Syrie - Mensonges et manipulations (Centre de Recherche sur la Mondialisation, 1er août 2011; Le Grand Soir, 2 août 2011; Tercera Información, 2 août 2011; Osservatorio internazionale per i Diritti, 2 août 2011; Counterpunch - America's best political Newsletter, 4 août 2011)
« L’Affaire de Hama » ou comment 10.000 manifestants se multiplient en 500.000 dans les dépêches de l’AFP
Hama - 500.000 manifestants, selon l'AFP [1]
© photo Pierre PICCININ- HAMA (15 juillet 2011)
Durant ce mois de juillet 2011, je me suis rendu en Syrie, dans le
but d’y vérifier une hypothèse relative aux origines de la
contestation.
J’ai pu circuler en toute liberté et indépendance dans tout le pays, de Deraa à Damas et de Damas à Alep, en croisant tout le Djebel druze, au sud, en passant par Homs, Hama, Maarat-an-Nouman, Jisr-al-Shugur, en longeant la frontière turque et en inspectant les points de passage vers la Turquie, par lesquels, comme on sait, les réfugiés ont quitté la Syrie, puis de Alep à Deir-ez-Zor, tout à l’est du pays, en traversant le désert syrien suivant plusieurs itinéraires…
J’ai ainsi pu vérifier que, d’une part, le mouvement issu de la société civile aspirant à la démocratisation du régime s’essouffle et que, d’autre part, il existe d’autres mouvances d’opposition, parfois violentes et dont les objectifs ne sont pas identiques à ceux des démocrates pacifiques.
C’est notamment le cas de la fraction islamiste de la communauté sunnite, organisée autour des Frères musulmans, qui ambitionnent l’instauration d’une république islamique en Syrie, ce qui terrifie les Chrétiens et la plupart des autres minorités, dès lors favorables au statu quo actuel et au parti Baath, garant de la laïcité de l’État.
Mais, outre cette vérification dans le cadre de mes recherches sur le Printemps arabe, j’ai aussi été confronté, de facto, à une constatation qui m’a stupéfait, alors que je m’attendais à trouver un pays en révolution : l’image de la Syrie qui est proposée dans les médias occidentaux, image d’un pays en plein chaos régulièrement ébranlé par des manifestations gigantesques rassemblant plusieurs centaines de milliers de personnes, ne correspond en aucun cas à la réalité observable sur le terrain.
En effet, déjà minoritaire à l’origine, la contestation démocratique des débuts s’est progressivement étiolée, notamment du fait de la répression exercée par le gouvernement, et se limite aujourd’hui à quelques quartiers périphériques des grandes villes, où se rassemblent épisodiquement quelques centaines de personnes seulement, quelques milliers parfois, le plus souvent le vendredi, à la sortie des mosquées, non sans une certaine influence islamiste, très présente dans ces quartiers défavorisés. Ces manifestations n’ont que peu de conséquence sur le régime.
A côté de ce mouvement démocratique, la contestation se traduit aussi dans l’action de bandes armées, principalement à Homs, en une forme de guérilla urbaine, dont il est bien difficile de déterminer l’origine et les objectifs. Ces jeunes, cagoulés et violents, peu nombreux, ne constituent pas non plus une réelle menace pour le gouvernement.
Par contre, une contestation plus ample se poursuit à Hama, fief des Frères musulmans, la seule ville de Syrie, quasiment en état de siège, où ont encore lieu de grands rassemblements.
Hama avait été le centre d’une violente révolte, en 1982, qui avait été écrasée par Hafez al-Assad, le père de l’actuel président, Bashar al-Assad. Le bilan de la répression avait été estimé entre dix et quarante mille morts.
Lorsque la contestation a commencé, en février dernier, les Frères ont relancé leur mouvement à Hama et le régime, craignant une insurrection similaire à celle de 1982, a directement ouvert le feu contre un mouvement qui, cette fois, s’est révélé, à ce stade, non-violent (à Hama du moins).
