Le titre de ce roman est tiré d'une chanson d'Alain Bashung, d'il y a 20 ans, Osez Joséphine,
dont les paroles mystérieuses, qui ont accompagné la rédaction du livre, comportent ce leitmotiv entêtant :
Osez, osez Joséphine
Osez, osez Joséphine
Plus rien n's'oppose à la nuit
Rien ne justifie
Peut-on parler d'un roman ? En effet Rien ne s'oppose à la nuit, publié chez Jean-Claude Lattès ici, raconte en fait l'histoire tragique de la vie et de la mort d'une mère, celle de l'auteur.
Rien n'indique sur la jaquette que la photo du livre est celle de cette mère, Lucile Poirier, que la narratrice n'appelle que par son prénom. Nous n'en avons la
confirmation qu'à l'avant-dernière page du livre. Lucile y apparaît comme l'icône d'une époque qui se dessinait en noir et blanc, où du noir pouvait venir une lumière
secrète, celle du visage au sourire "d'une obscure douceur" d'une jeune femme blonde, vêtue d'un pull à col roulé
noir, tenant une cigarette entre les deux doigts de la main gauche à laquelle la droite sert de gracile appui.
Pour "écrire sa mère", Delphine de Vigan a entrepris un travail de recherche considérable. Elle a interrogé et enregistré longuement les frères et
les soeurs de Lucile et bien d'autres personnes qui l'avaient connue. Elle a lu et relu des lettres et des écrits, dont les siens quand elle était petite. Elle a regardé des dessins, des photos
et des films. Peu à peu, dans la douleur, elle est parvenue au bout de cette quête, qui est ponctuée de passages où l'auteur, qui en perd le sommeil, nous fait part de ses
tourments et de sa difficulté à poursuivre la tâche entreprise.
L'histoire de Lucile est aussi l'histoire d'une famille nombreuse - elle est la troisième d'une famille de neuf enfants -, à qui tout devrait sourire, mais qui connaît des deuils précoces, qui
dissimule de lourds secrets et les dénie, qui connaît la réussite puis les échecs, qui ressemble à s'y méprendre à bien des familles de ma génération : Liane, la mère de Lucile,
est née un an avant la mienne et ma naissance se situe entre celle de Milo et celle de Justine. Il faut croire que les efforts de Delphine de Vigan pour restituer l'époque n'ont pas été
vains, puisque je la reconnais.
Il m'était difficile dans ses conditions de ne pas être bouleversé par cette histoire vraie qui contient à elle seule - ce qui est phénoménal - les tragédies de plusieurs de
ces familles que j'ai connues. Sans que des larmes ne perlent à mes yeux - un garçon ne pleure jamais, avais-je été instruit quand j'avais atteint l'âge de raison - j'ai senti que mes
yeux s'humectaient tout de même à la lecture du récit de ces destins analogues.
Le premier internement de Lucile, le 31 janvier 1980, après qu'elle s'en est pris à Manon sa fille cadette, sera une rupture dans la vie de Delphine, qui n'a alors que
quatorze ans. Sa vocation d'écrivain sera due curieusement à ce tournant brutal de sa vie. Ce premier internement sera suivi d'autres et de périodes de rémissions, quelques fois
longues. Peut-on dire que Lucile décida son suicide lors d'une de ces rémissions ? En tout cas elle voulut "mourir vivante" le 25 janvier 2008 et c'est Delphine qui découvrit son corps bleu le 30 janvier suivant.
Pourquoi avoir écrit ce livre qui ne doit pas plaire à tous les membres de sa famille ? Delphine n'a pas pu s'en empêcher. L'idée de l'écrire avait aussitôt été "congédiée" puis était "revenue", comme la mystérieuse tache inamovible qui s'était fixée sur le poste de radio à
transistor contre lequel Lucile avait fini par s'endormir pour de bon.
Au fil de ce roman vrai, nous sommes parfois un peu gênés de pénétrer avec Delphine dans une telle intimité, d'autant qu'elle ne nous laisse pas indifférent. Mais la qualité de
l'écriture, où transparaissent l'amour et la culpabilité d'une fille envers sa mère, finit par avoir raison de nos derniers scrupules.
Francis Richard