il se trompera lui-même sur la réalité, l’existence, le bonheur et la pensée; et il se trompera finalement sur l’amour-propre, en luttant pour préserver ses illusions plutôt que de risquer de découvrir ses lacunes.

« Avoir peur de faire face à un problème, c’est croire que la solution est pire.

« Ce ne sont pas les crimes que vous avez commis, ce ne sont ni vos échecs, ni vos défauts, ni vos erreurs qui infectent votre âme d’une culpabilité permanente, mais le vide sur lequel vous comptez pour leur faire face; aucun péché originel, aucune mystérieuse déficience innée ne sont en cause. Votre culpabilité provient de votre refus de juger, de votre  refus de penser. La peur et la culpabilité qui vous habitent sont réelles et méritées, mais elles n’ont pas pour origine les raisons superficielles que vous invoquez, elles ne proviennent pas de votre ‘égoïsme’, de votre faiblesse ou de votre ignorance, mais d’un danger qui menace concrètement votre existence: vous avez peur parce que vous avez renoncé à vos moyens de survie; vous vous sentez coupables parce que vous y avez renoncé volontairement.

« L’amour propre est la confiance dans la capacité de l’esprit à penser, et c’est votre esprit que vous avez trahi. Le ‘moi’ que vous cherchez, ce ‘moi’ profond que vous ne parvenez ni à définir ni à exprimer, n’est constitué ni de vos émotions ni de vos rêves évanescents, mais de votre intellect, ce juge suprême que vous avez renié sur les conseils de cet avocat véreux que vous appelez ‘sentiments’.

Maintenant vous errez à travers la nuit que vous avez vous-mêmes créée, dans la quête désespérée d’une lumière inconnue, mus par la vision d’une aube entrevue jadis et à jamais perdue.

« Observez l’abondance dans la mythologie des légendes de paradis perdus, que ce soit l’Atlantide, le jardin d’Eden ou d’autres royaumes de perfection et d’abondance. La source de ces légendes existe, non dans le passé de la race humaine, mais dans celui de chaque homme. Leur sens repose en vous –non comme un souvenir solide, mais diffus et douloureux comme un désir sans espoir; quelque part, dans les premières années de votre enfance, avant d’avoir appris à vous soumettre, à accepter la terreur de la déraison et à douter de la valeur de votre esprit, vous avez vécu un état d’existence radieuse, vous avez connu l’indépendance d’une conscience rationnelle face à un monde ouvert. Voilà ce que vous cherchez, voilà le paradis que vous avez perdu –et qu’il vous appartient de retrouver.

« Il y en a parmi vous qui ne sauront jamais qui est John Galt. Mais ceux d’entre vous qui ont un jour connu l’amour de la vie et la fierté d’en être digne, ceux qui ont un instant porté un regard optimiste sur ce monde, ceux-là savent ce que signifie être homme. Quant à moi, je n’ai rien fait de plus que connaître le trésor que cela représente. J’ai choisi de mettre constamment en pratique ce que vous n’avez connu que furtivement.

« Ce choix vous appartient maintenant. Il consiste à accepter de vous consacrer à ce qu’il y a de plus élevé et de plus noble: l’engagement de votre esprit dans la compréhension que deux et deux font quatre.

« Qui que vous soyez, vous qui êtes seuls face à mes paroles, munis de votre seule honnêteté pour parvenir à les comprendre, sachez que vous avez encore la possibilité d’être des hommes.

Mais il vous faudra repartir de rien, accepter de vous mettre à nu devant la réalité, et renverser une lourde erreur historique en déclarant: Je suis, donc je vais penser.

« Acceptez le fait que votre vie dépend implacablement de votre esprit. Reconnaissez que vos luttes, vos doutes, vos tricheries et vos fuites, n’étaient rien d’autre qu’une tentative désespérée d’échapper à la responsabilité de votre conscience et de votre volonté, une quête de savoir automatique, d’action instinctive, d’intuition certaine; et quoique vous disiez vouloir ainsi devenir des anges, ce que vous visiez étaient en fait le statut d’un animal.

Acceptez comme idéal moral, le devoir de devenir des hommes.

« Ne dites pas que vous n’en savez pas assez pour faire confiance à votre propre intelligence. Etes-vous plus en sécurité en vous abandonnant aux mystiques après avoir rejeté le peu que vous saviez ? Vivez et agissez dans les limites de votre savoir en le laissant s’étendre autant qu’il est possible. Arrachez votre esprit au chantage de l’autorité. Acceptez le fait que vous n’êtes pas omniscients, mais que ce n’est pas en jouant aux zombies que vous le deviendrez; que votre esprit est faillible, mais que ce n’est pas en y renonçant que vous le rendrez infaillible; qu’une erreur commise par vous est préférable à dix vérités acceptées dans un acte de foi, parce que dans le premier cas vous pouvez vous corriger alors que dans le deuxième vous détruisez votre capacité à distinguer le vrai du faux. Au lieu de rêver d’être des automates omniscients, acceptez le fait que l’homme ne peut acquérir son savoir autrement que par sa propre volonté et son propre effort, que c’est là sa spécificité, sa nature, sa morale et sa gloire.