Les habitants de Hama ont dès lors fortifié les entrées de la ville, dont l’armée s’est aujourd’hui retirée et qu’elle a encerclée de blindés prêts à intervenir en cas de débordement. Le gouvernement, de toute évidence, a choisi d’éviter le bain de sang, par crainte des réactions de la communauté internationale, et, la contestation s’essoufflant partout ailleurs, en dépit de tentatives d'incursion régulières, semble avoir opté pour le pourrissement.
© photo Pierre PICCININ- HAMA (15 juillet 2011)
Le vendredi 15 juillet, je suis entré dans Hama, sans être arrêté aux barrages routiers. Dans la ville, déserte, c’est le chaos : voitures et autocars calcinés, gravats, rues fermées par des barricades de fortunes, immondices qui ne sont plus enlevés… L’ordre y est maintenu par des groupes de jeunes en moto qui sillonnent les boulevards.
Très vite, j’ai été entouré par ces jeunes, inquiets de me voir prendre des photographies. Quand j’ai montré mon passeport belge, la situation s’est détendue : « Belgîcaa !, Belgîcaa ! » ; seul observateur étranger sur place ce jour-là (le régime refuse l’entrée dans le pays aux journalistes), j’ai été encadré par ces jeunes qui m’ont fait toute une fête ; j’ai pu me déplacer parmi les manifestants, puis accéder à un haut immeuble, d’où j’ai pris une série de clichés d’ensemble.
Sur la place Asidi, au bas de la grande avenue al-Alhamein, la prière terminée, des milliers de personnes sont sorties des mosquées et ont déboulé de tous les quartiers de la ville. Au cri de « Allah akbar ! », elles ont invectivé le régime. « Voulez-vous de Bashar ? » ; « Non ! ». Un long cortège a ensuite fait le tour de la place, déployant un drapeau syrien de plusieurs dizaines de mètres. L’armée n’est pas intervenue ; il n’y a pas eu de violence. J’ai ensuite eu l’occasion de m’entretenir avec ces jeunes, qui m’ont demandé de témoigner de leur mouvement.
Le soir même, rentré dans ma chambre d’hôtel, quelle ne fut pas ma surprise de lire la dépêche de l’AFP, qui annonçait un million de manifestants à travers la Syrie, ce 15 juillet, considéré comme la journée ayant connu la plus forte mobilisation depuis le début de la contestation, dont 500.000 à Hama.
A Hama, ils n’étaient, en réalité, pas 10.000.
Hama et Deir ez-Zor - 1,2 million de manifestants, selon Le Monde [2] Cette « information » est d’autant plus absurde que la ville de Hama ne compte que 370.000 habitants (environ 500.000 si l'on comptabilise les villages du gouvernorat, tous sous contrôle de l'armée). D’autres dépêches ont suivi, tout aussi absurdes : 450.000, puis 650.000 manifestants à Deir ez-Zor, une ville de 240.000 habitants. Je m’y suis rendu ; la ville est l’une des plus calmes du pays.Certes, les chiffres sont toujours différents, d’une source à l’autre ; ils varient parfois très sensiblement ; et les estimations ne sont pas toujours aisées.
Mais, dans ce cas-ci, il ne s’agit plus d’estimations difficiles ou de variantes ; dans ce cas, il s’agit « d’intox », de désinformation, de propagande.
Et toutes les « informations » qui sont diffusées sur la Syrie depuis des mois sont du même ordre; le nombre des manifestants, la mobilisation en faveur de l'opposition, le détail des victimes de la répression, des morts, tout est exagéré, tout vient du même tonneau.
Or, cette bataille des chiffres est conséquente pour l’analyste : si le régime était face à des centaines de milliers de contestataires, la Syrie serait dans une configuration insurrectionnelle et, le régime étant soutenu par une grande partie de la population (fût-ce par défaut, face au risque islamiste), le pays serait dès lors dans une conjoncture de guerre civile. Par contre, si le régime est face à quelques milliers de protestataires (ce dont je témoigne, suite à mes observations sur le terrain), sauf brusque évolution de la situation (la période du ramadan y serait propice), il n'est pas en passe d'être renversé.
Comment ces 10.000 manifestants ont-ils pu ainsi miraculeusement se multiplier en 500.000 dans les dépêches de l’AFP ?
