Edvard Munch en artiste du XXe siècle

Publié le 21 septembre 2011 par Marc Lenot

La salle la plus fascinante de l’exposition Munch au Centre Pompidou est la dernière, celle des autoportraits. Edvard Munch a peint de très nombreux autoportraits toute sa vie, et c’est au moment de l’exposition dédiée à ses autoportraits à Londres que j’ai vraiment commencé à l’apprécier. La commissaire de l’exposition de Londres écrit d’ailleurs le meilleur texte du catalogue de Pompidou, à mes yeux, car elle relie les toiles, la vie et la personnalité de Munch, ne se contentant pas d’un point de vue formel. En conformité avec le thème de la modernité, le plus ancien portrait montré ici date du séjour de Munch dans une clinique psychiatrique au Danemark en 1908 : période clef de sa vie, moment où tant son mode de vie que son travail changent radicalement, époque aussi où il est enfin reconnu en Norvège [je trouve d’ailleurs révélateur que des critiques, par ailleurs très élogieux sur l’exposition, quand ils racontent la vie de Munch, consacrent 80% de leur texte au XIXème siècle, mais expédient le XXème, et surtout la période après 1908, en six lignes]. Ce tableau traduit bien ces incertitudes, ces doutes, cette évolution. Son Autoportrait à Bergen (1916; à gauche sur la photo ci-dessous) marque cette nouvelle période, solitude et concentration. L’autoportrait avec la grippe espagnole (1919; à droite sur la photo ci-dessous) est le premier des autoportraits de vieillesse, de maladie : poignant, ‘avec une odeur de putréfaction’ dit-il à Sternersen, il anticipe les portraits de ses dernières années.

Le Noctambule (1923/24; au centre sur la photo ci-dessus) est un de mes préférés : Munch, hagard, halluciné surgit devant nous dans la nuit, solitaire et angoissé, précaire. Désormais, il s’agira de faire face à la mort, «d’éteindre les passions et de s’abandonner peu à peu au désastre obscur du tombeau» (comme l’écrit Alain Robbe-Grillet à propos d’un de ses tableaux), jusqu’au si fameux Portrait entre l’horloge et le lit (ci-contre) : horloge sans cadran ni aiguilles, lit aux motifs géométriques d’enfermement, et un nu bleu longiligne et tourmenté au mur ; Munch au centre, rigide comme une momie. C’est vraiment là, dans cette salle que se fait la synthèse entre le Munch de chair et d’esprit, complexe et tourmenté, et les préoccupations stylistiques et formelles. Mais c’est peut-être aussi la salle où le discours de modernité se dilue le plus.

À côté, une salle ovale présente ses travaux à l’époque (1930) où la rétine de son oeil droit fut atteinte (un ophtalmologue l’explique fort bien dans le catalogue) et où il craint de perdre la vue (son œil gauche ayant déjà été abîmé dans une rixe au Danemark en 1904). Se cachant de tous, il décide alors de faire, scientifiquement, systématiquement, l’expérimentation de ce qu’il voit vraiment, avec cette tache ronde dans son champ de vision, face à du papier blanc ou face à une source lumineuse, comme s’il était une camera oscura un peu bancale. Cela donne des dessins parfois figuratifs (la tache ressemble alors à un oiseau) et parfois aux limites de l’abstraction, mais qui témoignent toujours de ce qu’il a vu réellement, même si c’est une vision entoptique. Une historienne américaine a parlé de physiologie du symbolisme à son propos. Face à l’angoisse qui l’étreint (‘je ne pourrai plus travailler’), il analyse, étudie, teste, découvre, et continue à produire. Sa vision s’améliore au bout de six mois.

Une hypothèse est que, pendant cette période de demi-cécité, incapable de trouver ses marques et se repérer, il ne peut plus faire de photographies comme avant et se met donc à tenir l’appareil à bout de bras, tourné vers lui et à se prendre en photo : ce geste si commun aujourd’hui, il est apparemment le premier à le faire dans l’histoire de la photographie. L’exposition met en avant ses photographies (et un petit film de 5 minutes, dont un extrait est l’amorce emblématique de l’exposition) sans qu’on sache toujours ce qui est dû à ses maladresses (ainsi le film est heurté, saccadé, de guingois ; des photos sont floues, surexposées) et ce qui serait dû à sa créativité. Tremble-t-il vraiment devant l’immeuble où sa mère est morte ? Veut-il vraiment faire d’Olga Meissner un spectre dans la photo montrée hier ? Ce dédoublement avec Rosa Meissner (en 1908 à Warnemünde) est-il maladroit ou intentionnel ? Qui le sait ? Le risque de sur-interpréter ne me semble pas négligeable ici. Il ne photographie que pendant deux périodes, de 1902 à 1910, puis de 1926 à 1932, et ses photos ne sont que rarement des études pour ses tableaux. Un tiers des 180 photos conservées sont des autoportraits, dont ceux, de profil souvent, pris pendant sa demi-cécité. Qui est le plus fidèle, le dessin ou la photo ? et le plus révélateur ? C’est un débat qui l’intéresse et qu’il explore. La photo (anonyme) en haut représente Edvard Munch à deux ans, avec sa mère à la limite du champ à droite, à peine visible.

Certaines des photos plus anciennes montrent des apparitions spectrales, mais là encore est-ce un manque de technique ou une volonté délibérée ? Il est certain que la photographie, son cadrage, son contraste, son figeage influencent Munch, de même que le cinéma lui montre le mouvement, la projection en avant. C’est certainement un symptôme de modernité et d’expérimentation mais c’est davantage son regard que sa pratique qui est en jeu ici. Il écrit en 1904, et réitère en 1929 : « La photographie ne peut pas se mesurer à la peinture tant qu’on ne peut pas la pratiquer au paradis ou en enfer.»  Avant de devenir ‘moderne’, en 1903, il s’était peint en enfer (ce tableau n’est pas dans l’expo). Où est donc sa photo en enfer ?…

Des tableaux et estampes provenant du Musée de Bergen seront exposés au Musée des Beaux-arts de Caen à partir du 5 novembre. Des photos de l'expo à Pompidou  ici. Edvard Munch étant représenté par l'ADAGP, les reproductions seront ôtées du blog à la fin de l'exposition londonienne, le 14 octobre 2012. Photos 3 & 5 de l'auteur; photos 4 & 6 courtoisie du Centre Pompidou.