« Retirez au mal cette licence perpétuelle que vous lui accordez en proclamant que l’homme est imparfait. Selon quel critère pouvez-vous donc le maudire ainsi ? Acceptez le fait que dans le domaine de la morale, il n’y a que la perfection qui vaille. Mais la perfection ne se mesure pas, comme le veulent les mystiques, à la capacité à pratiquer l’impossible, la vertu ne dépend pas de questions à propos desquelles aucun choix n’est possible. Fondamentalement, l’homme ne connaît qu’une alternative: penser ou ne pas penser; c’est à cela que se jauge sa vertu. La perfection morale est une rationalité sans brèche; ce n’est pas l’atteinte d’un certain niveau intellectuel,  mais l’usage complet et inflexible de l’intelligence, ce n’est pas l’étendue du savoir, mais la reconnaissance de la raison comme un absolu.

« Apprenez à faire la différence entre des erreurs de connaissance et de morale. Une erreur dans la connaissance n’est pas une faute morale, pourvu que vous cherchiez à la corriger; seul un mystique pourrait juger les êtres humains sur le critère d’une hypothétique omniscience systématique. Un acte immoral est le choix conscient d’une action que vous savez être mauvaise, ou un refus de savoir intentionnel, une suspension du discernement et de la pensée. Ce que vous ignorez ne constitue pas une charge morale à votre encontre; mais dès lors que vous refusez de savoir, vous plantez la graine de l’infamie dans votre âme. Pardonnez l’erreur de connaissance, mais n’acceptez aucune entorse à la morale. Accordez le bénéfice du doute à ceux qui cherchent à savoir, mais traitez en assassins potentiels ces insolents dépravés qui veulent vous imposer leurs vues, proclamant pour justifier leurs exigences qu’ils n’ont aucune raison à donner, que ce sont les sentiments qui les animent. Traitez de même ceux qui rejettent un argument irréfutable en disant: ‘ce n’est que de la logique’, car ce qu’ils veulent est: ‘ce n’est que la réalité’. Or le seul système que l’on puisse opposer à la réalité est fondé sur un désir de mort.

« Acceptez le fait que l’accomplissement de votre bonheur est le seul but moral de votre vie, et que le bonheur – non la souffrance ou l’indulgence facile envers vous-même – est la preuve de votre intégrité morale, parce que c’est la marque et le résultat de la loyauté avec laquelle vous réalisez vos valeurs.

Vous avez redouté de prendre la responsabilité du bonheur, vous vous êtes trop méprisés pour oser affronter la discipline rationnelle qu’il exigeait –et cette amertume anxieuse qui vous hante désormais est le résultat de votre refus de savoir qu’il n’y a pas de substitut moral au bonheur, qu’ aucun homme n’est plus méprisable que le couard qui renonce à le conquérir et qui craint d’affirmer son droit d’exister, démontrant ainsi qu’il n’a même pas envers la vie la loyauté d’un oiseau ou d’une fleur cherchant le soleil. Rejetez l’humilité, ce vice dont vous vous couvrez comme d’un haillon en l’appelant vertu. Apprenez l’estime de vous-mêmes, ce qui signifie: la lutte pour le bonheur. Et en comprenant que la fierté est la somme de toutes les vertus, vous apprendrez à vivre comme des hommes.

« Comme premier pas vers l’amour-propre, apprenez à traiter comme le cannibale qu’il est tout homme qui exige votre secours. Car cet homme considère que votre vie lui appartient. Aussi écœurante que soit une telle posture, il y a quelque chose de plus écœurant encore: votre consentement. Croyez-vous qu’il soit toujours juste d’aider un autre homme ? Non, si celui-ci prétend qu’il a droit à votre aide ou que vous avez le devoir moral de l’aider. Oui, si cela correspond à votre désir personnel, au plaisir égoïste que vous trouvez à apporter votre soutien à un homme et à des efforts que vous estimez. Souffrir en soi n’est pas une valeur; seul le combat de l’homme contre la souffrance en est une. Si vous choisissez d’aider un homme qui souffre, faites-le uniquement en vous fondant sur ses vertus, sur sa lutte pour la guérison, sur son attachement à la raison, ou parce qu’il souffre injustement; alors votre action est encore un échange et sa vertu est la contrepartie de votre aide. Mais aider un homme dénué de vertus, l’assister pour la seule raison qu’il souffre, accepter ses fautes, ses besoins comme autant de revendications, c’est admettre la suprématie du zéro sur vos valeurs.

« Un homme sans vertus est un ennemi de l’existence qui agit selon des principes mortels; l’aider implique de cautionner le mal et de soutenir la destruction. Tout hommage à un zéro, ne serait-ce que sous la forme de quelques centimes ou d’un simple sourire,  est une trahison envers la vie et tous ceux qui luttent pour la maintenir. C’est grâce à de tels centimes et à de tels sourires que la désolation a pris racine au sein de votre monde.

« Ne dites pas que ma morale vous est trop difficile à pratiquer et que vous la redoutez comme vous redoutez l’inconnu. Tous les moments de vie que vous avez traversés, vous les devez aux valeurs de mon code moral. Mais vous avez réprimé, nié et rejeté cela avec force. Vous avez continué à sacrifier la vertu au vice, et le meilleur de ce qu’il y a dans l’homme à ce qu’il y a de pire. Regardez autour de vous: ce que vous avez fait à la société, vous l’avez d’abord fait à votre âme. L’une est à l’image de l’autre. Cette épave lugubre qui est désormais votre monde, est l’expression physique de votre trahison envers vos valeurs, vos amis, vos défenseurs, votre futur, votre pays, votre trahison envers vous-même.

