Il est des expos à la fois stimulantes et frustrantes, et c’est le cas de celle que le Centre Pompidou consacre à Edvard Munch (jusqu’au 9 janvier ; ensuite à Francfort puis à Londres). C’est une exposition stimulante car elle développe une thèse, fait réfléchir, oblige à regarder différemment : confrontés, disent-ils, à l’image habituelle d’un Munch peintre symboliste, postromantique, pré-expressionniste, tragique, désespéré, mélancolique, introverti, solitaire, les commissaires ont voulu, sous le titre de ‘L’œil moderne’, mettre l’accent sur la modernité, le vingtièmisme de Munch (né en 1863, mort en 1944), son utilisation de médias nouveaux (film et photo), son approche formelle, conceptuelle, et ils fournissent une démonstration assez réussie, malgré certaines lacunes. Mais il me semble qu’une telle approche à thèmes et à thèse ne pourra séduire que des visiteurs déjà très familiers de l’œuvre de Munch et de sa vie (indissociable de son œuvre à mes yeux), alors que, justement, cette exposition dit peu de choses, et de manière plus allusive qu’explicite, sur son rapport à la famille, à la mort, aux femmes, à la dépression. Si, pour un passionné comme moi (ci-dessous des liens vers tous les billets que j’ai déjà écrits sur Munch), cette exposition est un complément appréciable, intelligent, critique et stimulant, je crains que le visiteur qui, en France, n’a pu voir jusqu’ci que l’exposition de la Pinacothèque l’an dernier (rétrospective plus classique, plus personnelle, plus sensible, moins intellectuelle, moins riche en œuvres puisque le Musée Munch, engagé avec Pompidou, avait refusé de collaborer, mais néanmoins bien faite, avec beaucoup d’œuvres rarement vues car provenant de collections particulières; et exposition qui a un peu coupé l'herbe sous le pied des commissaires de Pompidou et les a contraints à concevoir 'autre chose') et, éventuellement, l’exposition très partielle à Orsay en 1991 (Munch et la France) ou celle du MNAM en 1974 – et c’est tout depuis 60 ans ! (Munch refusa une grande exposition de son travail à Paris en 1934 et de nouveau en 1939, et il n'y a d’ailleurs que deux toiles, mineures, de lui dans des musées français, Orsay et Rodin) – qu’un visiteur souhaitant donc découvrir Munch ne soit quelque peu désorienté, ou en tout cas ne passe à côté d’aspects essentiels de son travail s’il se contente de cette exposition qui a délibérément fait l'impasse sur les aspects biographiques et psychologiques. Comme me le glissait un compère aussi munchophile que moi, c’est le Grand Palais qu’il aurait fallu !
La thèse de la modernité de Munch se décline donc en douze thèmes, douze salles, que je regrouperai sommairement selon deux grands axes : l’aspect formel de son travail (aujourd'hui) et son approche ‘multimédia’ de sa propre image (demain). La première salle est une splendeur : on est face à six chefs d’œuvre, six œuvres essentielles, toutes ayant à faire avec son rapport aux femmes, si central chez lui, et toutes datant du XIXème ou du début du XXème siècle. Munch jeune est cerné par la mort de ses proches et le plus ancien tableau (à gauche sur la photo ci-dessus) est celui de l’agonie de sa sœur Sophie, L’enfant malade, tableau tragique et sensible, sa première vraie œuvre ; sauf que, ici, c’est une version postérieure qui est montrée, celle de 1896, plus lisse, alors que la première version, en 1885, plus proche du décès, est beaucoup plus intéressante car elle montre un travail de la pâte picturale triturée avec le manche même du pinceau, comme si Munch, éploré, se battait avec la matière même pour traduire sa douleur. A côté, la Puberté, jeune fille impudique et apeurée à l’ombre menaçante. Ensuite, Vampire, cette femme rousse penchée sur la nuque d’un homme, tableau mythique