Éditions de l'Olivier
Qu’éprouvons-nousen refermant un livre ? Une latence, une suspension, la résolution d’un espaceque nous avons ouvert et qui se clôt d’un coup, entraînant avec elle lesentiment de la plénitude comme la sensation de l’inassouvissement, lasatisfaction du tout comme la frustration de le savoir borné. Les mots lus nepeuvent soudainement plus se résoudre que dans le silence et, pour un tempsrelativement bref, il nous est donné de pouvoir vivre un silence del’intérieur, intérieur que nous avons certes habité avec un fort sentimentd’intimité, mais qui, d’une certaine manière, n’est pas le nôtre. Le silencepeut toutefois s’emplir de mots isolés, et pour ainsi dire informulés, sur lefil des tropismes de NathalieSarraute : sans même que nous ayions voulu les faire advenir, surgissent denotre conscience encore sous le choc quelques mots, le plus souvent simples,abstraits, génériques, qui font pour nous un travail d’intégration de lalecture. Sans doute cherchons-nous alors, sans même le savoir, à tirer au clairce que nous avons lu, et, mutatismutandis, à en dégager la morale, l’axiome ou le secret. Et puis, plusrarement, il peut y avoir des couleurs. Or si je cherche à retrouver l’étatdans lequel m’a laissé la lecture de Vousn’êtes pas seul ici, en surplomb des mots épars qui me viennent, tousjustes mais tous incomplets, c’est une couleur qui s’impose, couleur dontaucune nuance, et dieu sait pourtant s’il y en a, n’altère jamais l’essence dela dominante grise. Qu’il s’agisse ici de nouvelles n’est sans doute pasétranger à cette impression. Le roman dessine un paysage où saillent lescontrastes, les quiproquos, les nuances et les atténuations, les embardées etles violences, pour se clore sur un sentiment qui, à tort ou à raison, englobel’intégralité du livre et de son propos. Le recueil de nouvelles enclôtl’espace autant qu’il réduit les possibilités d’en façonner ou d’en modifierles reliefs. La succession d’univers disjoints accentue et précise le lienentre eux, à tel point que l’on peut bien tout oublier des histoires sansjamais rien perdre de ce qui les unit : un recueil réussi est autant unrecueil dont sourd un climat particulier qu’un recueil d’histoires réussies. Àcette aune, et c’est un fait unique dans l’histoire de la littératureaméricaine, il n’est pas étonnant que ce premier livre d’Adam Haslett ait déjàfiguré parmi les finalistes du National Book Award et du Prix Pulitzer.**
Ceuxque désespère l’Amérique feraient bien parfois de se pencher un peu sur salittérature. Loin d’être le pays sans histoire et sans culture que d’aucuns secomplaisent à dépeindre, il est frappant au contraire de constater à quel pointsa fabrique littéraire est pénétrée par l’histoire, la géographie, lesmentalités américaines. Le plus étrange pourtant est que cette perception trèsvive de la sensibilité locale va souvent de pair avec une pénétration trèsprofonde et très dense de l’individu humain. Les phosphorescences triomphalesd’une certaine Amérique, la débauche de lumière et de clinquant dans lacomplaisance de laquelle certains de ses hérauts la revêtent parfois, lagriserie de pacotille qui caractérise tout un pan de son étant médiatique, nousmasquent une réalité autrement plus terne, plus déprimée, plus profonde en toutcas que ce qui nous est donné à voir. L’horizon bleuté de l’être américain seconfond avec le gris sceptique et terrien. M’opposera-t-on le succès, des deuxcôtés de l’Atlantique, d’un Bret Easton Ellis (American Psycho, Glamorama) ?Mais précisément : Bret Easton Ellis est le représentant d’une minorité,rebelle assurément, mais fondamentalement intégrée, dépravée car mondaine – etréciproquement –, muscadine, nihiliste et jet-setteuse.Si Quentin Tarantino surfe au cinéma avec le succès que l’on sait sur cettevague, Joel et Ethan Cohen n’en sont pas moins éminemment plus américains.Leurs films évoluent d’ailleurs dans une esthétique de l’entre-deux où lacouleur n’est là que pour saillir dans la grisaille, coups d’éclat brutal oumiraculeux à travers un substrat américain dont la psyché ne rutile que dansles franges.