« Nous que vous appelez maintenant à votre secours mais qui ne répondrons plus à vos appel, nous avons vécu parmi vous, mais vous n’avez pas su nous connaître, vous avez refusé de penser et de voir ce que nous étions. Vous avez ignoré le moteur que j’ai inventé et vous l’avez abandonné à la rouille. Vous avez ignoré le héros qui sommeillait en vous, et vous n’avez pas su à me reconnaître quand je vous croisais dans la rue. Lorsque vous pleuriez de désespoir pour l’esprit inaccessible qui avait, vous les sentiez, déserté le monde, vous lui donniez mon nom, mais ce que vous appeliez était votre amour-propre trahi. Vous ne retrouverez pas l’un sans l’autre.

« Vous avez refusé de reconnaître la valeur de l’esprit humain, en cherchant à diriger les hommes par la force. Ceux qui se sont soumis n’avaient pas d’esprit à soumettre, ceux qui en avaient étaient de ceux qui ne se soumettent pas. Ainsi du génie créateur qui, après avoir endossé dans votre monde les habits du playboy, s’est consacré à détruire les richesses, préférant anéantir sa fortune que de la déposer devant les armes. Ainsi du penseur, de l’homme de raison, qui s’est fait pirate dans votre monde, pour défendre ses valeurs par la force en réponse à la vôtre, plutôt que de se soumettre à la règle de la brutalité. M’entendez-vous, Francisco d’Anconia et Ragnar Danneskjöld, mes premiers amis, mes camarades de combat, mes compagnons bannis, au nom et en l’honneur desquels je parle ?

« Nous avons commencé tous les trois ce que j’achève aujourd’hui. Nous avons résolu tous les trois de venger ce pays et de libérer son âme enchaînée. Cette inégalable nation a été construite sur le fondement de ma morale, sur l’inaliénable suprématie du droit de l’homme à exister, mais vous vous êtes détournés de cela en refusant de l’admettre. Vous aviez sous les yeux une réussite sans précédent, et vous avez pillé ses effets en reniant sa cause. Devant ces monument de morale que sont une usine, une route ou un pont, vous avez continué à traiter ce pays d’immoral, et le progrès de ‘cupidité matérielle’, vous vous êtes employés à trouver des excuses à la magnificence de ce pays face à la décadence de l’Europe lépreuse et mystique qui vous présentait la famine primordiale comme idole.

« Ce pays –un produit de la raison- ne pouvait survivre par la morale du sacrifice. Il n’a pas été construit par des hommes en quête d’auto immolation ou en attente d’aumônes. Il ne pouvait vivre en accord avec la doctrine mystique qui prône la séparation de l’âme et du corps, qui enseigne que le monde est mauvais et que ceux qui réussissent sont des dépravés. Dès son origine, ce pays représenta une menace pour les règles anciennes des mystiques. Dans l’immense feu d’artifice de sa jeunesse, ce pays montra à la face d’un monde incrédule quelle grandeur était accessible à l’homme, quel bonheur était possible sur terre. C’était l’un ou l’autre: l’Amérique ou les mystiques. Les mystiques le savaient; vous non.  Vous les avez laissés vous infecter du culte du besoin, et ce pays s’est transformé en géant dirigé par un gnome malfaisant pendant que son âme survivante était précipitée dans l’ombre pour travailler et vous nourrir en silence, cette âme anonyme, déshonorée, reniée, mais héroïque et industrieuse. M’entends-tu maintenant, Hank Rearden, la plus grande victime que j’ai vengée ?

« Ni lui ni aucun d’entre nous ne reviendra tant que la route ne sera pas dégagée pour reconstruire ce pays, tant que l’épave de la morale du sacrifice ne sera pas anéantie. Le système politique d’un pays est fondé sur son code moral. Nous reconstruirons le système Américain sur le principe moral qui en est le fondement originel, mais que vous avez traité comme un sujet de honte, dans votre évasion effrénée du conflit  entre ce principe et votre morale mystique: ce principe énonce que l’homme est une fin en lui-même, non un moyen au service des fins d’autrui, et que la vie de l’homme, sa liberté et son bonheur, lui appartiennent en vertu d’un droit inaliénable.

« Vous qui avez perdu la notion de ce qu’est un droit, vous qui hésitez dans une fuite stérile entre l’affirmation que les droits sont un don de Dieu, un cadeau surnaturel reposant sur la foi, ou que les droits sont un don de la société, qu’il faut arracher à son désir arbitraire, apprenez que les droits de l’homme ne découlent ni de la loi divine ni de la loi sociale, mais de la loi de l’identité. A est A; et l’Homme est l’Homme. Ses droits sont les conditions d’existence requises par sa nature pour sa propre survie.

Si l’homme doit vivre sur Terre, il a le droit d’utiliser sont esprit, il a le droit d’agir selon son propre jugement, il a le droit de travailler pour ses propres valeurs et de posséder le fruit de son travail. Si la vie sur Terre est son but, il a le droit de vivre en tant qu’être rationnel; la nature lui interdit l’irrationnel. Tout groupe humain, toute nation qui tente de nier les droits de l’homme choisit invariablement l’erreur, ce qui signifie: le mal, ce qui signifie: l’anti-vie.

