En France, chaque année, près de 70.000 électrochocs sont pratiqués en hôpital psychiatrique. Retour sur une thérapie que l’on croyait révolue.
La vieille dame s’allonge. «Alors, comment vous sentez-vous depuis la dernière fois?»On ne le saura pas. L’anesthésie et le curare font déjà leur effet.
Deux électrodes lui sont appliquées sur un côté du crâne, une serviette est enfoncée dans sa bouche pour protéger ses dents. Le psychiatre presse le bouton. Le «choc» dure deux secondes. Léger spasme: son corps frémit et ses pieds s’agitent légèrement. C’est terminé. Direction la salle de réveil où émergent déjà une poignée de patients. Dans cinq ou dix minutes, elle pourra prendre un petit-déjeuner. Six à quinze séances à raison de deux ou trois par semaines sont nécessaires pour soigner une dépression. Après la cure, pas question d’arrêter totalement les séances. Le patient devra suivre un traitement dit «de maintenance», avec des séances espacées mais régulières.
Des électrochocs? Tout le monde garde à l’esprit LA scène de Vol au-dessus d’un nid de coucou. Jack Nicholson emmené pour subir un traitement-punition, attaché à une table d’opération, une balle en caoutchouc dans la bouche. Les yeux se révulsent, les convulsions obligent les infirmiers à le maintenir solidement.
Certains encore doivent se rappeler d’Antonin Artaud et de la terreur qui étreignait le poète les matins où il devait aller «au choc».
Plus de 70 ans après son invention, le traitement par électrochocs, symbole d’une psychiatrie et de techniques barbares que l’on croyait révolues, est toujours d’actualité, même il n’a plus grand-chose à voir avec ces images fantasmées.
Mais combien d’ECT sont pratiquées chaque année dans notre pays? En 1999, voilà ce que disait la Société française d’anesthésie et de réanimation (SFAR):
«Il est recensé 200.000 actes d’ECT par an en Grande-Bretagne, 100.000 aux États-Unis. En France, il est difficile d’avoir des données chiffrées sur la fréquence d’application de cette thérapeutique. Le nombre d’ECT serait proche de 70.000 par an.»
Depuis, plus rien. Ni la Haute autorité de Santé, ni la Caisse nationale d’assurance maladie ne sont en mesure d’évaluer cette pratique. On la retrouve tout de même au détour du rapport de l’Inspection générale des sociales paru en mai (1) qui analyse les accidents en psychiatrie. Le terme apparaît une fois et sans commentaire.
«On note que dans 29,4% des cas [de chutes], les séjours comportaient un acte de sismothérapie: le malade était transféré en hôpital général ou en clinique pour y recevoir un électrochoc sous anesthésie générale.»
Les électrochocs font en tout cas partie du quotidien du Dr de Carvalho. En une matinée, ce psychiatre, assisté d’un anesthésiste et d’infirmières, peut traiter une vingtaine de patients. Quasiment à la chaîne. Les malades défilent. Certains sont un peu intimidés, d’autres amaigris par la maladie qui les ronge.
Le but: provoquer une crise d’épilepsie
«Quand on arrête les séances, un patient sur deux rechute», admet William de Carvalho. Il faut tout recommencer. Mais pour ce défenseur convaincu des électrochocs, il s’agit du «traitement actuel le plus puissant pour traiter les dépressions graves».
Si l’on oublie souvent que les électrochocs sont encore utilisés dans nos hôpitaux, c’est peut-être parce qu’ils ont changé de nom. Comme pour gommer la barbarie du terme, on parle désormais d’électroconvulsivothérapie (ECT) ou de sismothérapie. Cette dernière appellation est «une absurdité»,selon William de Carvalho, coordonnateur du Pôle ECT de la Maison de Santé de Bellevue.
«Cela renvoie à l’idée que l’efficacité du traitement est due à un séisme, à une secousse. C’est une conception passéiste. En réalité, cette technique n’a rien à voir avec le fait d’effrayer le patient pour le réveiller!»
Le but, c’est de provoquer une crise d’épilepsie. C’est en observant les abattoirs de Rome qu’un psychiatre, Ugo Cerletti, a eu l’idée en 1938 d’utiliser l’électricité pour déclencher la crise d’épilepsie. Il avait remarqué qu’avant d’égorger les porcs, les bouchers les rendaient inconscients grâce à un courant électrique qui les faisait convulser.
