Un autre été qui s’achève.
Le temps passe vite, mais je trouve que les nuits sont pas mal longues ces semaines-ci.
Je n’ai pas toujours envie de venir m’épancher ici sur mes déboires déambulatoires et comme disait je ne sais plus quel grand sage : « Quand on se compare on se console... »
C’est vrai que notre droit de geindre s’étiole quand on regarde ce qui se passe ailleurs sur notre « belle » planète. Même qu’on n’a pas besoin d’aller trop loin.
Je croise ce type depuis des années sur la rue Saint-Denis. Il quête parfois près du boulevard de Maisonneuve, mais plus souvent au coin de Viger. Je donne souvent un peu de monnaie à ces hommes qui font la manche sur ce coin-là, mais pour lui, je plonge un peu plus profond dans le fond de ma poche.
La première fois que je l’ai vu, il ne me semblait pas à sa place. Pas assez sale, pas assez magané, mais quand je lui avais donné un peu de change, j’avais senti toute sa gratitude quand il avait plongé ses grands yeux bleus dans les miens.
Au fil des mois, je l’ai vu devenir un peu plus sale, un peu plus magané. Je continuais de lui donner un peu de monnaie lorsque je le voyais et quand les feux le permettaient, je lui demandais comment ça allait. Ça ne faisait pas de doute dans mon esprit que la drogue faisait pas mal de ravage sur cet individu dont le regard bleu ciel s’obscurcissait rapidement.
J’ai été ensuite un long moment sans le voir. Assez long pour l’oublier, assez long pour presque ne pas le reconnaitre quand je l’ai revu cet été. Maigre à faire peur, le visage osseux, la démarche hésitante, mais toujours le même regard empli de mercis. Quand je lui ai demandé comment il allait, il m’a dit qu’il avait le sida.
On se sent imbécile en continuant sa route après avoir dit, fait attention à toi...
La semaine dernière, je n’avais eu qu’un seul client après deux heures de route et j’étais plein de rage et de déception quand je recroisé ce type au coin de Viger. J’ai été un peu surpris qu’il me reconnaisse. Je l’ai également été quand il m’a demandé comment se passait ma veillée. Quand le feu a passé au vert j’ai laissé passer les véhicules derrière moi et j’ai continué de jaser un peu avec l’homme encore un peu plus maigre, encore un peu plus gris qu’avant.
Je l’ai laissé en lui donnant l’argent de ma seule et unique course de la soirée. Pas grand chose. Il a mis le billet sur son cœur et ses grands yeux bleus ont encore plongé dans les miens. Je lui ai souri sans rien dire et j’ai poursuivi mon chemin. La rage en moins.