Cette vidéo, déposée sur Youtube par les coordinateurs de la contestation à Hama, offre une vue d'ensemble de la manifestation du 15 juillet, place Asidi (je me trouvais sur le toit de l'immeuble situé dans le coin supérieur gauche de l'image, derrière la tour -c'est de là que j'ai pris mes photographies; je pouvais voir la personne qui a filmé ces images, avec un camescope) : comme on peut le constater, la foule n'est pas dense; les manifestants n'étaient pas 10.000, et certainement pas 500.000.
La source de l’AFP ?
Celle qui revient et revient, systématiquement, depuis des mois, dans tous les médias, dans tous les communiqués concernant la Syrie, dans tous les quotidiens et sur toutes les chaînes de radio et de télévision. Celle qui est devenue, peu à peu, quasiment la seule source sur les événements qui touchent la Syrie. C’est l’Observatoire syrien des droits de l’homme (l’OSDH).
Je me suis immédiatement intéressé à cet OSDH. Il ne m’a pas fallu bien longtemps pour découvrir que, derrière cette étiquette aux apparences honorables, comme peuvent l’être des associations telles qu’Amnesty International ou la Ligue des droits de l’homme, se cache une organisation politique, basée à Londres, dont le président, Rami Abdel Ramane, opposant de longue date au régime baathiste, est très connu en Syrie où l’on sait les rapports étroits qu’il entretient avec les Frères musulmans, dont il serait lui-même membre.
C’est cette même organisation, l’OSDH, qui multiplie les vidéos sur Youtube, montrant, soi-disant, des « dizaines de milliers de manifestants », dans toutes les grandes ville de Syrie, alors que, si l’on examine ces vidéos, on ne peut compter que quelques dizaines de personnes, filmées en plans rapprochés, qui, certes, donnent une impression de masse, mais ne trompent pas l’œil un tant soit peu critique.
Ainsi, depuis plusieurs mois, c’est une « réalité imaginaire » que les médias diffusent à propos de la Syrie, une réalité revue et corrigée par une source unique sur laquelle personne, semble-t-il, n’a jugé utile de s’interroger.
Cette image d’une Syrie en pleine révolution et d’un parti Baath au bord du gouffre ne correspond en aucun cas à la réalité du terrain, où le pouvoir contrôle la situation et où la contestation s’est considérablement réduite.
Mais, au-delà de cette désinformation relative au cas syrien, il y a plus grave : de manière générale, les leçons de Timisoara, de la Guerre du Golfe ou des événements de Yougoslavie n’ont toujours pas porté. Et les médias, même les plus fiables, continuent de se laisser prendre au piège des dépêches hâtives, sans prendre davantage le temps d’en vérifier ni le contenu, ni l’origine, au risque de servir à leurs lecteurs une « réalité virtuelle », de leur construire un monde de conte de fées...
Quand les médias ne remplissent plus leur devoir d’information, c’est la démocratie qui est en danger.
[1] Syrie : un million de manifestants contre le régime, 28 morts (Agence France-Presse, 15 juillet 2011)
[2] Syrie : 1,2 million de manifestants à Hama et Deir Ezzor, Le Monde, 22 juillet 2011
Dieser Artikel ist auf deutscher Sprache verfügbar : SYRIEN - Lügen und Medienmanipulation.
Lien(s) utile(s) : Centre de Recherche sur la Mondialisation - Le Grand Soir - Tercera Información - Osservatorio internazionale per i Diritti - Counterpunch.
Euronews - vendredi 29 juillet 2011"Ils étaient encore des centaines de milliers à manifester ce vendredi, jour de prière, un peu partout en Syrie. Ici, dans les rues de Hama, environ 500.000 personnes ont bravé le régime, selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme..." (extrait du commentaire du reportage d'Euronews, sur des images offrant une vue panoramique de la manifestation de Hama, place Asidi, où, une nouvelle fois, on ne compte pas même 10.000 personnes, lors de ce rassemblement qui est de loin le plus important de tout le pays).
Euronews - dimanche 31 juillet 2011"C'est une offensive de vaste ampleur que l’armée syrienne a lancée contre la ville de Hama : des chars ont pénétré à l’aube dans cette localité du centre de la Syrie ; les militaires et les forces de sécurité ont ouvert le feu sur les civils, selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme..."