mais trompeur : le titre n’est pas de Munch mais d’un critique, et semble être allé au-delà des intentions de l’artiste. Puis (tout à droite de la photo ci-dessus) un Baiser, sombre et sensuel : femme dévorante et femme aimante sont deux pendants constants de son travail. En face, les trois jeunes filles sur un pont devant la maison d’Aasgardstrand, et enfin, un couple de dos, devant la mer, séparé, tragique, solitaire, annonce de mélancolie et de dépression. Mais c’est là mon discours, mon regard, car l’exposition ne met pas l’accent sur le sens de ces toiles, sur leur proximité avec sa vie, et ses sentiments, mais sur le concept de reprise, de réplique : en effet la salle suivante montre des toiles quasi identiques à celles-ci mais dans des versions postérieures. C’est une manière habile et intelligente de mettre l’accent sur le fait que Munch ne se préoccupait pas de l’œuvre originale, mais repeignait sans cesse des tableaux similaires, voulant, entre autres, conserver avec lui un double d’une toile qu’il venait de vendre. Au-delà du concept, on aurait pu espérer bénéficier ici d'une analyse plus stylistique, d'une série complète et de l’analyse des variations, des changements, au fil des toiles, par exemple avec les six versions de L’enfant malade de 1885 à 1927 : comment, avec une distance grandissante de l’événement traumatique, les toiles s’adoucissent avec l’âge, se lissent avec le temps. D’autre part, au sein de ce thème de reprise, on aurait pu inclure tout son travail de gravure, lithographies, eaux-fortes et surtout xylographies, analysées sous cet angle là, et j’ai aussi perçu cela comme une lacune dans l'étude du rapport de Munch avec la reproductibilité de l'oeuvre d'art, alors que ça aurait pu être une remarquable illustration de l’autonomisation de l’œuvre dont parle le texte de l’exposition.
Tout aussi intéressante sur le plan formel est la salle consacrée à l’espace optique où on voit à quel point Munch s’inspire du film et de la photo pour construire des scènes où le sujet se projette vers l’avant, qu’il s’agisse de marcheurs , d’un cheval ou de troncs d’arbre, où la perspective se creuse dans un effet très filmique, où des superpositions de corps font écho à des surimpressions photographiques. Mais là aussi, la volonté de gommer toute référence biographique conduit à voir dans ‘Sur la table d’opération’ une simple prouesse de perspective écrasée, d’un corps qui semble sortir de la toile vers l’avant (un anti-Mantegna ?) : c’est bien cela, mais c’est aussi une dramatisation très exagérée de son passage à l’hôpital après son altercation avec sa maîtresse Tulla Larsen en 1902 (lors de la dispute, il prend son revolver et se tire une balle dans la main gauche). L’absence d’explications conduit à ne voir qu’une face de la toile, à se sentir contraint à un seul point de vue, à manquer une autre dimension pourtant passionnante et probablement ignorée de 90% des visiteurs de l’exposition.
La salle titrée ‘En scène’ montre un aspect peu connu de son travail, sa collaboration avec le metteur en scène Max Reinhardt et sa vision scénique, autour en particulier de la Chambre verte. Mais la toile L’artiste et son modèle, bien plus tardive (1919/21) ressort, me semble-t-il, d’un autre domaine, même si le formalisme de la pièce close la relie aux autres toiles de la salle : après la 1ère guerre mondiale, Munch ne voit plus grand monde, voyage moins et, vivant seul, développe des relations longues, affectueuses et parfois amoureuses avec ses modèles successifs. Celle-ci, Annie Fjeldbu (qu’il surnommait ‘La Chatte’), fut une des plus importantes et ce tableau traduit aussi toute l’ambiguïté des rapports entre peintre et modèle, bien plus que le rapport au théâtre et à la clôture, à mon sens.
