Kendy CHOKEEPERMAL (Île Maurice).

Par Ananda

Kendy Chokeepermal a vingt-sept ans, et prépare une thèse de lettres à Aix en Provence sur  qui portera sur la poésie mallarméenne surtout les écrits critiques, comme un héritage conceptuel dans la pensée contemporaine, et sa réception philosophique au XXème siècle.  Nous lui avons demandé pourquoi  il a  choisi la filière littérature:

Pourquoi la littérature ? Parce que la littérature, en cela qu'elle est Art, élargit le mieux le "dire" en ce que Beckett a appelé le "mal dire", c'est-à-dire ce qui nous montre que l'être ne peut pas se dire, mais mal se dire. L'Être ne se dit pas Un, il est l'impossible à dire parce qu'éclaté dans le multiple. La littérature est ce qui tourne le dos à celui qui écrit, le méprisant, ce qui crache au visage du lecteur trop sûr de sa conscience, comme pour leur dire à tous deux qu'elle est au-dessus d'eux, en ceci qu'elle fuit le lieu unique et singulier dans lequel ils tentent de la ranger. C'est pour montrer que  tout système transcendantal de compréhension et de conservation et toute structure pratique de production ne sont que des fictions anthropocentristes, qu'il nous faut écrire, car la littérature est la preuve de ce que nous ne valons rien, de ce que notre arrogance romantique nous a trop longtemps confinés dans une certitude de maîtrise illégitime. La littérature est ce qui tue cette illusion narcissique et solipsiste. Elle est l'antre qui conduit à la gueule du cosmos où l'homme s'engouffre jusqu'à ce qu'il se perde dans l'immense noirceur jouissive de l'oubli ; elle est la fosse où l'on précipite nos cadavres. C'est pour toutes ces raisons que la littérature doit être. 

Propos recueillis par Monique 0. Koenig

Kendy Chokeepermal a publié deux nouvelles dans la revue de l'Atelier d'Écriture: « Vacoas » et « Vers Solitude », voici des extraits de cette seconde nouvelle.

VERS SOLITUDE

(Extrait de la revue No 13/14 de L'Atelier d'Écriture)

   La maison de la veuve donnait sur le chemin de terre qui scindait en deux la propriété de toute la grande famille de maman, famille comprenant bon nombre de ses oncles, tantes et cousins. D’un côté de la scission, se trouvaient le restaurant de ses cousins, la maison de mon proche ami, cousin et complice d’enfance, une partie visible du cours d’eau, et des lopins de terre cultivés – où il me prenait souvent la fantaisie d’aller fouiner dans l’espoir de trouver quelques fraises fraîches – qui faisaient devanture à la maison du jeune regretté suspendu au bout de sa corde ; de l’autre côté, on retrouvait la maison de la vieille veuve bienveillante, la maison des grands-parents, l’autre partie visible du cours d’eau, une autre portion de lopin de terre cultivé, la maison d’une famille voisine – dont les filles étaient d’une rare beauté – et, poursuivant la visite, nous convergions, tout au bout du chemin séparateur, vers ce qui m’apparaissait souvent, de loin, comme quelque caverne mystérieuse ou un antre ensorcelé, de par son décor et les personnages qui l’habitaient.   Mais toujours, en pénétrant le lieu, j’étais comme enfoncé dans une ambiance tellement festive et folâtre, tellement généreuse et gaie, que le mystère de l’impression faussée par la perspective se dissipait en une immense joie de vivre ! J’en entends encore, du fond de ma mémoire, le brouhaha énergique composé de la forte voix de la mère, des cris et des rires débridés de ses enfants, et j’aperçois le regard lucide, apaisé et docte du père. En ce lieu encore, du fond de l’enthousiasme innocent où l’on ne porte guère attention aux différences qui tendent à séparer les individus, de cet état où nous sommes bien plus convaincus que la vérité essentielle des choses, au plus profond de leur chair, est l’égal de ce que notre regard nous renvoie, je me souviens de ces fêtes où j’étais le spectateur réjoui, quand mes oncles et mes cousins, tous unis, produisaient cette robuste musique qui, de la base de leurs instruments – de percussion pour la plupart –, remontait avec force comme une énorme bulle déplaçant les atomes dans l’air, avant de voir rompre ses parois et couvrir, dans une résonance pleine, tout le volume que couvrait son corps. Ainsi, encore maintenant, sont ces quelques souvenirs marquants qui souvent élèvent leur voix des entrailles de Vacoas.  […..].