Lire aussi :
- Syrie – Vicissitudes et réalités du « Printemps arabe », La Libre Belgique, 15 juillet 2011.
- Syrie. Un million de manifestants. Vraiment?, Investig'Action, 17 juillet 2011.
- Julie CALLEEUW, Faut-il croire les chiffres de la rébellion en Syrie?, RTBF.be, 5 août 2011.
- Le témoignage du journaliste François JANNE d'OTHÉE, qui était en Syrie au début du mois de juillet : François JANNE d'OTHÉE, Syrie. La révolution se fait attendre, Le Soir.be, 6 juillet 2011.
- Le témoignage d'Alain GRESH, qui s'est rendu en Syrie à la fin du mois de juillet et a pu lui aussi entrer dans Hama : Alain GRESH, Jours de tourmente en Syrie, Le Monde diplomatique, août 2011.
- Dans les derniers jours de juillet et au début du Ramadan, le journaliste suisse Gaëtan VANNAY a également pu accéder à la ville de Hama : Un journaliste de la RSR entre clandestinement en Syrie (tsrinfo.ch, 4 août 2011).
Pierre PICCININ dénonce la désinformation sur RSR ( Radio Suisse Romande) :
(19 juillet 2011, en direct de Deir ez-Zor, en Syrie)Pierre PICCININ sur VOANews (La Voix de l'Amérique) :
(5 août 2011, depuis Bruxelles)Pierre PICCININ sur RT-News (First Russian English-language News Channel) :
(8 août 2011, depuis Bruxelles)Lire aussi ce curieux article paru dans Le Monde.fr, article partial et indigent, dans lequel l’auteur s’interroge sur les chiffres en provenance de Syrie : Donald WALTHER, "Faut-il douter des chiffres de la révolte syrienne ?", Le Monde.fr, 4 août 2011.
L’article du Monde.fr essaie d’éluder la question posée en titre, en expliquant que les chiffres ne sont pas fiables non plus en ce qui concerne le nombre d’habitants des villes syriennes, chiffres qui, dans le cas de Hama, varieraient, selon Donald WALTHER, entre 280.000 et 1,5 million d’habitants. De toute évidence, Mr. WALTHER ignore que la Syrie, comme tous les États, procède à des recensements de population réguliers, dont les résultats appartiennent au domaine public et sont accessibles à tous. La ville de Hama compte ainsi moins de 350.000 habitants. Par contre, selon la dernière mise à jour, en date du 31 décembre 2010, la « Mohafaza » de Hama (ou « Gouvernorat », c’est-à-dire la province de Hama) en compte 1.593.000 (City Population - Central Bureau of Statistics, Syrian Arab Republic). Il est manifeste que l’auteur confond Hama-ville et sa province. Cela reviendrait à compter, comme habitants de Lyon, tous ceux de la Région Rhône-Alpes…
[NB: dans la version orginale de cet article, Mr. WALTHER avait tenté de disqualifier notre argument, d’abord en laissant planer un subtil doute sur le fait que nous nous soyons réellement rendu en Syrie, et ensuite en ressortant les critiques qui avaient été formulées par un islamologue d’Edimbourg, dans un article qui était donné en lien ("Une totale méconnaissance"). Par contre, Mr. WALTHER se gardait bien de donner le lien vers le droit de réponse que nous avions obtenu à la suite de ce propos incongru ("Après avoir été sur le terrain"). Mr. WALTHER avait également affirmé qu'un diplomate français, Mr. Ignace LEVERRIER, « avait relevé des erreurs dans les textes de Pierre Piccinin sur la Syrie ». L'assertion relative à Mr. LEVERRIER avait toutefois été retirée peu après la publication de l'article. Et, suite à notre demande d'un droit de réponse, Le Monde a également retiré la mention des critiques de l'universitaire édimbourgeois (cfr. la version originale de l’article, reprise par le site Le Quotidien qui Mark).]
© Cet article peut être librement reproduit, sous condition d'en mentionner la source (http://pierre.piccinin-publications.over-blog.com).