Praxéologie : science et méthode

Publié le 19 septembre 2011 par Magazinenagg
André Dorais
L’École autrichienne d’économie délimite son champ d’étude par l’action intentionnelle, c’est-à-dire qui vise un but, tandis que les autres écoles économiques de pensée travaillent plutôt sur les sujets traditionnellement associés à leur science. Non seulement l’objet de recherche de l’École autrichienne est plus précis que ceux déterminés par les autres écoles de pensée, mais son champ d’application est plus vaste. En effet, pour comprendre les forces motrices de l’action humaine on doit aller au-delà des sujets traditionnellement associés à la science économique.
L’action humaine qui vise un but ne peut être appréhendée que par la praxéologie, soit la science de l’action. Malgré son nom obscur la praxéologie n’a rien de sorcier. Dans un premier temps, on peut se contenter de dire qu’il s’agit de la science économique, mais vue sous un angle nouveau. Ce nouvel éclairage provient d’un objet de recherche précis qui exige son propre outil d’analyse. Ainsi, lorsqu’on évoque la praxéologie on n’entend pas seulement la science économique, mais une façon particulière de la concevoir.
L’économiste de l’École autrichienne étudie l’activité économique à l’aide de la logique de l’action, par conséquent sa science contient également sa méthode d’analyse, ce qui n’est pas le cas des autres écoles de pensée. Celles-ci utilisent plutôt des méthodes utilisées par d’autres sciences, notamment la physique et la politique. Par exemple, les Écoles keynésienne et monétariste utilisent une forme atténuée du positivisme qui, à son tour, a été fortement influencé par les découvertes de la physique au début du 20e siècle.
Les économistes de ces Écoles testent des hypothèses, c’est-à-dire qu’ils vérifient si elles résultent en des prédictions de phénomènes non encore observés. S’ils croient, par exemple, que les dépenses des consommateurs sont déterminées par leurs revenus disponibles, alors ils tentent de valider cette hypothèse par des méthodes statistiques. Si les résultats sont probants, ils utiliseront ce modèle pour évaluer les dépenses futures des consommateurs. Dans le cas contraire, ils modifieront les variables explicatives pour tester de nouveau le modèle et si cela ne fonctionne toujours pas, ils le remplaceront.
Comme l’écrit Frank Shostak, dans «Donner un sens aux indices économiques», la nature approximative de ces hypothèses implique que les économistes ne peuvent même pas être sûrs de la loi de l'offre et de la demande. En effet, bien que l'on accepte qu'une augmentation de l'offre d'un bien, pour une demande donnée, diminue son prix, il n'en sera pas toujours ainsi; on relate des exemples où le prix d'un bien augmente. Il s’ensuit qu’on est condamné à l'incertitude en ce qui a trait au monde réel. Puisqu'il est impossible, selon cette méthode, d'établir comment les choses fonctionnent réellement, alors la nature des hypothèses qui sous-tendent un modèle théorique importe peu. Selon Milton Friedman, prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel en 1976 :
«La question pertinente à demander à propos des postulats d'une théorie n'est pas de savoir s'ils décrivent bien la réalité, car ils n'y arrivent jamais. Ce qui importe est de savoir s'ils constituent de bonnes approximations. Cette question n'a de réponse qu'en évaluant si la théorie fonctionne, c'est-à-dire si les prédictions qui en résultent sont suffisamment précises.» Essays in Positive Economics, 1953, p.15

Les économistes de l’École autrichienne rejettent cette façon de procéder, car elle ne permet pas d’expliquer pourquoi il y a activité économique. Celle-ci implique notamment le désir d’améliorer son sort, la réflexion, l’échange et le choix. Les individus évaluent les ressources à leur disposition pour arriver à leurs fins et s’ils les considèrent suffisantes, ils tenteront d’améliorer leur sort par l’échange. La praxéologie part du constat que l’homme agit dans le but d’améliorer son sort pour ensuite en déduire les implications. À l’instar de la physique, la praxéologie permet de prédire des phénomènes, mais pas de manière aussi précise dans le temps. Cette différence est attribuable uniquement aux objets de recherche de l’une et l’autre science. L’action humaine n’est pas aussi prévisible que les objets inanimés étudiés par la physique.