La salle suivante, titrée ‘Compulsion’, est superbe car elle montre comment à partir de la photo ci-contre du modèle berlinois Rosa Meissner à Warnemünde pendant l’été 1907, Munch décline dans différents médiums cet archétype d’une femme debout, nue, en pleurs auprès d’un lit où se devine encore parfois l’empreinte d’un corps : en quelques mois, il dessine, il peint (six toiles, dont cinq ici), il sculpte (ci-dessus une des rares statues de Munch qu’il aurait, paraît-il, voulu pour sa pierre tombale), plus tard il gravera. Mais on ne sait quelle importance ce motif compulsif a pour lui : « scène primitive, souvenir érotique, archétype de lamentation », auxquels j’ajouterai le souvenir d’une rupture tragique.
La salle ‘Rayonnements ‘ tient surtout par Le Soleil, toile esquisse de sa fresque solaire dans l’Aula de l’Université d’Oslo en 1910/1913, toile qui évoque Kupka ou certains Delaunay, tout à fait étonnante et moderne, en effet. Par contre, présenter simplement comme une preuve de modernité une radiographie de sa main gauche en 1902 sans expliquer un instant qu’on voit là le résultat du coup de revolver qu’il se tire dans la main lors de sa rupture avec Tulla Larsen tient du contresens myope. De même, ne montrer ici que deux xylographies en considérant comme des ‘rayonnements’ son utilisation des nervures du bois qu’il intègre au dessin, et ne pas aller plus loin dans l’explication de la véritable révolution qu’il fait en gravure (blocs de bois découpés à la scie, encrés séparément et réassemblés, par exemple) ne rend pas justice à son génie, moderne justement dans ce cas.
Enfin (pour aujourd’hui), la salle ‘Le monde extérieur’ fait justice d’un Munch retiré et misanthrope : il s’intéresse au monde, à l’actualité politique (massacre des Finlandais Rouges par les Blancs) et aux faits divers (incendie à Oslo), il sait s’inspirer des feuilletons pour raconter une histoire (ici son altercation alcoolisée avec son ami le peintre Ludwig Karsten). On aurait pu aussi inclure ce dessin des funérailles berlinoises (Frankfurter Bahnhofplatz) du ministre juif Rathenau, assassiné par les nazis en 1922 car Munch fut là non seulement témoin mais aussi participant (ce dessin appartenant au MoMA n'est pas dans l'exposition), tout en rappelant au passage les imbécillités de Jean Clair sur la prétendue sympathie de Munch pour les nazis, que tout dément.
Un regret, encore, dans cet exposé de la modernité de Munch : que ne soit pas mentionné ici le 'traitement de cheval' qu'il faisait subir à ses tableaux, les exposant au vent, au soleil, à la pluie, à la neige, jusqu'à ce qu'ils en soient patinés, qu'ils soient 'faits'. Dans ce mépris pour la peinture muséale bien faite, bien léchée, dans ce rapport brutal avec la matérialité de la peinture, je vois aussi un trait de grande modernité, qui a été passé sous silence ici.
Assez pour aujourd’hui. Demain, film, photographies et autoportraits, l’autre aspect essentiel de cette exposition.
Ah oui, deux nouvelles : Le Cri n'est pas là, on peut enfin s'en libérer, ouf ! ; et tout le monde prononce maintenant MUNK et non plus MUNCHE, chouette !
Billets précédents sur Edvard Munch :
Exposition l'Anti-Cri à la Pinacothèque en 2010
Exposition à la Fondation Beyeler en 2007
Vente chez Sotheby's et aussi là en 2006
Les âneries de Jean Clair sur Munch
Exposition d'autoportraits à la Royal Academy en 2005
Edvard Munch étant représenté par l'ADAGP, les reproductions seront ôtées du blog à la fin de l'exposition londonienne, le 14 octobre 2012. Photos 1, 6 & 7 courtoisie du Centre Pompidou; photos 2 & 5 de l'auteur.