« ... et je récitai le poème de Ron Padgett intitulé ˝Haiku˝ : ˝Ce fut rapide. / La vie, je veux dire.˝ Ce poème m’avait toujours fait rire de bon cœur mais pas un seul des Cygnes n’émit le plus bref gloussement, le moindre rire. Ma mère eut un sourire triste. Abigail hocha la tête. Les yeux de Peg se voilèrent de souvenirs, devinai-je. Après avoir paru au bord des larmes, Regina exprima à haute voix l’espoir que je n’avais pas donné ˝ce poème˝ à mes gamines, à quoi je répondis qu’il leur échapperait totalement car à leur âge, en vérité, la vie est longue. Le temps est une question de pourcentages et de convictions à la fois. Si, à la moitié de votre vie, vous aviez six ou sept ans, l’espace de ces années semblerait plus long que celui de cinquante années pour un centenaire, car dans l’expérience des jeunes, le futur paraît sans fin et qu’ils considèrent normalement les adultes comme appartenant à une autre espèce. Seuls les gens âgés ont accès à la brièveté de la vie ».
Siri Hustvedt
Un été sans les hommes
Actes Sud (2011), pp 116-117.
Happy birthday M. Leonard Cohen.
Ici, les poings enfoncés dans les poches, les épaules relevées pour faire croire qu'il ne fait pas froid, l'air de ne pas se rendre compte que l'été entre peu à peu en hibernation, ici, marchant seul sur ces petits pavés, un soir d'éclairage électrique dans la ville qui bruisse encore ses bruits crissants ou feutrés de ville, longeant sans s'arrêter les terrasses des cafés déjà chauffées, ici, dans ce coin de ville sans touristes, on aime Leonard Cohen. On l'a dit et redit et il suffit de remettre Joan of Arc ou Democracy sur le pick-up pour qu'une nostalgie goguenarde s'empare des secrets de l'âme. On aime Leonard Cohen, comme on aime la pluie sur les pavés ou le corps assoupi d'une femme sous le drap. On l'aime comme on aime prendre un verre quand le contenu du verre peut ouvrir les portes intérieures. Comme le retour d'un film oublié, au noir et blanc piqué de Tri X, fait sourire. Comme si l'été recommançait son pas de danse à pas de loup. Ici, on aime Leonard Cohen et on a envie de lui demander si on peut vieillir avec lui, sereinement, dans la beauté calme d'un jardin de pierre et de lave.
Une chanson, quelques photos pour témoigner une réelle affection pour le poète de Dieu, des femmes, de la guerre et de la paix, de la complexité du monde.
J'ai choisi pour célébrer cet anniversaire un titre de l'album Songs of love and hate, publié il y a 40 ans, quand Leonard Cohen était un jeune homme de 37 ans : Last Year's Man. La traduction française est de Graeme Allwright (sous réserve de deux ou trois adaptations personnelles).
Last Year's Man
The rain falls down on last year's man,
that's a jew's harp on the table,
that's a crayon in his hand.
And the corners of the blueprint are ruined since they rolled
far past the stems of thumbtacks
that still throw shadows on the wood.
And the skylight is like skin for a drum I'll never mend
and all the rain falls down amen
on the works of last year's man.
I met a lady, she was playing with her soldiers in the dark
oh one by one she had to tell them
that her name was Joan of Arc.
I was in that army, yes I stayed a little while;
I want to thank you, Joan of Arc,
for treating me so well.
And though I wear a uniform I was not born to fight;
all these wounded boys you lie beside,
goodnight, my friends, goodnight.
I came upon a wedding that old families had contrived;
Bethlehem the bridegroom,
Babylon the bride.
Great Babylon was naked, oh she stood there trembling for me,
and Bethlehem inflamed us both
like the shy one at some orgy.
And when we fell together all our flesh was like a veil
that I had to draw aside to see
the serpent eat its tail.
Some women wait for Jesus, and some women wait for Cain
so I hang upon my altar
and I hoist my axe again.
And I take the one who finds me back to where it all began
when Jesus was the honeymoon
and Cain was just the man.
And we read from pleasant Bibles that are bound in blood and skin
that the wilderness is gathering
all its children back again.
The rain falls down on last year's man,
an hour has gone by
and he has not moved his hand.
But everything will happen if he only gives the word;
the lovers will rise up
and the mountains touch the ground.
But the skylight is like skin for a drum I'll never mend
and all the rain falls down amen
on the works of last year's man.
Adaptation française de Graeme Allwright :
L'Homme de l'An Passé
La pluie tombe sur l'Homme de l'An Passé,
Il y a une guimbarde sur la table, un crayon dans sa main
Et les coins de sa feuille enroulés vers ses doigts
Les pointes des punaises
Jettent des ombres sur le bois.
Et le ciel est comme la peau d'un tambour que je ne réparerai jamais.
Et toute la pluie tombe sur l'œuvre
De l'Homme de l'An Passé
J'ai rencontré une femme jouant avec ses soldats dans le noir,
Il fallait qu'elle leur dise qu'elle s'appelait Jeanne d'Arc
Je suis resté un moment dans cette grande armée
Je te remercie, Jeanne, de m'avoir si bien traité.
Bien que je porte l'uniforme, je n'étais pas né pour cette vie,
A tes cotés, tous ces hommes blessés,
Bonne Nuit, Amis, Bonne Nuit.
J'ai assisté à un mariage que d'anciennes familles avaient préparé,
Bethleem était l'époux, Babylone la mariée,
Grande Babylone, elle était nue, tremblant pour ma vie
Bethleem nous enflammait comme un timide à une orgie.
Et notre chair était comme une voile
Quand nous sommes tombés tous les deux,
Il fallait l'écarter pour voir le serpent mordre sa queue.
Des femmes attendent Jésus comme d'autres attendent Caïn,
Je reste pendu à mon autel, une hache dans la main.
Et j'emmène celui qui me trouve là ou tout a commencé,
Quand Jésus était la Lune de Miel, et Caïn l'homme tombé.
Et nous lisons dans des Bibles, reliées de peau et de sang,
Que le désert rassemble une dernière fois
Tous ses enfants.
La pluie tombe sur l'Homme de l'An Passé,
Une heure s'est écoulée et sa main n'a pas bougé.
Mais toute chose arrivera, s'Il donne le mot, mes frères
Les amants se relèveront, les montagnes toucheront la Terre.
Et le ciel est comme la peau d'un tambour que je ne réparerai jamais
Et toute la pluie tombe sur l'œuvre
De l'Homme de l'An Passé.
Leonard Cohen est né le 21 septembre 1934 à Montréal (Québec).
Parmi les billets consacrés à LC par Les petits pavés, celui du 17 février 2008, Leonard Cohen (2) : A portrait of the artist as a young man, m'est le plus cher. Il constitue le second volet d'un dossier consacré à LC, dont le premier a, curieusement, disparu.