Magazine Journal intime
Je m’appelleDelhi, Motion est mon nom de famille. Cinéphile de mon état, je suis un puristequi a conservé toute la fraîcheur de sesbobines de films Super 8. Pour vous dire ouvertement, Je suis un cinéphile doncsolitaire. Les images sont pour moi un dédoublement du monde. Une parabole du réel. Je déteste tous cescouillons qui vont au ciné pour le pop-corn et les rencards entre amoureux. Jevais dans les salles obscures pour disparaître, pour appartenir au monde desgéants, de ceux qui voient avec des jumelles et des yeux de sphinx. Ceux quis’immiscent dans le temps en posant leur regard sur tout en parfaits omniscients.J’aime cette tyrannie qui m’oblige à voir. Ce totalitarisme de l’image avec despoints de vues déroutant digne d’ilétait une fois en Amérique de Sergio Leone. Je décortique chaque image avecune terreur psychologique tel un infiltré dans un film de Martin Scorsese. J’aimeaussi ces films sortis de nulle part qui vous perdent dans le temps comme les Dreamers de Bertolucci. Je voyagesecondes après secondes, minutes après minutes dans ces univers où l’œildevient la main d’un Dieu, le correcteur lucide de l’humanité ou lecaricaturiste de la planète.Le cinémaest entré dans ma vie dès l’âge de cinq ans. Mes parents avaient racheté unprojecteur dans un cinéma de quartier qui avait fermé à Bourg-la-Reine. Mespremiers films étaient plutôt niais. Ali Baba et les quarante voleurs, Aladinou les aventures d’Indiana Jones. Dansle salon, on éteignait la lumière et le voyage commençait. Très vite je suisdevenu cinéphile. Mes week-ends je les passai dans le cinéma de la ville.Humant l’odeur des salles, observant les couloirs, les marches d’escaliers etles portraits d’acteurs qui me faisaient rêver. À la sortie des séances, jem’arrangeai à traîner mes pas dans les couloirs ou près des toilettes pour mecacher et me faire remarquer des projectionnistes. Lors de ma premièrerencontre avec Focal j’ai prétexté avoir un exposé à faire sur le cinéma. Unmonsieur à la passion sublime. Il parlait d’Hollywood comme s’il y avait été. Son film préféré était le Dernier nabab. Il me parlait de lanouvelle vague. Du néoréalisme Italien autant de choses que j’ignorais dans lepassé. Grâce àFocal, j’ai réussi à me procurer une collection de classiquescinématographiques. J’ai aussi parcouru les marchés aux puces de France à la recherche d’affiches et de bobinesde films comme un amant à la recherche de son âme sœur. Une fois mes études enarts dramatique achevées, j’ai loué un fonds de commerce. Mon défi était defaire revivre la passion du projecteur. D’offrir aux cinéphiles la chaleur desmachines et tout ce savoir mécanique qui éblouit les yeux. Je me suis mis àvendre des bobines de films et des projecteurs dès le début des années quatre-vingt-dix.Mon musée-magasin était situé près de la place Saint André des arts à Paris. J’avaisune clientèle assez intellectuelle qui me cassait littéralement les pieds avecleur style biologique qu’ils accrochaient à la gueule. Ils achetaient lesbobines avec cette sensation de déguster un mets d’un chef gastronomique.Toutes ces manières bourgeoises m’horripilaient mais je n’avais pas le choix.Je devais vivre de ma passion. Les annéesquatre-vingt-dix n’ont pas été difficile pour mon commerce mais dès l’arrivéed’internet, j’ai senti mes ventes baissées. J’avais de moins en moins declients et de visiteurs. Je me suis mis à vendre sur le net. Des sites de trocoù l’on n’a pas le visage de l’acheteur. Juste un pseudo pour se faire une idéedu profil client. J’ai tenu comme j’ai pu. Vendre sur le net c’était pas montruc. Pis encore ! Le cinéma étaiten perte de vitesse. Les jeunes téléchargent sur internet. Les salles de cinémase vident sauf pour les films grand public avec réalisateur en carton. Le coupfatal arriva avec la création du site entubé.com. Un site qui permet àn’importe quel abruti de balancer sa daube avec mention démocratie de crétins.Entubé se propose d’offrir à la planète le pouvoir des images. La vie en hautedéfinition avec des pseudos, des gags et des commentaires dans un français saliet un anglais brouillon. Depuis cejour les images sont devenues fantomatiques dans ma tête. Elles me semblentsans lumière et sans couleur. Je dois les partager avec le reste de la planète.Je les regarde sur des petits écrans qui ont la prétention d’être la bombed’Hiroshima de la résolution graphique. Plus besoin d’éteindre la lumière dansle salon comme jadis. Les films eux par contre sont devenus obscures si bienque je ne vais plus dans les salles hormis quelques salles indépendantes quidéfendent avec prétention leurs protégés. Il y a sixmois, j’ai fait une dépression. J’envoyai des courriers aux maisons deproductions hollywoodiennes qui me répondaient sans gêne : Va te fairefoutre binoclard ! Le monde a changé. Ensuite, J’ai créé un blog avec desvisiteurs mais ils étaient trop paresseux pour se révolter. Je recevais descommentaires vides de sens. Je suis allé au ministère de la culture ils m’ontdit : tu te prends pour Jean-Luc Godard ! Les subventions c’est pourle festival de Cannes ! J’ai protesté devant un cinéma Gaumont, ils m’ontconseillé d’aller voir Bienvenue chez les Cht’is pour que je me rende compte del’humour pauvre des consommateurs. J’aicontacté mes anciens clients pour qu’ils signent une pétition, ils m’ontrépondu : Achète-toi un IPhone pour te faire une idée du monde !