« Les droits sont un concept moral –et la morale est une question de choix. Les hommes sont libres de ne pas choisir leur survie comme critère de leur morale et de leurs lois, mais il ne sont pas libres de se soustraire au fait que l’alternative consiste en une société cannibale, surnageant dans l’éphémère en dévorant ce qu’elle a de meilleur, avant de s’effondrer comme un corps cancéreux, lorsque les bien-portant ont été mangés par les malades, quand le rationnel a été consumé par l’irrationnel.

Tel a été le destin de vos sociétés dans l’histoire, mais vous avez refusé d’en connaître la cause. Je suis ici pour l’énoncer: l’agent du châtiment a été la loi de l’identité, à la laquelle vous ne pouvez échapper. Tout comme il est impossible à un homme de vivre par des moyens irrationnels, cela est impossible à deux hommes, deux mille ou deux milliards. De même que l’homme ne peut survivre en défiant la réalité, aucune nation, aucun pays ni aucun monde ne le peut. A est A. Le reste est l’affaire du temps et de la générosité des victimes.

« De même que l’homme ne peut exister sans son corps, aucun droit ne peut exister sans celui de le traduire dans la réalité –droit de penser, de travailler et de conserver le fruit de son travail; ce qui signifie: sans le droit de propriété. Les actuels mystiques du muscle qui vous proposent la frauduleuse alternative entre les ‘droits de l’homme’ et ‘les droits de propriété’, comme si les uns pouvaient se passer des autres, font une grotesque tentative ultime pour ressusciter la doctrine de l’opposition entre l’âme et le corps. Seul un fantôme peut exister sans propriété matérielle; seul un esclave peut travailler sans droit sur le produit de son effort. La doctrine selon laquelle les ‘droits de l’homme’ sont supérieurs aux ‘droits de propriété’ signifie simplement que certains êtres humains ont le droit d’exproprier les autres; comme les gens capables n’ont rien à gagner des incapables, cela signifie concrètement le droit des incapables de posséder les capables et de les utiliser comme du bétail. Quiconque considère cela comme juste et humain n’a pas droit au titre d’ ‘humain’.

« La source des droits de propriété est la loi de la causalité. Toute propriété, toute forme de richesse, est produite par l’esprit et le travail de l’homme. Puisque vous ne pouvez obtenir d’effet sans cause, vous ne pouvez obtenir de richesse sans sa source: l’intelligence. Vous ne pouvez forcer l’intelligence à fonctionner: ceux qui sont capables de penser, ne travailleront pas de force ou ne produiront guère plus que ce qu’il en coûte de les maintenir en esclavage. Vous ne pouvez obtenir les produits de l’esprit d’un homme qu’en acceptant ses conditions, par l’échange et le consentement.  N’importe quelle autre politique à l’égard de la propriété de l’homme est une politique de criminels, quel que soit le nombre de ceux qui la soutiennent. Les criminels sont des sauvages qui ne voient qu’à court terme et meurent de faim quand leur proie leur échappe –exactement comme vous mourrez en ce moment, vous qui croyez que le crime devient ‘un moyen pragmatique’ pour peu que  votre gouvernement décrète que le pillage est légal et la résistance au pillage illégale.

« Le seul but légitime d’un gouvernement est de protéger les droits de l’homme, ce qui signifie: le protéger de la violence physique. Un gouvernement légitime est simplement un policier agissant comme agent d’autodéfense, qui ne doit donc utiliser la force que contre ceux qui en prennent l’initiative. Les seules fonctions légitimes d’un gouvernement sont: la police, pour vous protéger des criminels; l’armée, pour vous protéger des envahisseurs étrangers; et la justice, pour protéger votre propriété et vos contrats du pillage et de la fraude, et mettre fin aux discordes selon des règles rationnelles, en application de lois objectives. Mais un gouvernement qui prend l’initiative de la force contre des hommes qui n’ont agressé personne ou celle de la répression armée contre des victimes désarmées est une machine de cauchemar destinée à anéantir la morale: un tel gouvernement démolit sa propre justification et échange son rôle de protecteur contre celui de pire ennemi du genre humain, passant du stade de policier à celui du criminel détournant  son droit d’utiliser la violence pour en abuser contre des victimes privées de leur droit à l’autodéfense. Un tel gouvernement substitue à la morale la règle sociale suivante: que chacun brime ses voisins autant qu’il le souhaite, pourvu que son propre gang soit plus puissant que celui des autres.

« Il faut être une brute, un fou ou un lâche pour accepter un tel mode de vie, pour accepter de signer ainsi à ses semblables un chèque en blanc sur sa vie et son esprit, pour accepter l’idée que les autres ont le droit de disposer de sa personne à leur guise, que le désir de la majorité est omnipotent, que la force physique des muscles et du nombre est un substitut à la justice, à la réalité et à la vérité.

Nous, les hommes de l’esprit, nous qui ne sommes ni des maîtres ni des esclaves mais des commerçants, nous n’émettons ni n’acceptons de chèques en blanc. Nous ne vivons ni ne travaillons qu’avec la réalité objective.

