Délits d’Opinion : Dans un mois, nous connaîtrons le nom du candidat qui représentera le Parti Socialiste à l’élection présidentielle de 2012. François Hollande apparaît aujourd’hui comme le candidat le mieux placé dans les sondages sur la primaire socialiste et dans les intentions de vote pour le 1er tour de l’élection présidentielle face à Nicolas Sarkozy. Selon vous, quelles sont les raisons qui ont le plus contribué à le placer dans cette position de leader suite à « l’affaire DSK » ?
Stéphane Rozès : Il a émergé et progressé continument avant l’affaire DSK, puis s’est retrouvé ensuite en tête. Sa progression vient de raisons liées à notre imaginaire national et à ce que le pays investit précisément lors d’une élection présidentielle. Il faut d’abord dire que pour l’opinion dans les périodes d’inquiétudes – et ce sera sans doute également le cas pour les électeurs de la primaire – le choix ne se fait pas sur un programme mais d’abord sur la capacité du futur Président ou de la future Présidente à incarner le pays, c’est-à-dire au travers de sa personne, à répondre à la question « qu’est-ce qui tient ensemble le pays ? ». C’est ce que j’appelle une incarnation, la dimension spirituelle de la fonction présidentielle. Puis, il y a la capacité, au travers d’un projet présidentiel, d’une façon de faire, de mettre le pays en mouvement, ce que j’appelle la dimension temporelle de la fonction présidentielle.
Ce qui fait aujourd’hui la prévalence de François Hollande sur les autres candidats, ce sont pour l’heure des éléments de posture, qui sont décisifs en amont de la présidentielle. Après son départ de la rue de Solférino, il a déjà commencé à donner à voir aux Français au travers d’un travail sur lui, une préparation y compris sur son apparence, qu’il était un homme libre, certes socialiste, mais se préparant à se laisser habiter par le pays et à co-construire un projet avec les Français. Une présidentielle est un rite laïque où il faut donner des signaux aux Français et donc s’insérer dans l’imaginaire français. Il y a en République, en monarchie républicaine dans les périodes inquiètes une attente de verticalité, de lien direct entre le candidat et le pays sans écran, le PS ou la Gauche. Et François Hollande s’est mieux inséré dans cet imaginaire.
Délits d’Opinion : Mieux que sa principale concurrente, Martine Aubry ?
Stéphane Rozès : Oui parce que Martine Aubry, dirigeante du Parti Socialiste, par sa façon d’être et sa façon de dire, a référé dans la période récente aux équilibres internes du Parti Socialiste, aux différents partenaires de la Gauche Plurielle, donc elle ne pouvait pas spontanément être dans l’incarnation. Et quand, dans son discours de candidature, elle déclare qu’elle n’est pas une candidate de circonstance, qu’elle s’adresse directement aux Français, elle a raison mais cela ne suffit pas. Car finalement, en politique, ce que l’on donne à voir de soi-même pèse plus que ce que l’on dit. Ainsi Martine Aubry est apparue d’abord dépendante d’un contrat passé avec DSK puis référant à la gauche plurielle, aux équilibres internes au PS ou entourée de dirigeants du Parti Socialiste comme si elle était une candidate de circonstance, par devoir et tributaire d’éléments qui pèseront sur elle de sorte qu’elle apparaît moins comme libre d’attaches au moment où elle se présenterait aux Français. Tandis que François Hollande apparaît plus souvent seul, c’est un signe de sa capacité potentielle à rencontrer le pays lors de la campagne présidentielle. En outre elle a dû se défaire de l’idée de son contrat avec DSK.
Délits d’Opinion : François Hollande aurait donc mieux réussi à incarner cette dimension spirituelle de la fonction tandis que Martine Aubry n’aurait pas vraiment réussi son entrée en campagne en restant dans son rôle de Première secrétaire et en ancrant son discours à Gauche du Parti Socialiste ?
