Déflation stratégique européenne : L'expression avait surgi de façon un peu impromptue lors d'un entretien dans le poste.
Et je vous avais promis d'y revenir. Voici donc quelques réflexions : mais elles ne sont pas définitives, et ne sauraient couvrir toute la géopolitique européenne, qui est (heureusement) plus complexe que ça. Disons qu'en posant un filtre, on obtient un constat assez pessimiste.
1/ Déflation ?
Au sens propre, la déflation est la baisse de l'indice des prix sur une période longue. Elle est crainte des économistes pour plusieurs raisons :
- altération du mécanisme d'anticipation des prix, et donc du processus d'investissement.
- altération du mécanisme d'accumulation du capital, donc de l'enrichissement
- effet contradictoire aux mécanismes de croissance, expansion qui s'accompagne logiquement d'inflation (c'est d'ailleurs pour cela que les décroissants s'accommodent de la déflation et la recommandent même). La déflation accompagne la récession, avec des effets cumulatifs
- la baisse des prix renforce la valeur nominale des actifs et des dettes : dans une situation d'endettement massif, la déflation est mortifère comme l'illustre l'exemple du Japon depuis maintenant vingt ans.
- L'autre situation qui permet d'appréhender la déflation est l'immobilier parisien : il est frappé d'une inflation déconnectée du reste de l'inflation de l'économie et donc les acteurs "normaux" se trouvent en situation de déflation relative, ne pouvant plus acheter sur le marché, ni même désormais louer : l'altération du système des prix est donc mortifère.
2/ Pourquoi associer déflation, stratégie et Europe ? : à cause de la crise.
La crise économique entraîne la réduction des budgets de défense : qu'on pense à la réforme récente du MOD (GB), celle entamée de la Bundeswehr (RFA, dans un pays pourtant en peine santé économique), le budget grec (qui n'a entendu parler des 4 % de PIB consacrés à la défense?), ou encore l'abattement de 260 M€ sur le budget français 2012, en attendant la révision à venir du LBDSN qui aura, qui en doute? des conséquences budgétaires. Même les plus grands sont touchés, comme les animaux malades de la peste : ainsi a-t-on entendu des voix évoquer aux États-Unis le montant élevé du Pentagone....
3/ Mais cela vient aggraver une situation européenne déjà déprimée, pour plusieurs raisons :
- un élargissement trop rapide (une crise de croissance, qui était à peine en train de cicatriser lorsque la crise économique vient rouvrir la plaie)
- une frontière extérieure tard fixée, avec une zone tampon qui se stabilise juste
- l'affaiblissement des menaces proprement militaires
- l'OTAN dont la seule présence encourage des comportements de passager clandestin stratégique
- la croyance candide au slogan "l'Europe c'est la paix", sans réfléchir aux déterminants de l'aphorisme
- la croyance au "soft power" européen, manière de justifier l'inaction, puisque la puissance est désormais "immatérielle".
- l'origine économique de la construction européenne et donc la réticence native envers les questions relevant de la souveraineté
- une construction institutionnelle ayant les atouts, mais aussi les défauts (surtout en situation de crise) des décisions collectives, lentes et mitigées (voir mon billet, mais aussi cet article "économique" (d'un blog du Monde) qui recommande une unité de direction).
4/ Il y a donc une déflation stratégique : Elle se manifeste de plusieurs façons :
- comme l'a constaté Robert Gates, "ce n'est pas que les Européens ne veulent pas, c'est qu'ils ne peuvent pas" voir billet
- malgré le financement constant, marginalisation européenne dans le dossier israélo-palestinien, les Européens devant "s'entendre" pour ne pas être d'accord au moment de la reconnaissance prochaine de l'Etat de Palestine à l'ONU
- leur réaction fut dispersée en Libye
- ils n'ont pas de position commune sur la DAMB
- ils n’ont pas d'approche commune avec leurs différents voisinages : Arctique, Russie, Méditerranée, Amérique du sud, la dispersion et la division semblent être de règle.
5/ Faut-il alors craindre comme conséquence la fragmentation européenne ? C'est probable, si l'on observe :
- la renationalisation de la gouvernance européenne, les Etats prenant de plus en plus le pas sur les institutions communes, Commission ou Parlement. Surtout depuis le traité de Lisbonne.
- l'accroissement du poids des partis nationalistes et identitaires en Europe
- les tentations indépendantistes qui vont plus loin que la politique européenne des régions : Lega norde, Catalogne, Flandre belge, Écosse... d'autant que le précédent du Kossovo donne pour longtemps un très mauvais signal interne
- la ré-émergence, latente ou patente, de la question des nationalités et des minorités : Hongrois (Slovaquie, Roumanie, Serbie), roms (Europe centrale et orientale), Russes (pays baltes, et notamment la Lettonie), Ruthènes (Pologne)... : le feu couve
- un dilemme franco-allemand qui s'est aiguisé sur plusieurs questions essentielles (Union pour la Méditerranée, nucléaire, Libye)
6/ Que du pessimisme, donc ? Pas forcément, car on peut considérer :
- que c'est potentiellement adapté à la complication des questions stratégiques (règle des 3 D : Défense diplomatie développement)
- qu'après la mise en place du SEAE, on commence à apercevoir des démarches en matières de PSDC (la question de l'EM européen devient de moins en moins taboue, malgré le veto anglais)
- que la PSDC elle-même est une réussite, si l'on considère le nombre de missions, le succès d'Eufor Tchad et d'Atalante
- que jusqu'à présent, l'Europe a su résister à la crise des dettes souveraines, mettant en place des mécanismes d'adaptation qui auraient été impensables il y a trois ans.
En fait, les tendances actuelles sont baissières (si l'on reprend la métaphore économique de départ). Et on a l'impression d'une différence de rythme : la crise allant plus vite que le tempo nécessairement plus lent que nécessite l'établissement d'un consensus. Le résultat tiendra à cette course entre vitesse et lenteur.
O. Kempf