« Aussi longtemps que les hommes, du temps de la sauvagerie, n’eurent pas assimilé le concept de réalité objective et crurent que le monde physique était régi par la volonté de démons inconnaissables, aucune pensée, aucune science, aucune production ne furent possibles. C’est seulement lorsque les homme découvrirent que la nature était un absolu ferme et prédictible qu’ils devinrent capables de compter sur leur savoir, choisir leur chemin, planifier leur avenir et lentement, sortir de leurs cavernes. Mais maintenant vous avez replacé l’industrie moderne et son immense complexité de précision scientifique dans les mains de démons inconnaissables –le pouvoir imprévisible des désirs arbitraires d’ignobles petits bureaucrates invisibles. Un fermier ne se fatiguerait pas un seul jour à travailler la terre s’il ne pouvait estimer ses chances de moissonner ensuite. Mais vous espérez que des géants industriels, qui planifient sur des décennies, investissent sur des générations et signent des contrats pour quatre-vingt dix neuf ans, vont continuer à travailler et à produire, en risquant à chaque instant de voir tous leurs efforts anéantis par le premier caprice susceptible de germer dans le crâne d’un obscur fonctionnaire. Les travailleurs manuels vivent et planifient à l’horizon d’un jour. Plus l’esprit est grand, plus l’horizon s’étend. Un homme projetant de construire une hutte, pourrait la bâtir sur vos sables mouvants, saisir un bénéfice rapide et s’enfuir. Un homme projetant de construire un gratte-ciel, non. Il ne consacrera pas davantage dix ans de travail acharné à inventer un nouveau produit, s’il sait que des gang de brutes médiocres concoctent des lois contre lui, pour le lier, l’entraver et  le faire échouer, et que même s’il parvenait à ses fins au prix d’une lutte permanente, ils s’empareraient de son invention et de ses bénéfices

« Ouvrez les yeux, vous qui gémissez que l’idée de rivaliser avec des hommes d’intelligence supérieure vous terrorise, que leur esprit menace votre mode de vie, que le fort ne laisse aucune chance au faible sur un marché d’échanges volontaires. Qu’est-ce qui détermine la valeur matérielle de votre travail ? Si vous viviez sur une île déserte, rien d’autre que l’effort productif de votre esprit. Moins votre effort intellectuel serait efficace, moins votre travail physique vous rapporterait –et vous ne pourriez occuper votre vie qu’à une seule tâche, récolter une moisson incertaine ou chasser avec un arc et des flèches, sans possibilité de penser au-delà. Mais quand vous vivez dans une société rationnelle, où les hommes sont libres de commercer entre eux, vous recevez un incalculable surplus: la valeur matérielle de votre travail est déterminée non seulement par votre effort, mais par les esprits les plus productifs du monde qui vous entoure.

Quand vous travaillez dans une usine moderne, vous êtes payés non seulement pour votre travail, mais aussi pour celui de tous les génies inventifs qui ont permis à cette usine de voir le jour: pour le travail de l’industriel qui l’a construite, pour le travail de l’investisseur qui a économisé afin de risquer son argent dans le nouveau et l’inconnu, pour le travail de l’ingénieur qui a conçu les machines dont vous poussez les leviers, pour le travail de l’inventeur qui a créé le produit que vous confectionnez, pour le travail du savant qui a découvert les lois grâce auxquelles ce produit a été conçu, pour le travail du philosophe qui a enseigné aux hommes comment penser et que vous passez votre temps à dénigrer.

« La machine, ce morceau cristallisé d’intelligence, est l’outil qui étend le potentiel de votre vie en augmentant la productivité de votre temps.

Si vous travailliez comme forgeron aux temps du Moyen-Âge mystique, toute votre capacité productive se résumerait à la fabrication d’une barre de fer en plusieurs jours d’efforts. Combien de tonnes de rails produisez-vous par jour si vous travaillez pour Hank Rearden ? Oseriez-vous prétendre que votre paye provient uniquement de votre travail physique et que ces rails sont le produit de vos muscles ? Le niveau de vie du forgeron est tout ce que vos muscles vous offrent; le reste est un don d’Hank Rearden.

« Chaque homme est libre d’aller aussi loin que le lui permettent ses capacités et sa volonté, mais sa réussite dépend du niveau de pensée auquel il parvient à s’élever. L’effort physique en lui-même ne permet guère de dépasser la vie primitive. L’homme qui ne fait rien de plus qu’un travail physique, consomme autant de biens matériels qu’il a pu en produire, et ne laisse aucun surplus, ni pour lui ni pour les autres.

Mais l’homme qui produit une idée dans n’importe quel domaine du savoir rationnel, l’homme qui découvre une connaissance nouvelle, est un bienfaiteur permanent de l’humanité. Les biens matériels ne peuvent se partager, ils appartiennent à quelque consommateur ultime; seuls les fruits d’une idée peuvent se partager entre un nombre illimité d’hommes, enrichissant chaque bénéficiaire sans coût ni sacrifice pour personne, augmentant la capacité productive du travail de tous. C’est la valeur de son propre temps que le ‘fort’, l’homme intelligent, transmet aux faibles, leur permettant de travailler dans les emplois qu’il a créés, pendant qu’il s’affaire à d’autres découvertes. Ceci est un échange réciproque mutuellement avantageux; les fruits de l’esprit sont un don fait à tous les hommes qui, quels que soient leurs talents, souhaitent vivre de leur travail sans convoiter ce qu’ils n’ont pas gagné.