Que se passe-t-il quand un patient reçoit un électrochoc? «En luttant contre la crise, le corps sécrète une substance antidépressive, dit William de Carvalho. On ne sait pas exactement comment cela fonctionne. Ce qu’on sait, c’est que les électrochocs améliorent la connectivité neuronale.»
Le nom a changé, la pratique aussi. «Aujourd’hui, précise William de Carvalho, on administre une stimulation électrique quantifiable et reproductible.»
Avant les années 1960, les électrochocs se pratiquaient sans anesthésie et on ne demandait pas leur avis aux patients. «A l’époque on tâtonnait, justifie Florence de Mèredieu, auteur d’un livre sur Antonin Artaud et les électrochocs.Ça avait une dimension expérimentale.»
«Avant 1930, les psychiatres n’avaient aucun traitement efficace pour soigner les malades qui croupissaient dans des asiles d’aliénés, argumente Jean-Noël Missa, historien auteur de Naissance de la psychiatrie biologique. Dans ce contexte, les électrochocs ont été perçus comme une véritable révolution.»
Puis des médicaments efficaces apparaissent, l’antipsychiatrie a le vent en poupe et les électrochocs tombent en disgrâce. Ils manquent même de disparaître dans les années 1970. C’est l’époque des films très critiques envers une certaine psychiatrie: Vol au-dessus d’un nid de coucou, bien sûr, mais aussi Family Life de Ken Loach, dans lequel la jeune Janice décline après avoir subi des électrochocs.
Avec l’anesthésie générale, on gagne en confort. De même au début, les convulsions des patients provoquaient souvent de graves fractures. La curarisation qui paralyse les muscles empêche désormais ce genre de complication. Le taux de mortalité –estimé à 2 pour 100.000 séances d’ECT– est comparable à celui lié à une anesthésie générale pour une intervention mineure.
Le principe lui-même n’a pas vraiment changé en soixante-dix ans. La différence, outre ces évolutions, c’est que désormais, on n’utilise plus les ECT pour soigner tout et n’importe quoi. Les indications sont très précises. Les électrochocs sont prescrits pour les dépressions graves de type mélancoliques, certains cas de schizophrénie et la bipolarité lorsque le malade est dans une phase dépressive. Plus d’abus donc (2)…
Selon le Dr Carvalho, ils agissent plus rapidement –au bout de quatre à six semaines, contre huit mois pour les médicaments– et plus efficacement que les antidépresseurs. Il milite pour que le traitement par ECT ne soit pas qu’un dernier recours.
Malgré ces arguments, malgré les progrès techniques, les électrochocs provoquent toujours un certain effroi. «J’ai vu une dame pleurer de peur», raconte Catherine, patiente bipolaire «en maintenance». «J’ai tout de suite été contre, se souvient Annie, 67 ans, elle aussi sous ECT d’entretien. Quand j’ai dit à mon analyste qu’on m’avait proposé des électrochocs, elle a hurlé. Je me suis rangée à son avis. Pour moi, c’était Vol au-dessus d’un nid de coucou. Je me suis dit: on va me décérébrer, me vider de ma substance.» Elle se laisse finalement convaincre: «Les médecins m’ont expliqué qu’il n’y avait pas de saignements dans le cerveau, que les électrochocs ne détruisaient pas les neurones. Et même qu’ils renforcent les connexions.»
Aujourd’hui, celle qui s’«en faisait un monde», a cessé de résister. Annie admet que cela va beaucoup mieux. Quant à Catherine, malade depuis l’adolescence et insensible aux antidépresseurs, elle regrette qu’on ne lui ait pas proposé les électrochocs plus tôt. «Je suis tellement contente, alors que j’étais défaitiste au départ. J’étais dans une phase suicidaire, au bout de quatre semaines de clinique, j’ai repris les rênes. Je n’ai pas arrêté les médicaments et j’ai l’impression que c’est le combiné des deux qui a fonctionné.» Sa maladie revenant par cycle, elle sait bien que la partie n’est pas gagnée. Elle est désormais convaincue d’une chose: «Il faut réhabiliter les ECT.»
