Notre usage quotidien de la langue réduit celle-ci à n'être qu'une monnaie qui circule rapidement dans nos voix sans que nous lui prêtions la moindre attention. Nous savons combien l'économie de la communication la galvaude, l'humilie, la brutalise et la prostitue en « petites phrases », slogans, stéréotypes et propos convenus. Aussi est-ce la première vertu de la poésie que de nous rappeler, à rebours de l'époque, quels sont les enjeux de cette langue, ses risques, ses fragilités et ses limites, aussi bien que ses beautés.
Il est dans le pouvoir du poème de nous rendre un instant visible et respirable le langage que la société aveugle et asphyxie. D'y rendre sensible et mobile notre rapport incertain au sens, occulté et figé par la vie commune. Et donc de nous reconduire à nous-mêmes, moins pour nous rassurer que pour nous rappeler de quelle opacité nous sommes constitués et combien nous maîtrisons mal le sens de ces mots dont nous croyons faire un usage clair
La poésie s'écrit « comme on ment à un mourant et qui le sait» (Michel Deguy). Elle sait que le ciel est vide, que le visage de l'homme se dissipe, que la langue fatigue et s'éteint, que la vérité s'échappe, que le sens demeure hors d'atteinte, qu'elle n'a elle-même plus de pouvoir et qu'elle ne peut rien promettre. Elle sait que depuis des années le propos de la littérature n'est plus que de répéter éperdument son absence de savoir. Elle sait le désenchantement, l'inquiétude, le retrait, le défaut. Elle a appris cela par cœur, jusqu'à l'écœurement…Et pourtant il lui appartient de continuer à vouloir autre chose. Ne fut-ce que pour en accuser le manque. Pour que l'homme ne renonce pas mais reste celui qui questionne. Qu'il ne puisse jamais croire avoir réponse à tout. Qu'il ne se contente pas de manger, digérer, désirer, forniquer, consommer, accumuler et idolâtrer les objets. Qu'il ne soit pas tout à fait sa propre dupe. Pour qu'il sache que demeure ce creux, ce trou que fait en lui la langue
Que peut la poésie, sinon attester « la force de l'invisible » (Botho Strauss), en nous rappelant que nous sommes faits de mots, c'est-à-dire de légers signes sombres ne ressemblant à rien? Ou que nous abritons un laborieux peuple de fourmis qui même pendant la nuit travaille au fond de notre sommeil…« Notre chair physique c'est la terre, mais notre chair spirituelle c'est la parole. ; elle est l'étoffe, la texture, la tessiture, le tissu, la matière de notre esprit » (Valère Novarina, Devant la parole, P.O.L, 1999, p. 16. C'est dire que nous sommes faits pour chercher et vouloir du sens, aussi bien que pour nous laisser sans cesse traverser par l'incompréhensible. Et qu'exister c'est se débattre. "
Jean-Michel Maulpoix, Le poète perplexe, José Corti, p. 251, 254 et 255.