Stéphane Rozès : Le problème pour le pays n’est pas celui des appareils et des dirigeants de la Gauche. Ce n’est pas de savoir qui est le plus à Gauche parmi les présidentiables. Sur le souhaitable au plan idéologique le pays est à Gauche et, sur le possible au plan politique il est à Droite. Donc le sujet pour les Français est de savoir si ce que la Gauche porte comme souhaitable est possible. Et donc la façon de faire de la politique comme dans les années 70-80 ne fonctionne plus. Le rapport au politique a changé, a évolué et il faut le comprendre, le décrypter à travers des enquêtes quantitatives et qualitatives. Par exemple, la grande difficulté de Dominique Strauss-Kahn, s’il avait été candidat, aurait résidé dans sa posture, celle qu’il semblait annoncer à sa dernière grande émission télévisée sur France 2, qui consistait à dire : comme Directeur général du FMI, je vois des choses, je vois le monde, je vois l’Europe, je vois plus précisément la France, et de l’extérieur, je viens apporter mes lumières à la France … Il aurait été sur le registre de la compétence venant de l’extérieur, il aurait joué le temporel de la compétence avant le spirituel. Je crois que ce n’est pas comme cela que se passe l’élection présidentielle en France. Pour une présidentielle, le mouvement se fait l’intérieur de la France vers l’extérieur, et non l’inverse. Sauf quand l’Europe était perçue comme la France en grand ce qui n’est plus le cas depuis la victoire du NON au Traité constitutionnel européen. C’est une raison supplémentaire qui explique le succès de François Hollande dans l’opinion qui est perçu comme un homme libre, certes socialiste, mais ne référant pas à des logiques d’appareil ou extérieures au pays.
Aujourd’hui, le travail de préparation de François Hollande pour s’insérer dans cet imaginaire semble porter ses fruits. Il reprend de façon moins flamboyante le chemin pris par Ségolène Royal à la dernière présidentielle, celle du lien direct avec les Français.
Mais il y a une seconde raison, qui tient non pas à la dimension spirituelle de la fonction, mais à la dimension temporelle attendue par les Français. François Hollande semble plus que les autres présidentiables socialistes, partir du réel. Le péché mignon de la Gauche, c’est la « pensée magique » qui a tendance à laisser à voir qu’elle ramène la question de la grave crise que traverse le pays à la présidence de Nicolas Sarkozy. Comme si la disparition de Nicolas Sarkozy du paysage politique remettrait tout à coup le pays d’équerre. Evidemment, l’électorat, même de Gauche, n’y croit pas. François Hollande semble dire que la crise est profonde, que Nicolas Sarkozy aggrave sa situation et que lui a une autre voie.
Du coup l’alliance entre un réalisme qui semble plus important chez François Hollande et sa façon d’être qui semble sereine, apparaît comme une promesse que François Hollande aurait une autre façon que Nicolas Sarkozy de sortir le pays de l’impasse. Cela apaise le pays.
Tout ce qu’ont fait nos dirigeants dans la dernière période, ces 20-25 dernières années a semblé enfermer les Français dans une alternative pour la France: soit cette dernière périt, par le conservatisme que la Droite reproche à la Gauche : soit pour survivre elle doit renoncer à son modèle social et républicain, mouvement que semble porter le Président actuel en voulant réformer le pays par surprise, en s’appuyant sur des catégories de Français contre les autres, en le contournant ou en le bousculant . Cette alternative génère notre pessimisme record. François Hollande, par sa posture réaliste et sereine, semble offrir une promesse, celle de ré-ouvrir le champ des possibles. Il ne se tient ni dans le mouvement perpétuel et inquiet de Nicolas Sarkozy, ni dans un front anti-sarkozyste venant du reste de la gauche qui paraît masquer un refus de réformer.
Délits d’Opinion : Parlons justement des autres candidats. S’il semble acquis selon les enquêtes actuelles que la primaire va se décider entre François Hollande et Martine Aubry, quel rôle peuvent jouer les autres candidats dans cette campagne de la primaire socialiste, et par la suite, une fois le candidat désigné ?
Stéphane Rozès : Depuis la présidentielle, où elle n’a pas été battue tant par Nicolas Sarkozy que par elle-même pour avoir perdu sa cohérence en cours de campagne, Ségolène Royal n’a cessé de donner le sentiment, par sa façon d’être et de faire, de vouloir rejouer le match de 2007. Depuis elle aura été la plupart du temps à contretemps ou à contre-emploi. Sa seule constante aura été de vouloir maintenir vivace le souvenir de la présidentielle de 2007 sans être en phase avec les différentes périodes de l’opinion. Ce qu’elle a donné à voir depuis 2007, les Français le savent déjà : c’est-à-dire que c’est une femme tenace, courageuse, qui a souvent de bonnes intuitions … Mais elle n’a pas pris en compte, dans sa façon d’être, le fait que finalement, les Français et les sympathisants socialistes s’interrogent depuis sur sa propre cohérence. D’où le fait qu’elle est cantonnée finalement à la séquence antérieure parce qu’elle-même s’est maintenue dans sa façon d’être dans ce moment, comme un comédien qui serait cantonné à un type de rôle et qui n’arriverait pas à en sortir.