« En regard de l’énergie mentale qu’il déploie, le créateur d’une invention nouvelle ne reçoit qu’une faible part de ses fruits en termes de compensation matérielle, quelle que soit la fortune qu’il réalise, quels que soient les millions qu’il gagne. Mais l’homme qui travaille comme portier dans l’usine confectionnant cette invention reçoit, lui, un paiement énorme par rapport à l’effort intellectuel que son travail lui demande. Et ceci est vrai de tous les cas intermédiaires, à tous les niveaux d’ambition et d’habileté. Celui qui occupe le haut de la pyramide intellectuelle contribue davantage que tous les autres, mais ne reçoit rien d’autre qu’une indemnité matérielle; aucun surplus intellectuel ne s’ajoute au prix de son temps. L’homme situé en bas qui, abandonné à lui-même, mourrait de faim dans son inaptitude sans espoir, n’apporte aucun surplus à ceux qui sont au dessus, mais reçoit les fruits de tous leurs cerveaux. Telle est la nature de la ‘compétition’ entre les forts et les faibles d’esprit. Telle est la réalité de l’ ‘exploitation’ au nom de laquelle vous avez maudit les forts.

« Telle était le bien que nous vous faisions volontiers et avec joie. Que demandions-nous en retour ? Rien d’autre que la liberté. Nous demandions que vous nous laissiez libres de fonctionner –libres de penser et de travailler selon nos goûts –libres de prendre nos propres risques et d’en subir les pertes –libres de recueillir nos profits et de construire nos propres fortunes –libres de solliciter votre raison, de soumettre nos produits à votre jugement par le biais d’un échange volontaire, de compter sur la valeur objective de notre travail et sur la capacité de vos esprits à le voir –libres de compter sur votre honnêteté et de parler à votre intelligence. Tel était le prix que nous demandions et que vous avez  jugé trop élevé. Vous avez décidé qu’il était injuste que nous, qui vous avons traînés hors de vos taudis, qui vous avons fourni des appartements modernes, des radios, des cinémas et des automobiles, possédions nos palais et nos yachts –vous avez décidé que vous aviez droit à vos salaires, mais que nous n’avions pas droit à nos profits, que vous ne vouliez pas que nous traitions avec vos intelligences mais avec vos fusils. Notre réponse a été: ‘soyez damnés !’. Cette sentence s’est réalisée: vous l’êtes.

« Vous n’avez pas daigné rivaliser d’intelligence –vous rivalisez désormais de brutalité. Vous ne vous êtes pas souciés de chercher vos récompenses dans l’efficacité de la production –vous disputez maintenant une course dans laquelle les récompenses dépendent de l’efficacité du pillage. Vous avez jugé égoïste et cruel que les hommes soient tenus d’échanger valeur contre valeur –vous avez donc extirpé l’égoïsme de votre société, de sorte que vous échangez désormais extorsion contre extorsion.

Votre système est une guerre civile légale, où les hommes se constituent en groupes antagonistes et se battent entre eux pour s’emparer de la machine à fabriquer les lois, laquelle leur sert à écraser leurs rivaux jusqu’à ce qu’un autre gang s’en empare à son tour pour les évincer, le tout dans une protestation perpétuelle d’attachement au bien non spécifié d’un public non précisé. Vous disiez ne voir aucune différence entre l’économique et le politique, entre le pouvoir de l’argent et celui des fusils –aucune différence entre la récompense et la punition, entre l’achat et le pillage, entre le plaisir et la douleur, entre la vie et la mort. Vous apprenez la différence maintenant.

« Il y en a parmi vous qui peuvent avancer l’excuse de l’ignorance ou de la faiblesse d’esprit. Et les plus malfaisants, les plus coupables d’entre vous sont les hommes qui avaient la possibilité de savoir, mais qui ont choisi de nier la réalité, des hommes qui ont mis cyniquement leur intelligence au service de la force; cette engeance méprisable de mystiques de la science qui professent une dévotion pour une prétendue ‘connaissance pure’ –la pureté consistant à clamer que ce genre de connaissances n’a pas d’application pratique dans le monde –, qui réservent leur logique à la matière inanimée parce qu’ils croient que la question des relations avec les hommes n’exige ni ne mérite aucune rationalité, qui font mine de dédaigner l’argent tout en vendant leurs âmes en échange d’un butin en forme de laboratoire. Et puisqu’il n’existe rien qui ressemble à un ‘savoir sans application pratique’ ou à une ‘action désintéressée’, puisqu’ils refusent de mettre leur science au service de la vie, il la mettent donc au service de la mort, de la seule manière qui convienne à des pillards: en inventant des armes de coercition et de destruction. Eux, les intellectuels qui cherchent à échapper à la morale, ils sont les damnés de cette Terre, et il n’y a pas de rémission pour leur faute. M’entendez-vous, Dr. Robert Stadler ?

« Mais ce n’est pas à lui que je souhaite parler. Je parle à ceux d’entre vous qui ont conservé un fragment d’âme souverain, ni vendu ni estampillé: ‘-aux ordres d’autres’. Si, dans le chaos des motifs qui vous ont poussés à écouter la radio ce soir, il y avait un désir honnête, rationnel, de comprendre ce qui ne va pas dans le monde, c’est à vous que je veux m’adresser. Selon les termes de mon code moral, on se doit d’expliquer rationnellement la situation à ceux qui sont concernés et qui font l’effort de savoir. Ceux qui font en sorte de ne pas me comprendre ne m’intéressent pas.

