Après Paris, je t’aime dont la musique mélodieuse résonne encore à mes oreilles de festivalière pas encore totalement assourdie par le tohu-bohu cannois, direction New York pour le film World Trade Center d’Oliver Stone dont 20 minutes très attendues ont été projetées avant-hier en avant-première dans la salle Debussy avant la projection d’une copie restaurée de Platoon. Oliver Stone est ainsi venu accompagné de Willem Dafoe, Charlie Sheen et Tom Berenger (photo ci-contre) pour cette présentation exclusive. Dès les premières secondes la tension est palpable, sur l’écran et dans la salle. Nous voilà replongés presque 5 ans en arrière, les 5 courtes années qui auront été nécessaires pour que le cinéma s’empare du sujet ou plus exactement
pour que soit finalisée l’idée qui a certainement germé dès le 11 septembre 2001. Je me souviens m’être demandée à l’époque combien de temps cela prendrait. Je revenais le jour même du festival du film américain de Deauville et, regardant l’écran de télévision, incrédule et effarée, je me demandais si les 10 jours qui avaient précédé mêlant fiction et réalité n’avaient pas altéré ma raison devant ces images quasi irréelles, fantastiques, tellement et dramatiquement cinématographiques. De là provient aussi certainement le malaise qui s’est emparé de la salle Debussy. Les images d’Oliver Stone nous paraissent presque plus réelles que celles d’alors parce que nous savons que c’est possible, que ce fut réel, que nous avons encore tous en tête les images des avions s’encastrant dans les tours maintes fois diffusées. Apparemment Oliver Stone a choisi de ne pas les montrer mais de suivre des policiers partis sauvés des personnes enfermées dans les tours. Il nous montre d’abord les rues paisibles de New York, l’ombre et le bruit d’un moteur d’avion, la menace qui plane, puis les policiers personnifiés qui se dirigent vers le World Trade Center, sans vraiment s’étonner comme si ce n’était que du cinéma, comme s’il croyait qu’une fois le générique de fin passé tout rentrerait dans l’ordre et que les deux tours surplomberaient à nouveau Manhattan, banalisant la réalité en simple cauchemar évanoui une fois le mauvais rêve terminé. Lorsque les policiers arrivent sur les lieux l’atmosphère est apocalyptique. Oliver Stone a choisi de filmer comme il filmerait un champ de bataille. La caméra vacille comme le monde a vacillé dans l’improbable. Des cris assourdissants, de la fumée aveuglante, des hommes ensanglantés, des visages affolés. J’imagine déjà la suite : la musique grandiloquente, le patriotisme glorifié, le sauvetage héroïque, les gros plans sur les larmes, les visages bouleversés et reconnaissants, et la leçon de morale avec la bannière étoilée flottant fièrement à la fin. J’imagine aussi ceux qui dans quelques années verront ces images sans avoir vu les autres, les réelles, se disant que ce n’était que du cinéma, ou ne sachant plus très bien. La lumière de la salle Debussy se rallume, les spectateurs hésitent, ne savent pas s’ils doivent applaudir, puis se résolvent à de très timides applaudissements. J’étouffe. Ce n’est finalement pas que du cinéma. Comme la moitié de la salle je sors sans revoir Platoon. Dehors, Cannes est toujours aussi frénétique, lumineuse, paisible malgré tout. Dehors, à peine sur les marches (bleues celles-là) de la salle Debussy les festivaliers évoquent déjà la prochaine soirée à laquelle il faut absolument être qu’ils relateront avec un air dédaigneux et blasé, le prochain dîner forcément moins bien que le prochain, le festivalier en étant un consommateur insatiable, jamais rassasié, jamais content(é).De patriotisme et de consommation, il fut aussi question dans un film de la compétition, celui qu’il est recommandé de voir sans avoir rien ingurgité auparavant : Fast food nation de Richard Linklater, l’adaptation du roman d’Eric