Délits d’Opinion : Quand on entend qu’elle pourrait être l’arbitre de cette primaire, qu’en pensez-vous ?
Stéphane Rozès : Il y a bien entendu la question du second tour et derrière des motivations des votants. Je pense que le grand succès de Ségolène Royal aux primaires internes de 2006 ne venait pas tant du fait que les sondages montraient à l’époque qu’elle était la plus à même de battre Nicolas Sarkozy. Mais de ce qu’elle incarnait pour eux l’idée qu’ils se faisaient de ce que devait être une Présidente . De même si François Hollande devait remporter la primaire, je ne pense pas que cette raison des sondages soit prédominante. Je ne crois pas que les gens qui ont voté en 2006 ou ceux qui vont bientôt aller voter se demandent, tenaillés au corps : « Qui est celui qui est le plus à même de battre Nicolas Sarkozy ? ». Je crois que le sujet est plutôt : « Qui est celui qui correspond le plus à l’idée que je me fais du futur Président ou de la future Présidente de la République ? ». De la même façon je ne crois pas à l’efficacité des appels à voter pour le second tour. C’est-à-dire que si je poursuis cette logique, je ne crois pas que les personnes qui auront voté Ségolène Royal ou Arnaud Montebourg , Manuel Valls ou Jean Michel Baylet au premier tour seront tant que ça attentifs à ce que dira leur candidat de premier tour. Ils vont juger en fonction du choix qui leur sera donné au second tour. Bien évidemment, si l’écart entre François Hollande et Martine Aubry devait être faible – et dans les deux sens d’ailleurs car il pourrait y avoir des surprises dues notamment à la difficulté de savoir quelle sera la composition du corps électoral – cela pourrait jouer à ma marge.
Délits d’Opinion : De nombreuses critiques ont été formulées à l’encontre des sondages sur la primaire, notamment par Ségolène Royal qui a saisi sur cette question la Haute Autorité des Primaires Citoyennes. Selon vous, les participants à la primaire peuvent-ils aller à l’encontre de ces enquêtes d’opinion et créer la surprise comme pour la primaire écologiste, pour laquelle rappelons-le, il ne s’agissait pas d’intentions de vote mais de préférence des sympathisants ? On l’a vu, les sympathisants écologistes au sens large exprimaient une préférence pour Nicolas Hulot et les votants à la primaire lui ont préféré Eva Joly.
Stéphane Rozès : Les sondeurs essaient d’approcher au mieux l’Opinion et le font avec des questions éprouvées sur la certitude d’aller voter. Je ne suis pas certain – mais je suis prudent – qu’il y ait les mêmes biais ou en tout cas avec autant d’ampleur pour la primaire socialiste que pour celle des socialistes, et ce pour deux raisons :
- La première, c’est que le corps électoral est plus large et les personnes qui iront voter seront certainement plus nombreuses et ressemblant à l’Opinion de gauche, cela sera moins militant ;
- La seconde, c’est qu’il y avait vraiment une très grande différence de posture entre Nicolas Hulot et Eva Joly dès le départ, avec Joly qui s’indexait sur le tropisme des Verts et Hulot qui était culturellement très décalé.
Délits d’Opinion : Alors que les structures d’image de Martine Aubry et François Hollande diffèrent moins ?