   Solitude fut un de ces autres réservoirs. Les tourbillons d’images, de goûts et d’odeurs, que cet endroit soulève dans la mémoire, sont encore vifs, tout autant que la première fois où tout nous éclate au visage – comme s’il en allait de quelque chose qu’il nourrissait secrètement en son sein –, de la même manière que des gens dont nous venons de faire connaissance ne se révèlent entièrement qu’au moment où ils laissent jaillir leur rage et leur furie. Là encore, avant d’arriver à Solitude, je refais les premiers trajets de bus qui nous y portaient, papa, maman et moi. Ce nom résonnait depuis longtemps dans mes tympans, sans que je ne pusse y adosser l’ensemble de découvertes qui définit un endroit. Et tout d’un coup, le lieu m’apparut dans tout son éclat, comme une contrée retirée, inconnue de tous. Il se tenait au haut d’une pente, comme un abreuvoir que l’on destine aux voyageurs pour les soulager et les réconforter de leur long périple. Nous prenions le bus, toujours très finement habillés – mon père a toujours eu le souci de l’élégance et du charme, qu’il a conservé même jusqu’à présent, sans doute par préoccupation de se distinguer, de se démarquer des autres, et de se trouver une certaine originalité dans le reflet du regard d’autrui ; ou peut-être encore par un certain désir de fatuité – non pas une fatuité qui naît dans l’encart de la solitude, mais celle qui est totalement dépendante du dehors, déterminée par l’extérieur.

   Le premier bus nous menait à la capitale, et je me souviens qu’en chemin, lors du trajet, mes souvenirs se rapportant à un jour d’été, je sentais qu’il faisait très chaud. Les banquettes du bus n’étaient pas seulement inconfortables, la matière dont elles étaient faites favorisait encore plus l’irradiation calorifique. Papa transpirait sous ses larges pattes, essayant tant bien que mal de bien s’installer sur ces fines planches recouvertes de similicuir, gesticulant dans tous les sens à la recherche d’une posture satisfaisante,  et essuyant à plusieurs reprises, à l’aide de son mouchoir- serviette en coton – qu’il tenait à la main pour éviter de devoir constamment le retirer de sa poche – la sueur chaude qui contournait ses pommettes joufflues. Maman, elle, restait placide et calme à nos côtés, les mains serrées l’une dans l’autre, comme une dévote qui attend, dans la plus grande déférence, le salut de son dieu. Quant à moi, quand je ne m’amusais pas à regarder papa déployer ses efforts les plus irrités, j’explorais le dehors à travers les vitres voilées d’une robe de poussière qui donnait au paysage offert un ton marron jaunâtre. Parmi les choses qui sont restées, se présente cette vieille échoppe affublée de ses volets gris et ses portes rouges, chaussant une devanture de pavés, qui annonçait déjà ceux que nous retrouverions dans les voies de la capitale, mal alignés les uns à cotés des autres, faisant parfois voyager à travers les mémoires – au temps de la colonisation – et imaginer comment cela put être à l’époque. Il m’arrivait d’imaginer le claquement des sabots et le tintamarre des calèches, à cette vue ; je me plaisais parfois à voir les hommes en redingotes, arborant leur grand chapeau et leur canne. Annexée à la vieille échoppe, il y avait un lopin de terre qui servait de lieu de dépôt à de vieilles carrosseries de camion rouillées. Des années plus tard, à ce même endroit, devant cette même boutique, combien de jolies filles inviteraient avec insistance mon regard d’adolescent ! Et combien peinerais-je à associer le site, ayant attardé mon premier regard en compagnie de mes parents, à ce qu’il deviendrait désormais : un repaire de belles jeunes femmes dont je devinais au regard, rien qu’à leur silhouette aguicheuse dandinant avec malice dans leur uniforme, la volupté que pouvait offrir leur corps charnu et  gonflé de désir.