Schlosser. L’Amérique n’ingurgite pas seulement des images, mais ici des hamburgers, symbole d’une nation excessivement consumériste. Don Henderson y est cadre au siège de la chaîne des Mickey’s Fast Food Restaurants, et de la viande contaminée a été découverte dans les stocks des steaks surgelés du fameux Big One, le hamburger vedette de la marque. Don doit découvrir comment cela s’est produit. Trouver la réponse ne va pas être aussi simple qu’il l’avait espéré. Quittant les confortables bureaux de sa société en Californie du Sud il va découvrir les abattoirs et leurs employés immigrés, les élevages surpeuplés. Don comprendra que cette fast food nation est un pays de consommateurs qui se sont fait consommer par une industrie vorace de corps, d’humains et de bien d’autres choses… Linklater établit la métaphore d’une Amérique qui exploite l’humain comme la viande montrant le bétail et les hommes envoyés identiquement à l’abattoir. Même s’il ne s’agit pas d’un documentaire ce Fast food nation n’est pas sans rappeler le film de Michael Moore primé à Cannes. Dommage que Linklater n’ait pas conservé lui aussi tout au long du film ce ton cynique qu’il laissait entrevoir au début. La fast food nation c’est celle qui exploite, utilise, consomme, c’est celle du patriot act qu’il est « justement patriotique de ne pas respecter ». Le manichéisme entre odieux, cyniques exploiteurs et gentils exploités finit par nuire au propos et ce qui aurait dû être un brûlot contre l’industrie du hamburger et l’Amérique qu’elle symbolise devient un film ennuyeux et plat. Le seul prix auquel ce film pourrait prétendre serait probablement celui de l’interprétation féminine pour Catalina Sandino Moreno qui interprète une jeune mexicaine exploitée qui avait déjà effectué une prestation remarquable dans Maria pleine de Grâce mais les prétendantes au titre sont nombreuses et il est probable que le jury préfèrera récompenser une actrice dans un film aux qualités supérieures. Je ne peux m’empêcher de m’amuser du fait que les initiales de l’usine en question sont UMP, ce qui donne des phrases assez polysémiques du genre « Que se passe-t-il à l’UMP ». L’affaire Clearstream aurait-elle AUSSI des ramifications aux Etats-Unis ? Je m’interroge plus sérieusement sur les critères de sélection des films en compétition. Suffit-il de dénoncer, choquer, effectuer une pseudo transgression pour être sélectionné ? La forme serait-elle devenue secondaire ?Heureusement avec le contemplatif Les Climats de Nuri Bilge Ceylan, me voilà rassurée puisque c’est dans le forme que réside l’intérêt de ce film turc dont le réalisateur avait déjà été primé à Cannes pour Uzak en 2003 remportant le grand prix et le prix d’interprétation masculine. Selon Ceylan, « l'homme est fait pour être heureux pour de simples raisons et malheureux pour des raisons encore plus simples tout comme il est né pour de simples raisons et qu'il meurt pour des raisons plus simples encore ». Isa et Bahar sont ainsi deux êtres seuls, entraînés par les climats changeants de leur vie intérieure, à la poursuite d'un bonheur qui ne leur appartient plus. Le réalisateur (qui interprète également ici le rôle principal) ausculte les bouleversements et la tempête intérieure que provoque la rupture de ce couple et qui fait écho aux conditions climatiques extrêmes et déchaînées. Ce film est une nouvelle fois visuellement remarquable, avec des plans fixes d’une beauté picturale, des visages auscultés, une structure avec des plans se faisant savamment écho. Là encore on peut néanmoins se demander l’intérêt de sa sélection car si ce film est particulièrement remarquable de point de vue de la mise en scène, il rappelle particulièrement Uzak pour lequel il avait déjà reçu ce même prix. A quand un peu d’audace, et de nouveauté dans la sélection ? Nous retrouvons les mêmes plans fixes, la même neige que dans Uzak auquel il ressemble parfois à s’y méprendre. Il est donc peu probable que ce prix lui soit dévolu à nouveau d’autant que d’autres comme le film de Pedro Almodovar , Volver (dont je vous parlerai demain) pourrait largement y prétendre. Les applaudissements se contentent d’être respectueux comme ils le furent pour le pourtant remarquable Selon Charlie.
