Alain Levy, Sur les traces de Big Brother. La vie privée à l'ère numérique, Paris, L'Editeur, 2010, 263 pages.
Emprunter au roman d'Orwell pour évoquer les dispositifs permettant de "connaître" les internautes est une rude métaphore venant du Président d'une entreprise, Weborama, dont le métier est de vendre aux annonceurs une connaissance efficace des internautes. Les données médiates de la conscience numérique permettent de cibler au plus juste les activités sur le Web. Activités commerciales ou non. Alain Levy prend le parti de dire ce qui va sans dire (pas d'économie publicitaire sans ciblage), et de faire saisir dans le même mouvement ce qui n'est généralement pas compris (pas de ciblage sans cookies). Voilà pour les prémisses. Pas de Web sans cookies, voilà pour la conclusion du syllogisme. Les cookies sont au principe du fonctionnement du Web et de son économie : sans cookies, pas de réseaux sociaux, pas de moteurs de recherche, pas de vente en ligne, rien, ni Google, ni Facebook, ni Amazon. Ni Weborama ? Les cookies sont des traces que laissent les passages des internautes sur les sites. Le médiaplanneur sur le Web fait lui aussi oeuvre automatisée d'enquêteur et d'historien (cf. Carlo Ginzburg), pour aller du passé au futur proche.
Sur les traces de Big Brother est un livre d'économie sans économétrie : comment fonctionne Internet. Un livre de droit sans arrêts : comment garder Internet dans les simples limites de la raison morale. Le livre se lit dans les variations de la distance entre économie et droit : de zéro pour le chef d'entreprise, tout à son résultat, à l'infini pour l'humaniste, tout à la morale. Quelle juste distance ? Débat kantien : avoir des mains mais sales, ou n'avoir pas de mains, mais si pures ! Alain Lévy ne récuserait sans doute pas les termes du dilemme de Péguy.
Cet essai, exactement qualifié de "document", couvre quatre domaines : la connaissance des comportements numériques, la place de la publicité dans l'économie numérique, ce que changent à la vie privée moteurs de recherche et réseaux sociaux, les moyens de protéger la vie privée sur le Web. Tout cela est énoncé et "documenté" clairement et distinctement. De plus, Alain Levy prend parti, il dit "je", évoque sa "conviction". Tant mieux. Le danger qu'il voit bien venir et qu'il veut prévenir est celui de la globalisation : "à force de globaliser, on mélange tout" (p. 131). Danger qui donne sa valeur à la double approche de l'auteur, tantôt chef d'entreprise et ingénieur, tantôt mari et père de famille, qui ne globalise jamais.
"Big Brother" dans 1984 incarne l'obsession de surveillance. Aujourd'hui, "Big Brother" est l'expression qui revient le plus souvent pour situer Google et Facebook. Paradoxalement, alors que la société stalinienne, particulière, que visait Orwell, s'est effondrée, on reporte la menace totalitaire sur l'universel et les sociétés transparentes. Pour mieux faire valoir que notre époque est à la surveillance, Alain Levy semble par trop embellir le passé. Comme si les administrations, depuis toujours, ne traquaient les richesses, pour les imposer, comme si elles ne recensaient pas les hommes, pour la guerre. Fouiller, dénoncer, toutes les sociétés le font. La Sainte Inquisition fouillait les maisons et les consciences pour convertir et assassiner ; plus près de nous, le maccarthysme ne reculait devant rien. Tout cela s'est déroulé sans cookies, sans informatique. Les régimes les plus totalitaires ont organisé l'espionnage et la dénonciation de tous par tous, sans technologie de pointe. Voyez Pétain, voyez Franco, voyez la DDR... Certes, les nazis ont pu profiter d'IBM pour établir des listes de personnes à déporter (cf. E. Black, IBM and the Holocaust, 2001) mais, en général, la police de la pensée n'a pas attendu les écrans et les caméras, elle a toujours et partout pu compter sur des hommes de sinistre volonté, et même sur des enfants, pour effectuer les pires des tâches criminelles. Qu'importe les technologies, c'est de morale qu'il s'agit.
Chaque paragraphe du livre provoque à la discussion. A chaque paragraphe, on a envie d'objecter et de répondre aux objections. Chacun des énoncés de l'ouvrage, pris un à un, est disputable, mais l'ensemble qu'ils constituent est incontestable. Un an après sa publication, l'ouvrage suscite toujours le débat.
Des objections ? J'en ai autant que l'auteur a d'affirmations. N'en retenons que trois.
- Les internautes sont libres et égaux en droit. Rien ne les oblige à s'afficher sur Facebok comme rien n'obligeait Rousseau à publier d'intimes Confessions. En revanche, les internautes ne sont pas égaux de fait devant les outils numériques (p. 30). On ne naît pas internaute, on le devient. Plus ou moins. Le numérique a ses héritiers, tout comme l'amour de l'art, de la langue et l'école.
- Alain Levy défend le droit des personnes à l'oubli ; j'en pressens le glissement à des exploitations politiques. Or en politique, le devoir de ne pas oublier s'impose à nous, il me paraît constitutif de notre culture (cf. notre post récent).
- La métaphore des digital natives ("nés avec le Web"), dérivée d'une notion linguistique approximative - mais qui aboutit à la grammaire. Cf. Noam Chomsky -, me semble faire obstacle à l'analyse des usages du Web. D'autant que cette notion rejoint, dans le raisonnement d'Alain Levy, la métaphore des abeilles, insectes pollinisateurs (chapitre 5). Certainement, l'auteur met alors le doigt sur un aspect crucial de l'économie du Web, celui de l'exploitation du lexique (plus que de la langue), donc de la production, par la communauté, d'un "trésor" sémantique (Saussure). Ici, affleure le risque d'érosion de la diversité langagière et culturelle par l'usage d'Internet (cf. la "novlangue", évoquée p. 42). Allons, sans abeilles internautes, tout n'est pas perdu pour le Web, le vent suffit souvent à la pollinisation : les plantes qui ciblent moins distribuent plus largement leur pollen. Alternative constante en marketing : cartes de fidélité ou pas, affinité ou pas, etc. Les abeilles, insectes totalitaires "dont le travail est joie", s'accordent bien à l'idée de "Big Brother". Victor Hugo déjà leur reprochait de collaborer au manteau impérial et aux tapis du sacre. Le vent, lui, est plus anarchiste, plus romantique aussi ! Vive le vent "qui court à travers la campagne".
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