Une longue file de spectateurs fébriles attend devant le cinéma MK2. L’enfer attirerait-il autant de spectateurs ? Non, ces spectateurs là prennent la direction du non moins inquiétant Poudlard. Ma file est celle d’à côté où quelques spectateurs (Distraits ? Egarés ? Persuadés d’assister à une rétrospective Chabrol, confortés dans leur certitude par la présence d’Emmanuelle Béart au casting ? D’ailleurs qu’est-ce donc que cette nouvelle mode de reprendre des titres de chefs d’œuvre, Krawczyk ayant ainsi aussi repris le titre de La vie est à nous pour son film qui sort le 7 décembre, le pauvre Renoir doit s’en retourner dans sa tombe) attendent patiemment, courageusement surtout. Je ne me décourage pas pour autant et demande ma place pour l’Enfer, le sourire aux lèvres, impatiente d’en connaître les dédales, encore marquée par le précèdent chef d’œuvre de Tanovic, No man’s land qui, avec un humour noir savoureux et intelligence, traitait du conflit bosniaque et pour lequel Tanovic avait notamment été primé du prix du scénario à Cannes en 2001 et de l’Oscar du meilleur film étranger. Après un tel succès, l’attente et la pression sont évidemment énormes pour ce second long-métrage.
Le conflit n’est plus ici politique mais familial, Tanovic nous dressant les portraits croisés de trois sœurs traumatisées par le drame familial qu’elles ont vécu dans leur enfance, trois sœurs qui survivent chacune de leur côté, trois sœurs désemparées, passionnées, interprétées par Emmanuelle Béart, Marie Gillain et Karin Viard.
Alors certes Tanovic use et abuse des métaphores et réflexions philosophiques qui alourdissent quelque peu le récit, mais cela n’enlève rien à l’intensité oppressante de cet enfer intime. La caméra encercle les protagonistes comme leur passé les emprisonne. Un rouge kieslowskiesque sur lequel évoluent des personnages parfois vêtus de noir teinte de nombreuses scènes leur procurant des allures d’abîmes infernaux. Mais surtout le malaise nous envahit peu à peu, saisis d’empathie et d'angoisse pour et avec ces personnages prisonniers de leur passé étouffant et de leurs existences trop étriquées. Personnages désemparés qui aspirent à ce regard de l’autre qui leur échappe.
L’enfer ici ce n’est pas les autres, c’est l’absence du regard des autres. Un regard nécessaire, qu'elles implorent toutes trois à leur manière. L’enfer c’est encore ici le regard inoubliable et obsédant sur cet autre qui a apparemment commis l’innommable. L'enfer c'est le passé que l'on tente d'enfouir mais qui imprègne chaque moment de leurs existences.
Non, le véritable lynchage médiatique n’était pas mérité. Alors évidemment la différence de style avec No man’s land peut déconcerter mais il ne s’agit là que d’un second long-métrage quand bien même le premier ait été un véritable chef d’œuvre, l'indulgence est donc requise. Tanovic parvient à nous secouer, nous transporter dans les douleurs indicibles de ces 3 femmes, nous qui sommes pourtant habitués à cette frénésie visuelle sensée anesthésier nos émotions. Le malaise qui s’immisce dans la vie de ces personnages depuis leur enfance et la noircit s’empare peu à peu de nous, atteignant son paroxysme à la dernière seconde du film. Seconde violente et irréfutable qui donne toute sa force à cette plongée en enfer.
Un Enfer qui mérite qu’on se risque à en franchir les portes…ne serait-ce que pour le plaisir inoffensif de demander une place pour l’Enfer au guichet, ce qui ne vous empêcher pas de prendre la direction de Poudlard une autre fois, moi également…