«L’économie», dit Ludwig von Mises, «peut prédire les effets attendus d'un recours à des politiques économiques. Elle peut répondre à la question de savoir si une mesure est apte à atteindre les fins visées et dans la négative, de définir ce que seront les effets réels. Toutefois, bien évidemment, cette prédiction ne peut être que qualitative.» The Ultimate Foundation of Economic Science
Il n’est donc pas question ici de logique formelle ou abstraite sans aucun lien à la réalité, mais de déduction logique basée sur le fait que les hommes agissent d’après des objectifs. Les propositions qui découlent de ce constat ne sont pas directement observables, mais le résultat de la réflexion. Lorsqu’on vise un but, il y a risque d’échec, ce processus exige du temps et des ressources et celles-ci sont rares, etc. Chacune de ces propositions découlent du postulat que l’homme agit pour atteindre un objectif et parce qu’elles découlent de cet axiome, elles sont nécessairement vraies.
Essayer de traduire ces propositions en axiomes mathématiques sans perdre de vue la complexité de l’interdépendance de la raison et de l’action constitue une mission pratiquement impossible. Pour cette raison, c’est-à-dire pour obtenir une plus grande précision descriptive de l’activité économique, les économistes de l’École autrichienne s’en tiennent à la praxéologie. Pour eux, l’usage des mathématiques en économie est inapproprié, c’est-à-dire qu’elles ne constituent pas le bon outil pour la décrire.
Lorsqu’on évoque les mathématiques on pense rapidement aux statistiques, car les deux renvoient à des chiffres. Si les «autrichiens» se méfient des mathématiques comme outil adéquat pour décrire l’action humaine, ils se méfient des statistiques parce que plusieurs d’entre elles ne se ramènent pas aux actions individuelles qui constituent le socle à partir duquel on doit étudier celles-ci. Par exemple, l’augmentation des dépenses gouvernementales peut aller à l’encontre des désirs de la majorité tout en augmentant le produit intérieur brut. Cela ne signifie pas que les gouvernants savent mieux que les individus ce qui est bon pour eux, mais plutôt qu’il faille se méfier des statistiques qui ne renvoient pas aux choix individuels.
Praxéologie, histoire et politique
On a décrit la praxéologie en tant que science et méthode, mais comment se distingue-t-elle des autres sciences de l’action? L’histoire est également une science de l’action, mais elle ne cherche aucunement à prédire celle-ci. Au contraire, elle tente de clarifier le passé. Pour ce faire elle doit utiliser le jugement, car les faits historiques sont singuliers, c’est-à-dire qu’on n’en tire pas de constante, à la différence de la praxéologie. Toutefois, pour obtenir un bon jugement encore faut-il connaître les rudiments de la science dont on cherche à conter l’histoire. Or, considérant que la science économique est entendue différemment selon qu’on la regarde ou non du point de vue autrichien, le jugement de l’historien peut-être mis à rude épreuve.
La praxéologie se distingue aussi du politique dans la mesure où ses lois (de la demande, de l’offre, de l’échange, de la préférence, de l’utilité marginale, etc.) se distinguent des lois normatives que l’on retrouve en politique, droit et éthique. Les lois économiques et politiques constituent des contraintes, mais seules ces dernières sont de nature prescriptives. Le politique permet ou interdit, tandis que les lois économiques constituent plutôt des contraintes au sens des lois naturelles. Lorsqu’on dit qu’une augmentation de prix conduit à une baisse de la demande, toutes choses étant égales par ailleurs, on signale une contrainte à la hausse de cette demande. Encore une fois, les lois économiques ne prétendent pas à autant de précision que les lois de la nature inanimée, mais elles servent néanmoins à prédire des phénomènes.
Lorsqu’on dit que toute action humaine est une tentative d’améliorer son sort, on ne garantit pas le résultat, mais on connaît le but. De même, lorsqu’on dit que la production précède la consommation, on ne précise pas quand il y aura production, mais on sait qu’il ne peut pas y avoir de consommation sans production préalable. Lorsqu’on évoque la réduction de prix d’un bien économique, toutes choses étant égales par ailleurs, on remarque une augmentation de sa demande dans un délai plus ou moins long, mais on n’a aucun moyen de prédire exactement quand cela arrivera. Ces lois économiques constituent des lois prédictives au même titre que les lois naturelles, à cette exception près que les phénomènes déterminés par elles ne peuvent l’être de manière aussi précise dans le temps.
Les lois économiques, qui agissent également comme contraintes à l’action humaine, ne peuvent pas être contournées, sans conséquence, par le politique. Les politiciens qui en font fi ressentent peut-être un sentiment de puissance, mais parce que ces contraintes sont également des lois, elles finissent toujours par les rattraper. Devant elles l’arrogance ne dure qu’un temps. La praxéologie ne sous-entend pas un marché libre de toute intervention gouvernementale, elle en prédit plutôt les conséquences. Elle explique pourquoi une société libre des interventions gouvernementales tend à enrichir ses citoyens et pourquoi les économistes de l’École autrichienne en sont les plus ardents défenseurs.