Lesfranges, telle est bien la terre, grasse et sèche si cela est possible, quelaboure Adam Haslett. Pas les franges sociales auxquelles l’on pensespontanément : les franges de l’expérience intérieure, celles,précisément, de ces êtres presque sanshistoire qui pourtant ne se sentent et ne sentiront jamais en adhérenceavec la vie. Et de me souvenir de la chanson de Serge Reggiani : Il faut vivre / L’azur au-dessus comme un glaive / Prêt à trancher le fil qui nous retient debout / Il faut vivre partout dans la boue et lerêve / En aimant à la fois et le rêveet la boue. Chez Adam Haslett, le fil est souvent tranché. Rester deboutrelève de l’insoutenable effort, chaque être est condamné à l’amour du rêve etde la boue, bien certain pourtant que la boue emportera tout. Haslett s’attacheseulement à éclairer cette brume qui enveloppe les êtres dépossédés del’événement. C’est vrai de ce père qui ne sait plus converser avec son fils, oude ce docteur qui parcourt des dizaines de kilomètres pour rencontrer sapatiente dépressive car il sait au fond de lui qu’il n’est devenu médecin que« pour organiser sa proximitéinvolontaire avec la souffrance humaine. » C’est vrai aussi de cejeune garçon qui tente d’éloigner la souffrance que lui causent le suicide desa mère puis la mort accidentelle de son père en attirant à lui d’autressouffrances. C’est vrai encore de ce frère et de cette sœur qui n’en finissentet n’en finiront jamais de vivre ensemble dans l’attente impossible du retour toujoursajourné d’un ancien amant partagé. C’est vrai aussi de cet homme que ladépression suicide à petit feu et que les pas aléatoires mènent chez unevieille dame dont la vie accompagne les dernières vies d’un petit-fils que lepsoriasis ronge à mort. Et encore de cet homme, dont nul dans son entourage nesait qu’il mourra très prochainement du sida, confiant son sort inéluctable àune prostituée croisée au hasard de son chemin de hasard et ne faisantfinalement qu’attendre sa fin en se contentant d’acquérir au cimetière unemplacement auprès de son père. Et de cet enfant à qui la vie ne sera plusjamais sereine puisque, comme son père, il voit par avance la mort de ceuxqu’il aime. Et de cet homme qui consulte dans le train son dossierpsychiatrique, ou de cet adolescent qui rend visite régulière à une femmesoignée pour schizophrénie quand il ignore encore tout de la vie et des gestesde l’amour. Ce n’est pas tant la souffrance ou les chagrins ou la misère quisaisissent le lecteur, que ces ombres nébuleuses ondoyant comme des chimèresautour des âmes, cette torpeur presque neurasthénique contre laquelle ilstentent bien de lutter mais au creux de laquelle pourtant ils semblent commevouloir persister à se lover. Le gris est là, dans le halo filandreux quienserre les existences et les ramène à quelques gestes de pilotage automatique,dans cette manière cendreuse qu’a la vie de se déployer comme par réflexe, sansqu’aucune forme de volonté ne vienne s’y attacher. Plus de déterminismes,presque plus de société, juste des monades éberluées toupillant au sein degalaxies effrayantes, quand les vents soufflent toujours trop fort et que l’airdu large fait toujours trop peur. Or le grand tout social n’admet cesdivergences ni ne peut s’expliquer leur présence : le progrès, lamédecine, la psychiatrie, la démocratie, la domination des classes moyennes, ledivertissement, l’ordre du monde social est comme tétanisé par ceux qui dévientdes voies qu’il croyait avoir tracées pour tous. C’est ce qui sort du nombrequi pose problème, ce qui en sort alors que tout était fait pour que rien n’ensorte : il était prévu que tout s’ordonnât dans l’ordre clinique du social. Lespersonnages d’Adam Haslett, saisissants de douceur et de résignation, toustellement attachants dans la perplexité olympienne de ce qui les accable, nousdisent que c’est impossible : l’ordre social est un optimisme aussiaberrant que les autres.
Vous n’êtes pas seul ici est le livre de l’insoutenable tendressede l’être. Pudique, retenue, délicate, elliptique, empathique, l’écritured’Adam Haslett cueille l’individu au plus profond de ses carences mais aussi auplus incertain de son être. Plus rien ne scintille jamais, hormis les éclatsd’une humanité qui s’acharne à se briser d’elle-même lorsque les puissancesextérieures n’y parviennent pas. Adam Haslett rejoint avec ce premier recueilles meilleurs écrivains américains de sa génération, Jonathan Franzen, RickMoody, Jonathan Safran Foer, Brady Udall et les autres. Il le fait en usantd’une tendresse étrange, presque maladive, qui n’appartient qu’à lui. Et nousrefermons le livre des existences qui se brisent, et reste ce gris hors duqueltoute autre couleur semble terne.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Pierre AoustinArticle paru dans Esprit Critique (Fondation Jean-Jaurès), n° 51, mars 2005