Il était une fois un industriel mécène et artiste lui-même, Henry Frugès, qui, ayant fait fortune dans le sucre, s’intéressa si bien aux écrits d’un jeune architecte suisse « Vers une architecture, 1923 » qu’il lui confia plusieurs projets.
C’est ainsi que Le Corbusier et son cousin et associé Pierre Jeanneret ont la possibilité de réaliser en vraie grandeur en 1923 les « cinq points » d’une architecture nouvelle : pilotis, toit-jardin, plan libre, fenêtre en longueur, façade libre.
Le terrain choisi est une grande parcelle située à Pessac, entre un bois de pin, une voie ferrée et à proximité d’une aciérie.Le plan-masse prévoit 135 maisons de types différents, répartis en quatre secteurs avec une place centrale dotée d’un fronton de pelote basque et de commerces de proximité.Le propos est de permettre à des familles modestes d’accéder à la propriété dans un habitat moderne, équipé de salles de bains, chauffage central et eau chaude, équipements de servitude comme un « chai » ou débarras, garage, buanderie, terrasses accessibles dégageant l’espace au sol, et un jardin potager comme dans les cités-jardins de Grande Bretagne.
Grace à la standardisation de la construction : un module unique de poutre en béton armé de 5 mètres, on pourra diminuer les coûts, tout en assurant la diversité des modules.Avec une cellule de base de 5m, plusieurs types de maisons sont construites : les maisons isolées (70m² habitables), la maison « Quinconces » posée en bandes en inversant le plan, avec pergola et terrasse en retrait à l’étage (80m²), la maison « Arcade » avec son patio sous voile de béton très mince protégeant l’espace en une douce voûte, La maison "Zig-Zag", où l'on retrouve le même plan que la maison "quinconces" mais disposée à angle droit et qui forme les têtes de voies, et le type « Gratte-ciel » avec deux logements accolés (110m²) en triplex.Autre caractéristique : l’emploi de couleurs soulignant ou effaçant les volumes des façades : bleu ciel, blanc, terre de Sienne brûlée ou naturelle, vert tendre. Un principe de polychromie des façades qui sera repris par la suite dans toute l'oeuvre de Le Corbusier.Las, la crise économique va bouleverser ces projets mirifiques. 51 maisons seront construites. Les dévaluations successives du franc multiplient par 4 le coût de la construction, les entreprises locales s’avèrent incapables de mettre en œuvre les techniques de construction.
Il faut remplacer le béton projeté par des parpaings, les édiles locaux s’insurgent de voir mis à la disposition d’ouvriers des logements aussi luxueux et, face à l'arrogance de Le Corbusier qui, sûr de son fait, ne respecte pas les procédures administratives et s'attire leur hostilité, retardent pendant près de 3 ans les raccordements à l’eau et à l’électricité.Les maisons ne se vendent pas, elles vont rester vides jusqu’en 1928, puis occupées progressivement grâce à un amendement à la loi Loucheur.
Chaque propriétaire va dès lors s’efforcer d’adapter son logement à ses possibilités et à ses gouts : qui modifiera la pente des toitures, ou carrément la façade – mais parfois dans le plus pur style Art déco du moment – ajoutera des éléments de décoration aux façades, changera la destination des pièces – en particulier les garages…
Que reste-t-il aujourd’hui ?Les érables rouges ont poussé, le calme est omniprésent, malgré le TGV d’Arcachon qui passe au fond de la parcelle, plusieurs maisons ont été restaurées dans leur état d’origine ou rachetées par la municipalité et un bailleur social, certaines sont à vendre – comme cette maison isolée refaite à neuf à 235 000 €).
Petit à petit les résidents s’efforcent de respecter les principes de ce secteur classé comme Zone de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager.
Cette visite, pleine d’émotion, m’a fait souvenir de celles de cités ouvrières tout aussi emblématiques mais pas aussi novatrices comme Siemensstadt à Berlin, ou le Karl-Marx-Hof de Vienne.J’ignorais jusqu’il y a peu que de telles réalisations novatrices avaient existé si tôt en France. Et aujourd’hui encore, on reste étonné de tant de clairvoyance.