Stéphane Rozès : Dans les sondages, leurs traits d’image se distinguent moins, car je ne crois pas que les raisons profondes évoquées précédemment se voient aisément aux travers de sondages quantitatifs, mais davantage au travers d’enquêtes qualitatives. Il y a un terme très important sur lequel nous avions travaillé avec les équipes de CSA en 2007, grâce à un outil qui venait du marketing américain, c’est le terme « sympathie ». C’est ce terme qui distingue le plus François Hollande et Martine Aubry, au bénéfice du premier. Et c’est un terme qui est investi par les Français, contrairement à ce que l’on pourrait penser, comme une dimension d’incarnation. En 2007, c’est à partir du moment où Nicolas Sarkozy a récupéré son retard sur Ségolène Royal sur ce qualificatif qu’il a été en mesure de l’emporter. Derrière le terme « sympathie », les Français nous parlent de la capacité à entrer dans une relation avec le candidat de l’ordre du don et du contre-don. C’est-à-dire que le candidat ne se contente pas de dire « j’apporte » mais aussi « je reçois ». Or, pour une élection présidentielle, on ne peut pas l’emporter si on ne dit pas ce que l’on reçoit. Je pense que ça aurait été une difficulté de Dominique Strauss-Kahn. C’est évidemment la raison de l’échec de Lionel Jospin en 2002 et la raison de l’échec de Ségolène Royal en cours de campagne en 2007. Parce que pour établir ce lien de mutuelle dépendance entre le pays et le candidat, il faut que les Français sentent ce qui les lie au candidat. Or Ségolène Royal en cours de campagne une fois investie par le P.S a commencé à dévisser de son projet initial, et les Français se sont alors demandés qui était Ségolène Royal et quelle relation elle entretenait avec eux. A l’inverse, une des raisons pour lesquelles Nicolas Sarkozy a su l’emporter, ce n’est pas seulement qu’il a su, en cours de campagne, partant du temporel, construire un rapport spirituel aux Français, de son programme de départ à son image pour l’emporter au second tour, c’est qu’il a montré qu’il existait au travers du regard des Français. Quand il dit sept fois au cours d’un discours qu’il a changé, c’est qu’il existe au travers du regard des autres et donc il ne pourrait pas s’irresponsabiliser contrairement à ses prédécesseurs. Et ses électeurs ne sont pas trompés sur ce point. Donc si les Français disent « plutôt François Hollande », ils ne savent pas toujours dire pourquoi car les raisons intimes peuvent leur échapper, comme elles peuvent échapper aux candidats eux-mêmes. Quand Nicolas Sarkozy va au Fouquet’s le dimanche soir de son élection, c’est que visiblement il avait oublié ou il voulait oublier tout le travail qu’il avait dû faire pour habiter le costume qu’est celui de l’imaginaire de notre pays.
Délits d’Opinion : Pensez-vous que cette campagne de la primaire est de nature à enclencher une dynamique positive pour le candidat vainqueur, quel qu’il soit ? Et lui faudra-t-il changer d’attitude pour entrer dans la véritable campagne présidentielle ?
Stéphane Rozès : Surtout pas. J’ai toujours, quand j’ai été interrogé par des présidentiables, dit : « menez le même type de campagne pour la primaire et pour la présidentielle ». Parce que les deux sont liées. Ce n’est pas seulement une question de cohérence, d’honnêteté. Il faut considérer les primaires comme un tour de chauffe de la présidentielle et non pas comme le fait de s’adresser à seulement un segment du pays. L’imaginaire français, c’est de s’adresser à l’ensemble de la population, puis ensuite éventuellement décliner. Mais pas le contraire. C’est pour ça que tout le débat : faut-il s’adresser d’abord aux catégories populaires ou aux classes moyennes, n’a pas de sens en France. Il faut que les deux phases soient pensées ensemble.
Attention, la primaire n’est pas la présidentielle mais il faut comprendre la dynamique pour ne pas faire d’erreur. La primaire, c’est pour les socialistes, celui qui sera choisi … c’est la condition nécessaire, mais ce n’est pas la présidentielle. Si on entend par dynamique, le fait qu’une primaire réussie permettra au candidat vainqueur de voir le Parti Socialiste et la Gauche comme une ressource pour la campagne, pourquoi pas. Mais si l’on entend par dynamique que ce choix par les électeurs de la primaire constitue une légitimité en soi, ce serait faire fausse route. Il ne doit pas y avoir d’écran entre le candidat et le pays, de contrat préexistant. Pour le pays c’est au lancement de la campagne que commence le grand rendez vous entre les candidats et le pays . Ce dernier doit avoir le sentiment que c’est lui qui modèle les projets et que le candidat retenu se laissera incarner par lui dans sa totalité et non par une partie, un segment de la nation.
Propos recueillis par Marion Desreumaux