Au fur et à mesure que nous approchions de Port Lligat, je remarquai que ma mère était très excitée, une excitation qui nous a gagné tous quand nous avons vur Dalì en train de déjeuner avec quelques amis sur la terrasse de sa maison car,à aucun moment, elle n'avait pensé, et nous encore moins, qu'il nous serait si facile de voir le génie de l'Ampurdàn, si facile d'espionner de près ses mouvements sur cette terrasse où trônaient deux oeufs gigantesques. Mon père sur l'ordre exprès de ma mère, a arrêté la voiture dans le premier virage (...).Ma mère, mon frère, mon père et moi, entassés à l'intérieur de notre SEAT 600, nous nous sommes mis à espionner (...) jusqu'à ce que , tout à coup, ma mère, de sa voix rauque si caractérisitique, dise qu'elle ne partirait pas tant qu'elle n'aurait pas vérifié s'il était vrai que la vie d'un génie, son sommeil, sa digestion, ses ongles, ses rhumes, son sang, sa vie et sa mort étaient essentiellement différends de ceux du reste de l'humanité. - Tu vas me dire comment tu penses vérifier tout ça, a dit mon père. En guise de réponse, elle s'est mise à klaxonner frénétiquement tout en me disant : - Tu lui dis que tu t'appelle Marcelino. Je suis sûre que ça va l'amuser. Je me demandais, attéré, ce qui pouvait trotter dans la tête de ma mère quand soudain nous avons vu Salvador Dalì, comprenant peut-être que de ce modeste véhicule espagnol on acclamait son génie universel, nous adresser un spectaculaire salut en levant énergiquement sa canne vers le ciel. (...) Elle m'a ordonné de me mettre au pied de la terrasse, comme si j'allais lui chanter une sérénade et de lui poser une question, une seule question, la première qui me viendrait à l'esprit, n'importe qu'elle question ferait l'affaire, parce qu'elle obligerait Dalì à donner une réponse qui révèlerait s'il était tout le temps ingénieux ou s'il avait des moments de relâchement et répondait des vulgarités à des enfant qui juraient s'appeler Marcelino.(...) Je me suis lentement approché de la maison, ai fini par me mettre au pied de la terrasse et y suis resté un bon moment, écoutant des conversations que je ne comprenais pas. Je n'ai pas réussi à graver dans ma mémoire ce que disaient Dalì et ses invités, sauf une phrase que je n'ai pas non plus comprise sur le moment, une phrase de Dalì que j'ai eu la bonne idée d'inscrire sur le calepin américain où je notais des choses que je ne comprenais pas pour pouvoir ensuite les demander à mes parents. La phrase que je n'ai pas comprise mais que j'ai notée est la suivante : "Demain, je vais me consacrer aux couilles du torse de Phidias." (...) - Monsieur Dalì, monsieur Dalì, s'il vous plaît regardez par ici ! (...) -Je m'appelle Marcelino, ai-je dit. Je suis ici pour vous poser une question, une seule question, monsieur Dalì. Et je lui ai posé la première question qui m'est venue à l'esprit, je lui ai dit : - J'aimerais savoir, monsieur si vous auriez l'amabilité de me donner un souvenir pour ma famille. (...) Sans piper mot, d'un geste très théâtral, il a jeté à mes peids un presse-papier en forme de rhinocéros. Mon retour à la SEAT 600 a été mémorable, quelque chose de vraiment fantastique. Mon pauvre frère a pleuré d'émotion en voyant qu'en quelques minutes, j'avais été capable de réussir. Mon père a dit que j'étais devenu grand et qu'il se sentait très fier de moi. Ma mère en revanche n'a manifesté aucune joie (...). La seule chose qui l'intéressait, c'était de savoir ce que Dalì avait répondu à ma question. Comme il n'avait rien dit et que je n'osais pas avouer que, sur ce plan, j'avais bel et bien échoué, j'ai eu recours à mon calepin américain et ai dit à ma mère que Dalì s'était simplement contenté de me répondre la chose suivante : "Demain, je vais me consacrer aux couilles du torse de Phidias." - Quelle monstrueuse horreur ! a dit ma mère en se signant. Et elle n'a plus jamais voulu entendre parler de cette histoire. Tous s'est passé comme si, au moment même où je lui répétais la phrase du génie, elle avait été profondément déçue, considérant son enquête à jamais close.
Étrange façon de vivre c'est le titre d'un livre d'Enrique Vila-Matas. Voici un extrait :