« Je parle à ceux qui désirent vivre et recouvrer l’honneur de leur âme. Maintenant que vous connaissez la vérité sur votre monde, cessez de soutenir les destructeurs. Le mal dans le monde n’est rendu possible que par la caution que vous lui apportez. Retirez votre caution. Retirez votre soutien.

Ne tentez pas de vivre selon les termes de vos ennemis ou de gagner à un jeu dont ils fixent seuls les règles. Ne demandez pas de faveur à ceux qui vous ont asservis, ne demandez pas d’aumônes à ceux qui vous ont volé, que ce soit en subventions, en prêts ou en emplois, ne vous immiscez pas dans leurs équipes pour récupérer ce qu’elles vous ont pris en les aidant à voler vos voisins. On ne peut espérer maintenir sa propre vie en pactisant avec ceux qui la détruisent. Ne vous battez pas pour le profit, le succès ou la sécurité au prix d’un tribut pour votre droit d’exister. Un tel tribut n’a pas à être payé; plus vous leur donnerez, plus ils vous demanderont. Plus les valeurs que vous chercherez et réaliserez sont élevées, plus vous deviendrez vulnérables. Leur système est un chantage conçu pour vous saigner, en utilisant contre vous non vos péchés, mais votre amour de l’existence.

« N’essayez pas de progresser dans les conditions imposées par les pillards ou de monter sur une échelle dont ils contrôlent l’équilibre. Ne permettez pas qu’ils mettent à profit la seule puissance capable de les maintenir au pouvoir: votre volonté de vivre. Mettez-vous en grève –comme je l’ai fait. Employez vos compétences et votre esprit en privé, étendez vos connaissances, développez vos capacités, mais ne partagez pas vos réalisations avec les autres. Ne tentez pas de faire fortune au milieu de pillards en embuscade. Demeurez en bas de leur échelle, ne gagnez que le strict nécessaire, ne produisez pas un centime de trop pour alimenter leurs gouvernements. Tant que vous êtes prisonniers, agissez en prisonniers, ne les aidez pas à prétendre que vous êtes libres. Soyez l’ennemi implacable et silencieux  qu’ils redoutent. Obéissez sous la contrainte, mais ne vous portez pas volontaires. Ne faites aucun pas vers eux, ne formulez aucun souhait, aucune réclamation, aucun projet qui abonde dans leur sens. N’aidez pas vos racketteurs à clamer qu’ils agissent en bienfaiteurs et en amis. N’aidez pas vos geôliers à prétendre que la prison est votre condition naturelle d’existence. Ne leur permettez pas de falsifier la réalité. Contre leur peur secrète, la peur de savoir qu’ils sont inaptes à l’existence, cette falsification est leur unique barrage. Abattez-le et laissez-les sombrer; votre caution est leur seul réconfort.

« Saisissez toute opportunité de disparaître et de vous soustraire à leur emprise, sans pour autant devenir un bandit et créer un gang rival du leur; construisez activement la vie qui vous ressemble avec ceux qui acceptent votre code moral et qui désirent lutter pour vivre en hommes. Vous n’avez aucune chance de gagner selon leur Morale de Mort ou leur credo de la foi et de la force; vivez selon le critère qui récompense l’honnêteté: celui de la vie et de la raison.

« Agissez en êtres rationnels et cherchez à devenir une référence pour tous ceux qui ont soif d’intégrité –agissez selon vos valeurs rationnelles, que ce soit seul au milieu de vos ennemis, avec une poignée d’amis choisis ou comme fondateur d’une modeste communauté à l’aube de la renaissance du genre humain.

« Quand l’empire des pillards s’effondrera, privé de ses meilleurs esclaves, quand il arrivera au stade de chaos incontrôlable, à l’image des nations opprimées de l’orient mystique, quand il se dissoudra en troupeaux de voleurs affamés se massacrant entre eux, quand les avocats de la morale du sacrifice périront avec leur idéal ultime, alors sonnera l’heure de notre retour.

« Nous ouvrirons les portes de notre cité à tous ceux qui méritent d’y entrer, une cité de vergers, de marchés, de pipe-lines, de cheminées et de demeures inviolables. Nous agirons comme centre de rassemblement de toutes les richesses secrètes que vous aurez produites. Arborant le signe du dollar comme symbole –le symbole de l’échange libre et des esprits libres-, nous viendrons pour reprendre une fois de plus ce pays aux sauvages bornés qui n’ont jamais su en comprendre la nature, la signification et la splendeur. Ceux qui choisiront de nous rejoindre le feront; les autres n’auront pas le pouvoir de nous arrêter; des hordes de sauvages n’ont jamais été un obstacle face aux hommes qui portent l’étendard de la raison.

« Alors ce pays sera de nouveau le refuge d’une espèce en voie de disparition: l’être rationnel. Le système politique que nous construirons est contenu dans ce seul principe moral: aucun homme n’obtiendra rien des autres par le recours à la force physique. Chaque homme résistera ou tombera, vivra ou mourra en vertu de son propre jugement rationnel. S’il échoue dans cette tâche, il sera sa seule victime.

S’il craint que son jugement soit incorrect, il ne lui sera pas possible de s’y soustraire en se retranchant derrière un fusil. S’il choisit de corriger ses erreurs à temps, il tirera profit des succès exemplaires d’autrui, en renforçant sa capacité à penser; mais un terme sera mis à l’infamie qui consiste à faire payer aux uns de leur vie les erreurs des autres.