Bien sûr dans Selon Charlie de Nicole Garcia (photo ci-contre), pas d’hémoglobine, pas de pseudo-transgression. Juste des hommes face à eux-mêmes. Des hommes perdus, à un carrefour de leurs existences. Nicole Garcia nous emmène cette fois au bord de l’Atlantique, hors saison. Trois jours, sept personnages, sept vies en mouvement, en quête d’elles-mêmes, qui se croisent, se ratent, se frôlent, se percutent et qui, en se quittant, ne seront plus jamais les mêmes. Charlie c’est un enfant de 12 ans dont le père interprété par Vincent Lindon trompe sa femme. Charlie c’est celui qui observe, sait, regarde ces hommes égarés et finalement leur permettra de retrouver le chemin, le droit chemin qui a parfois un caractère quasi mystique Nicole Garcia: plan d'une Eglise vers laquelle semble se diriger Charlie lorsqu'il dénonce l'adultère de sonpère, bruits de cloches... Ce Selon Charlie pourrait être Selon Mathieu, d’ailleurs Mathieu c’est aussi le nom d’un des personnages. Charlie c’est l’adulte au visage d’enfant qui observe des enfants aux visages d’adulte. C’est cette part d’enfance, d’espoir, d’impression que tout peut arriver, que l’impossible n’est qu’une limite de la raison que son regard ,dur parfois, va faire ressurgir. Tous ces personnages ont un désir de fuite, de changement, tous sont des "hommes de solitude" comme ce squelette que le chercheur étudie, ainsi le qualifie-t-il en tout cas. Il faut un certain temps pour s’intéresser à ces personnages, pour les suivre, les comprendre, comme si Nicole Garcia voulait nous immerger dans leur solitude, nous faire éprouver leur égarement, nous renvoyer à nos propres questionnements, nos doutes, nos espoirs enfouis, comme si nous étions nous aussi face au regard réprobateur de Charlie. Tous ces personnages hésitent avant de courir au propre comme au figuré. Vers la liberté. Vers leurs réelles aspirations. Benoît Magimel est une nouvelle fois magistral dans ce rôle de professeur de biologie ayant abandonné ses rêves en même temps que sa carrière de chercheur, il mériterait une seconde fois le prix d'interprétation masculine. Un film aux interrogations universelles qui vous donne envie de prendre le destin en main, qui vous donne le Goût des autres n'étant d’ailleurs pas sans rappeler le film éponyme d'Agnès Jaoui particulièrement par le personnage de Jean-Pierre Bacri en politicien parfois ridicule mais finalement très touchant, et par la drôlerie et l’ironie qui émaillent le film et contribuent à lui donner ce ton particulier qui nous charme peu à peu. Progressivement la fragilité de ces hommes va affleurer, de prime abord antipathiques ils vont peu à peu susciter notre intérêt. Mon deuxième coup de cœur du festival qui pourrait aussi mériter le prix du scénario. Une fois la projection terminée, reste le souvenir d’un regard intense et profond, celui de Nicole Garcia sur l’existence et celui de Charlie. Un film d’une légère gravité ou d’une gravité légère dont la distance et l’inégalité reflètent le trouble des personnages et leurs vies dispersées mais qui ne sont pas à mon sens une faille scénaristique. Espérons que le jury sera plus sensible que les festivaliers à ce film qui sait prendre le temps et nous incite à le faire. Le festivalier n’aime pas prendre le temps. Il aime se perdre et s’en donner l’illusion dans tous les excès que la Croisette met à sa portée. Peut-être devrait-il écouter et essayer d’entendre Charlie…
A suivre : les critiques de Volver, Red road, la leçon d’actrice de Gena Rowlands, Le Caïman, Ca brûle (mon coup de cœur de la Quinzaine des réalisateurs, pour l’heure, selon moi le meilleur film de ce festival toutes catégories confondues), la mémorable montée des marches de Kaurismaki (photos à l’appui).Mon coup de cœur de la Sélection Officielle demeure le film de Ken Loach.
A suivre…(photo ci-contre, le palais des festivals encore à l'heure du Da Vinci code)