   Notre trajet se poursuivait, dans ce même bus, sans que nous pussions – comme c’est souvent le cas – faire un compromis, essayant de marchander et de monnayer le relâchement de notre désagrément par un quelconque avantage, aussi illusoire fût-il, car le véhicule semblait bien trop hermétique pour ce genre de négociation de voyage ; papa ne pouvait s’empêcher de souvent me mettre sur ses genoux, jonglant entre l’un et l’autre à chaque sensation de fatigue où mon poids se faisait sentir, se frottant, à chacun de ses mouvements, contre le dossier de la banquette en face de lui. Et dans ces moments-là, il démontrait une fois de plus l’amour et la fierté que tout jeune père aimant éprouve, à un moment ou à un autre, si ce n’est toujours, à l’égard de son fils. Je doute qu’il s’agisse de vouloir ressembler au père-modèle, comme tout exemple moral qu’on nous représente – toujours dans la même configuration –, pour éviter sans doute qu’on ne l’oublie. Mais on ne pouvait pas voir en papa de la douceur seule. Il a toujours été animé par une certaine impulsivité, un caractère imprévisible. À tout moment, il peut éclater d’une irascibilité incontrôlable, comme il peut se laisser aller à une tendresse des plus émouvantes. Le trajet se poursuivait : sur la route vers la capitale, après la vieille échoppe, se trouve un agrégat de sensations et d’images, contenu dans cette rue qui part d’un vieux studio de photographie, dont les enceintes peintes en vert épinard affiche « Studio Ste Anne », pour s’enfoncer au cœur d’une population dense et dissimulée au regard inattentif ; j’aperçois au loin la grande église qui sourcille d’austérité sur son entourage démuni, comme à l’affût du moindre écart de conduite qu’elle condamnerait sur-le-champ, avant de l’utiliser à son profit – car la culpabilité est une des conditions primordiales dans l’instauration d’une autorité religieuse et morale qui se veut incontestée. Cette même rue, je la parcourrais bien des années après, en compagnie d’un cousin aîné, animé de l’enthousiasme et du sentiment de courage et de bravoure que l’on éprouve étant jeune, quand on flâne avec insouciance dans les allées de la transgression, investi au secret le plus muet.   À cet âge-là, tout ce qui compte, c’est le sentiment d’être enfin homme, enfin digne de confiance, c’est le moment dans la vie où l’on cherche à définir le respect par la mesure de confiance que l’on inspire chez autrui. Voilà l’adolescence : la décision de sa volonté en fonction – quelle qu’elle soit – des autres, toujours.

[...] 

Le trajet continuant, nous passions sur le pont de la Grande Rivière, celui-là même qui a été la scène d’importants agissements dans l’histoire politique du pays, au temps où l’esprit critique s’exerçait encore, au temps où l’audace et l’intelligence de dire non ne s’étaient pas encore éteintes. J’apprécierais encore l’intensité et la fraîcheur qui pouvaient se dégager de ce site des années après, en compagnie de mon grand cousin, mon plus grand ami et acolyte, lorsque nous le traversions en bus. Le pont pouvait servir de promontoire, de poste d’observation stratégique, mais aussi de point culminant dans le rêve des idées. L’étendue qui s’offrait à lui avait la faculté d’aérer l’esprit de tout spectateur, et de l’élever à des désirs plus nobles, à tel point qu’il en était tout d’un coup animé d’une fougue incontrôlable et d’une volonté d’action résolue.  

Extrait de la revue No 13/14 de L'Atelier d'Écriture

Source : Christine AHFAT.