Dans ce monde, vous pourrez vous lever le matin avec l’esprit de votre enfance: cet esprit d’ardeur, d’aventure et de certitude qui vient de la sensation de traiter avec un univers rationnel. Aucun enfant n’a peur de la nature; c’est votre peur des hommes qui disparaîtra, cette peur qui paralyse votre âme, cette peur que vous avez contractée dans vos premières confrontations avec ce qu’il y a d’incompréhensible, d’imprédictible, de contradictoire, d’arbitraire, de caché, de faux, d’irrationnel dans l’homme. Vous vivrez dans un monde d’êtres responsables, fiables et consistants comme des faits; leur  comportement sera garanti par un mode d’existence où règne le critère de la réalité objective. Vos vertus seront protégées, mais non vos vices et vos faiblesses. Toute chance sera donnée à ce qu’il y a de bon en vous, aucune à ce qu’il y a de mauvais. Ce que vous recevrez de la part des hommes ne sera ni des aumônes, ni de la pitié, ni de la miséricorde, ni le pardon de vos péchés, mais une seule valeur: la justice. Et à l’égard des autres comme de vous-mêmes, vous n’éprouverez ni dégoût, ni suspicion ni culpabilité, mais un sentiment unique: du respect.

« Voilà quel futur est à votre portée. Il exige de se battre, comme pour toute autre valeur humaine. Toute vie est une lutte en vue d’un objectif qu’il vous appartient de choisir. Voulez-vous continuer à vous débattre dans l’instant présent, ou préférez-vous lutter pour le monde que je vous propose ? Souhaitez-vous continuer à descendre une paroi abrupte en vous accrochant à ses rebords fragiles, dans une quête où chaque souffrance est inutile et où chaque succès est un pas de plus vers l’abîme ? Ou préférez-vous entreprendre une lutte pour remonter palier par palier dans une ascension régulière vers le sommet, une lutte dans laquelle les épreuves sont un investissement pour l’avenir et les succès un pas de plus vers le monde de votre idéal moral, une lutte par laquelle, même si mourrez avant d’atteindre la pleine lumière du Soleil, vous aurez néanmoins pu connaître certains de ses rayons ? Tel est le choix qui s’offre à vous. Laissez votre esprit et votre amour de l’existence en décider.

« Mes derniers mots s’adressent aux héros disséminés de part le monde,  ceux qui sont prisonniers, non de leur fuite devant la réalité, mais de leur vertu et de leur courage désespérés. Mes frères dans l’esprit, examinez vos vertus et la nature des ennemis que vous servez. Vos destructeurs vous tiennent par votre endurance, votre générosité, votre innocence, votre amour ; l’endurance qui porte leur fardeau, la générosité qui répond à leurs cris de désespoir, l’innocence qui vous empêche de les condamner en vous aveuglant sur leur méchanceté et leurs motifs, l’amour, votre amour de la vie, qui vous fait croire que ce sont des hommes et qu’ils l’aiment autant que vous. Mais le monde d’aujourd’hui est le monde qu’ils voulaient. La vie est l’objet de leur haine. Abandonnez-les à la mort qu’ils vénèrent. Au nom de votre dévotion magnifique à cette terre, laissez-les, n’épuisez pas votre âme splendide en  aidant au triomphe de leur noirceur. M’entendez-vous… mon amour ?

« Au nom de ce qu’il y a de meilleur en vous, ne sacrifiez pas ce monde aux plus mauvais de ses hôtes. Au nom des valeurs qui fondent votre vie, ne laissez pas votre vision de l’homme se corrompre au contact de la laideur, la lâcheté et la stupidité de ceux qui n’ont jamais mérité le nom d’hommes.  Ne perdez pas de vue que ce qui convient à l’homme est la droiture, l’intransigeance et la persévérance. Ne laissez pas votre flamme s’évanouir dans les marécages sans espoir de l’approximatif, du ‘pas tout à fait’, du ‘pas maintenant’, du ‘pas du tout’. Ne laissez pas périr le héros qui est en vous, parce qu’on vous a frustrés de la vie que vous méritiez. Regardez votre chemin et la nature de votre combat. Le monde auquel vous aspiriez est à votre portée, il est réel, il est possible, il est à vous.

« Mais le gagner exige une rupture totale avec celui du passé, un rejet complet du dogme selon lequel l’homme est un animal sacrificiel dont l’existence est vouée au plaisir des autres. Luttez pour votre valeur personnelle. Luttez pour la vertu de votre fierté. Luttez pour l’essence de l’homme: la souveraineté de la raison. Luttez sans dévier avec la certitude radieuse que votre morale est une Morale de Vie, que votre combat est celui de tous les accomplissements, de toutes les valeurs, de toutes les grandeurs, de tout le bien et de toute la joie qui ont jamais existé sur cette terre.

« Vous vaincrez lorsque vous serez prêts à prononcer le serment que j’ai fait moi-même au début de ma lutte –et pour ceux qui aspirent au jour de mon retour, je vais maintenant le répéter au monde entier: ‘Je jure –sur ma vie et mon amour pour elle- de ne jamais vivre pour autrui et de ne jamais demander à autrui de vivre pour moi’.