Zones d’ombre et black-out
Pourtant, la méthode est toujours controversée. Principal effet secondaire qui cristallise les critiques, les atteintes à la mémoire.
«Antonin Artaud n’a pas arrêté de dire qu’il avait perdu des pans entiers de sa mémoire à cause de la répétition des électrochocs», assure Florence de Mèredieu. «Les effets sur la mémoire sont difficiles à mesurer. Une crise d’épilepsie laisse des troubles. Alors douze… souligne Bernard Odier, psychiatre membre de l’Association de Santé mentale du XIIIe arrondissement de Paris. On se demande même si les pertes de mémoire n’ont pas un rôle dans l’efficacité des ECT. A la manière d’une ardoise magique!» «Les effets sur la mémoire sont très violents dans les périodes d’ECT intenses, confirme Catherine. Vous ne vous souvenez de rien. Vous pouvez même ne pas vous souvenir d’avoir subi des ECT.» Mais selon le Dr William de Carvalho, «la gêne cesse dès lors qu’on arrête les électrochocs. Quinze jours après, c’est terminé.»
Ce que réfutent de nombreux patients. Sur le site electrochocs.sosblog.fr, certains affirment avoir d’énormes black-out, comme Judith, soignée pour une dépression majeure. Elle raconte: «Mon état s’est amélioré, mais depuis, je suis victime d’amnésie totale concernant plusieurs mois de ma vie (période des ECT)… Je n’ai pas souvenir de mon état, des personnes que j’ai connues alors ni de ce que j’ai pu faire.» Mais difficile de faire la part des choses entre les effets des électrochocs et ceux de la maladie.
Même si dans le milieu psychiatrique son efficacité est désormais admise, certains restent réticents face à cette thérapeutique. «La mémoire, c’est le fondement de l’être humain, de la vie, explique Jocelyne Méchali, psychiatre à la Fondation Bon Sauveur à Albi, qui reconnaît une aversion tout à fait subjective pour les électrochocs.» Selon elle, la supériorité des ECT sur les médicaments n’est pas prouvée. «On pratique toujours des ECT sur des patients qui prennent déjà des antidépresseurs, donc on ne peut pas évaluer leur efficacité réelle. Et puis, dans l’histoire de la psychiatrie, on a vu faire tellement de choses barbares avec des arguments qui paraissaient valables…»
«C’est le meilleur traitement anti-suicide!», fait valoir pour sa part William de Carvalho, qui regrette qu’en raison de ces réticences idéologiques notamment, certains secteurs hospitaliers ne soient toujours pas équipés en ECT. Pour lui, finalement, les pertes de mémoire sont un moindre mal, quand on est face à quelqu’un qui est à deux doigts de se suicider.
«Il ne faut pas oublier que les maladies mentales tuent, souligne Bernard Odier. En 1935, avant les ECT, 35% des malades qui rentraient en hôpital psychiatrique mouraient dans l’année. Aujourd’hui, cette proportion est infime.» En 2009, 421.245 personnes ont été hospitalisées selon le rapport de l’Igas, qui indique par ailleurs que 215 patients sont morts cette année-là dans un service de santé mentale. Bernard Odier nuance: «La psychiatrie est quelque chose de très complexe. Imaginez qu’il a été plus simple de connaître le fonctionnement d’un cœur que celui du cerveau. Nous en sommes au stade où la position raisonnable, c’est l’impossibilité de trancher.»
Un tel traitement ne peut de toute façon pas laisser indifférent. Pour Bernard Odier, «il y a un lien profond entre la mélancolie –cette pathologie dans laquelle on retourne son agressivité contre soi– et le fait que pour traiter cette monstruosité on utilise un traitement qui fait peur». Comme une sorte «d’équilibre des périls…»
Aurore Lartigue
(1) Analyse d’accidents en psychiatrie et propositions pour les éviter, Françoise Lalande et Carole Lepine, Inspection générale des affaires sociales, mai 2011.
(2) En France du moins car en 2009, en Chine, le ministère de la Santé a dû intervenir pour interdire l’usage des électrochocs pour traiter les accros du net!
http://www.slate.fr/story/43789/electrochocs-psychiatrie
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