Magazine Cinéma
Shangaï dreams, tel est le titre du premier film au programme du jour. Un peu d’onirisme enfin en perspective, du moins est-ce ce que laisse présager le titre…mais les rêves ici sont plutôt ceux qui achoppent dans la rude réalité du quotidien. Ce quotidien est celui de l’héroïne de 19 ans qui habite dans la province de Guizhou avec ses parents et son frère. En effet, dans les années 60, sur les recommandations du gouvernement, de nombreuses familles ont quitté les grandes villes chinoises pour s’établir dans des régions pauvres, afin d’y développer l’industrie locale. Son père pense que leur avenir est à Shangaï. On songe à l’héroïne japonaise de
« Bashing », elle aussi prisonnière dans son propre pays. Ici aussi elle est prisonnière, prisonnière de l’étroitesse des conventions, une prison que désignent les barreaux de la fenêtre de sa chambre derrière lesquels elle est filmée comme un oiseau épris de liberté et enfermé et que désignent aussi les longues et silencieuses séquences : un silence assourdissant de mal être, d’espoir déchu. Seuls quelques sons brisant le silence reviennent comme un refrain lancinant : le tic tac de l’horloge ou les vrombissements de l’usine comme pour lui rappeler constamment ce présent auquel elle tente d’échapper. Un immense fossé sépare les deux générations avec, paradoxalement, les enfants qui veulent rester d’un côté et les parents qui veulent partir de l’autre. Le fossé devient bientôt un gouffre infranchissable. La tension monte peu à peu, jusqu’à l’explosion fatale, le drame inéluctable dans cette ville maussade où l’amour semble voué à l’échec. La fin est bouleversante d’intensité retenue et rien que pour cela ces rêves là méritent qu’on prenne le temps de les regarder s’envoler.
De la rudesse du quotidien nous parleront aussi certainement les frères Dardenne, d’une manière différente et avec le talent qui les caractérise, encore auréolés de la palme d’or de « Rosetta » en 1999 et des prix d’interprétation obtenus par Emilie Dequenne puis Olivier Gourmet. Ce quotidien-là est celui de Sonia et Bruno, tout juste majeurs, qui vivent de l’allocation de l’une et des vols de l’autre et qui viennent d’avoir un enfant, Jimmy… mais l’enfant n’est pas ici celui que l’on aurait pu croire. L’enfant c’est ce père qui reconnaît officiellement sa paternité sans jamais avoir regardé son fils, qui agit instinctivement, fiévreusement comme un enfant indiscipliné et capricieux. Il n’a pas de limite, pas de morale et il vend son enfant de 9 jours comme il vend un téléphone portable, cet enfant à qui il n’a pas daigné adresser un regard et dont il nie l’existence avec une cruelle désinvolture comme seuls les enfants savent en faire preuve. Jimmy est toujours au centre de l’image qui nous le désigne ostensiblement mais jamais dans le regard de son père qu’il l’ignore aussi manifestement. On le suit dans sa dérive choqués puis apitoyés guidés, effroyablement hypnotisés même, par l’insouciance âpre de cet enfant égaré magistralement interprété par Jérémie Rénier qui mériterait amplement un prix d’interprétation masculine. Filmé comme un documentaire au plus près de la sordide insouciance ou de la détresse déchirante cet enfant ne nous laisse aucun moment de répit. La caméra frémissante qui épouse sa frénésie enfantine nous incite à quérir le moindre signe de croissance …parce-que c’est peut-être cela avant tout « L’enfant », l’histoire d’une croissance, d’un violent passage à l’âge adulte, d’une rédemption aussi, une de ces histoires qui vous fait grandir, brusquement mais magistralement. « Le cinéma, 24 fois la vérité par seconde » selon Godard. Le cinéma des frère Dardenne, indéniablement en tout cas…