Amadeus De Peter Shaffer
- Adaptation : Pol Quentin - Mise en scène : Stéphane Hillel
Avec Jean Piat, Lorànt Deutsch, Marie-Julie Baup, Urbain Cancelier, Manuel Bonnet, Jacques Fontanel, Olivier Pajot, Julien Girbig, Benoît Guillon, Mlik Issolah, Sébastien Lalanne
Dans la Vienne de François-Joseph II, le compositeur Salieri (Jean Piat) jouit de la faveur de l'Empereur. Il est en effet compositeur de la Cour et de quelques années l’aîné de Mozart (Lorant Deutsch), cet enfant prodige qui parcourt l’Europe, l’Europe qui bruisse des rumeurs de son génie. Quand l’enfant prodige, le Viennois de Salzbourg, arrive à Vienne, tout bascule pour l’italien Salieri. Oui, tout bascule et surtout sa raison et sa loyauté dévoyées par son irrépressible jalousie. Compositeur reconnu, il envie violemment le jeune homme dont le génie concentre bientôt toute l’attention de la ville.
De prime abord sceptique devant cet homme si enfantin, grossier et frivole, rapidement l’évidence s’impose à lui. Le génie de Mozart est flagrant et indéniable. Sidérant. Salieri brûle d’une jalousie si dévorante qu’il conduit à sa perte celui dont mieux que quiconque il connaît l’incomparable talent. A travers lui (Amadeus) c’est Dieu qu’il provoque pour lui avoir infligé le spectacle de ce génie qui lui renvoie l’image insupportable de sa propre médiocrité.
Cette pièce est une adaptation de la pièce de Peter Schaffer dont a été tiré le film de Milos Forman. Il faudrait oublier le film. Difficile, pourtant tant la mise en scène est cinématographique, construite en forme de flash-backs illustrés par des tableaux, de transparences fantomatiques allégoriques de cet homme au crépuscule de son existence qui livre sa terrible confession. Ce sont aussi des gros plans sur la main du génie éclairé, des contre-plongées sur lui, de dos, dans un mimétisme confondant et saisissant. Ce sont aussi des arrêts sur image, images presque picturales, avec la voix off de Salieri.
Amadeus cultive judicieusement les contrastes. Entre théâtre et cinéma, donc. Entre ombre et lumière par conséquent et aussi, dans les deux sens du terme. Dualisme que Mozart a tellement, de sa musique, immortalisé. C’est aussi une comédie tragique, une farce dramatique dont nous sommes les témoins impuissants, constamment interpellés par une mise en scène dont nous sommes partie intégrante, tableaux entre classicisme et baroque, adaptations visuelles du bouillonnement artistique du Siècle des Lumières. Témoins de cet impitoyable duel, celui de la médiocrité contre le génie, du succès contre le talent, de la fourberie contre la sincérité.
Alors que le succès de Salieri atteint son paroxysme Mozart meurt dans le dénuement, laissant pourtant derrière lui une œuvre sublime et immortelle, alors que Salieri meurt à jamais avec la terrible conscience de sa médiocrité que le talent de Mozart a fait surgir comme un châtiment divin. Le talent de Mozart relève du miracle, pour Salieri il est l’instrument de Dieu, ce Dieu qu’il va défier de son ignominieux dessein.
Jean Piat interprète ce personnage quasi shakespearien avec un panache et une énergie remarquables, nous livrant des monologues qui nous projettent (dans) les tréfonds de son âme éventrée. Cette fois, c’est nous qui construisons notre propre film. Les images sont inutiles. Les paroles ainsi animées par cet homme rempli de haine désespérée les appellent et les font surgir de notre imagination. Jean Piat est un monstre sacré du théâtre, c’est une évidence que de le souligner. Un autre duel se joue pourtant sous nos yeux, celui qui l’oppose à Lorant Deutsch. Un duel dont ils sortent tous deux vainqueurs. On aurait pu craindre que son accent de titi parisien ne fasse de cet Amadeus une caricature, pourtant dès les premières minutes nous ne voyons plus que le génie facétieux au rire tonitruant et si singulier qui de l’exubérance à la folie, de la comédie à la tragédie donne vie à cet Amadeus. Sans la moindre fausse note. Le ton est juste. Le rythme est précis. Le débit est d’une impressionnante maîtrise. Un crescendo qui nous fait retenir notre souffle, jusqu’au silence, jusqu’à la musique, à nouveau, à jamais, celle qui le dépasse et dépasse sa mort. Il s’empare de la scène comme la mise en scène s’empare de la salle. Il donne corps, cynisme, enfantillages, voix, folie, mort à cet Amadeus captivant. Il lui donne vie tout simplement.
Cette pièce se déroule au 18ème siècle, et même si Mozart est mort à 35 ans dans le dénuement laissant un Requiem inachevé, même si Salieri a également existé, elle ne relate nullement la vérité historique. Elle n’en demeure pas moins intemporelle. Elle pourrait se dérouler de nos jours où le succès est si souvent le masque éblouissant et fascinant de la médiocrité. Là est peut-être l’immortalité de Salieri, celle de sa médiocrité.
Dernier "plan" : Salieri, seul, face à nous, face à sa conscience tourmentée, face à sa cruelle lucidité. Rideau. La lumière se rallume. Etais-je au cinéma ou au théâtre ? Je ne sais plus très bien. Ailleurs en tout cas. Les applaudissements fusent, amplement mérités, musique harmonieuse, tonitruante comme le rire de Mozart-Deutsch, d’une mélancolie exaltante comme une « flûte enchantée ». On aimerait qu’ils continuent à nous bercer, nous laisser ailleurs encore un peu, comme la musique et les mots que nous venons d’entendre.
Les comédiens ont l’air exténué. Par ces 2 H 45 en scène, forcément un peu. Par des rangs trop clairsemés, aussi peut-être (mais après tout c’est présage d’immortalité, nous le savons désormais). Par ces spectateurs qui, alors que les comédiens saluent sur scène, prennent déjà la direction de la sortie, songeant peut-être déjà au vestiaire, à la voiture à récupérer, au métro à prendre, à la réalité qu’ils n’ont jamais quittée, à la médiocrité qui ne connaît jamais de répit. Peut-être aussi...
La pièce est jouée jusqu’à fin novembre pour 60 représentations exceptionnelles.
A 20H30 du mardi au samedi, à 15H30 le dimanche, au théâtre de Paris, 15 rue Blanche -9ème- Renseignements : 01-48-74-25-37 ou 08-92-70-77-05
8 nominations aux Molière 2005
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