Des écoles privées pour les pauvres

Publié le 18 septembre 2011 par Copeau @Contrepoints

Le libre marché est de toute importance pour le développement et que les plus grandes ressources dont disposent les plus pauvres habitants de notre planète, ce sont leurs propres forces, leurs propres idées et leurs propres choix, loin de toute espèce d’experts.

James Tooley, The Beautiful Tree: A Personal Journey into How the World’s Poorest People Are Educating Themselves, Cato Institute, 2009.

Par Aurelien Biteau

Dans ce livre dont le titre fait référence à une parole de Gandhi sur l’éducation précoloniale en Inde, James Tooley, spécialiste de l’éducation, fait le récit d’une dizaine d’années de recherche qui l’ont amené à s’intéresser de près au foisonnement des écoles privées pour les pauvres dans les pays en voie de développement, tels l’Inde, la Chine ou encore le Ghana. Surprise : non seulement l’école privée n’y est pas réservée aux plus riches, mais en plus, elle offre une alternative crédible et non négligeable aux habitants pauvres de ces régions pour l’instruction de leurs enfants.

Une découverte en Inde

C’est en janvier 2000 que commence le voyage de James Tooley. Alors en mission en Inde à Hyderabad au sein d’écoles privées pour familles aisées, James Tooley se pose une folle question : pourrait-on trouver des écoles privées dans les quartiers les plus démunis de la ville ? Piqué par la curiosité, il se décide à traverser quelques bidonvilles dans la Vieille Ville près du somptueux Charminar. La découverte est de taille : il y a des écoles privées partout, pleines des enfants des quartiers. Comme rien ne distingue les bâtiments de ces écoles des autres, elles s’avèrent être plus ou moins visibles de la rue à un œil non averti, selon qu’elles disposent d’un panneau indiquant leur nom ou non. Mais guidé par les habitants des bidonvilles, James Tooley n’a aucune peine à les trouver en nombre, à son grand étonnement.

James Tooley en est convaincu : il tient devant lui une réalité complètement méconnue du grand public des pays occidentaux, et pire encore, des experts en développement.

C’est ainsi qu’il fait des écoles privées pour les pauvres dans les pays en voie de développement le sujet central de ses recherches et se rend aux quatre coins du monde, dans les bidonvilles des grandes villes aussi bien que dans les régions rurales les plus isolées, pour prouver que l’école privée est une chance pour le développement de l’instruction chez les classes les plus pauvres.

Des écoles privées pour les pauvres : pourquoi ?

Ce qu’il y a de passionnant dans The Beautiful Tree, c’est le récit des rencontres de James Tooley avec les populations locales de l’Inde, de la Chine, du Ghana, du Nigeria, les entrepreneurs qui osent fonder leur école privée malgré les réglementations gouvernementales qui sont autant d’obstacles, les parents qui osent y envoyer leurs enfants, les directeurs des écoles publiques qui tentent de travestir la réalité de leur échec, etc. Il est important de laisser la parole aux acteurs d’une réalité bien vivante qui peut paraître surprenante à nous, habitants des pays riches qui sommes pleins de préjugés et de biais quasi idéologiques sur la question de l’éducation (si bien « nationale » en France) et du développement. Toujours curieux et empreint d’humanisme, James Tooley interroge ces acteurs sur leurs motivations.

Tout d’abord, qui sont ces entrepreneurs qui fondent des écoles privées pour les pauvres ? Pour la quasi-totalité de ceux-ci, il s’agit d’individus vivant eux-mêmes dans des conditions difficiles, habitants de ces bidonvilles ou de ces villages très isolés. Très souvent, leur motivation est double : elle est d’abord financière, mais elle est aussi altruiste. En effet, ces entrepreneurs ne cherchent pas à cacher et ne se cachent pas à eux-mêmes que leur école est un business, qui doit être rentable et leur permettre d’améliorer leurs conditions de vie. Mais contrairement à ce que les dénonciateurs de méchants en herbe peuvent penser, ces businessmen originaux sont vraiment soucieux de l’avenir des enfants qu’ils prennent en charge. Pour preuve, ils n’hésitent pas à offrir l’instruction aux enfants les plus démunis et les plus pauvres que les parents sont incapables de financer. Ils les connaissent par ailleurs très bien, puisqu’ils vivent dans les mêmes quartiers.

Mais qu’est-ce qui a pu les pousser à fonder une école plutôt qu’un autre business ? Après tout, dans de nombreux pays, l’école publique est présente près des bidonvilles et est souvent gratuite. Très simplement, si ces entrepreneurs, parfois diplômés, se décident à construire une école privée, c’est parce qu’il existe une demande réelle émanant des habitants de ces quartiers. C’est ainsi que très souvent, ces écoles ne sont d’abord que des garderies auxquelles les parents viennent confier leurs enfants lorsqu’ils travaillent. Mais comme les enfants grandissent, les parents, très au courant des résultats des écoles publiques dont ils finissent par se méfier, demandent à leurs gérants s’ils ne peuvent pas ouvrir une classe de premier niveau et faire cours. Et peu à peu, c’est une école tout entière qui finit par naître et qui dispense des cours dans tous les échelons de la scolarité, avec ses professeurs recrutés sur entretien et redevables au directeur qui peut les licencier en cas d’absence ou de mauvais résultats, ce qui n’est pas le cas dans les écoles publiques comme on le verra plus tard.

Dans les zones rurales, et surtout dans les villages très isolés, comme dans les montagnes du Gansu en Chine, dont tous les experts rencontrés par Tooley lui ont toujours affirmé qu’il était tout à fait impossible d’y trouver la moindre école privée, ce sont parfois les difficultés de rejoindre l’école publique qui expliquent le développement d’une école privée. Lorsqu’il faut faire des heures de marche pour rejoindre l’école publique la plus proche, lorsqu’aucun véhicule, que de toute façon personne ne possède, ne peut accéder au village de départ par faute de route et emmener les enfants à l’école publique, et que la sécurité de ceux-ci n’est absolument pas garantie sur le trajet, les parents, consciencieux, demandent aux plus érudits du village d’accueillir chez eux les enfants pour leur cours, contre de l’argent bien sûr. Et ainsi naissent des écoles privées très confidentielles, dont l’existence reste inconnue aux gouvernements et aux experts, sauf à Tooley, que la curiosité et la certitude de tenir un sujet original guide dans les endroits les plus reculés.

Envoyer son enfant dans une école privée : la certitude d’une école qui rend des comptes

Makoko, le grand bidonville de Lagos au Nigeria.

Mais qu’est-ce qui explique que les individus les plus pauvres de la planète, qui vivent dans les pires conditions possibles, comme les habitants de Makoko, le grand bidonville de Lagos au Nigeria, et qui ont les plus faibles revenus, difficilement gagnés lors de travaux longs et pénibles, décident de consacrer une part de ceux-là à l’instruction de leurs enfants auprès d’écoles privées quand dans de nombreux pays, l’école publique est présente sur place, est gratuite, et dispose le plus souvent de bâtiments d’assez bonne qualité, avec une cour pour les enfants, protégés des intempéries et financés par les grandes organisations internationales spécialisés dans le développement ?

En explorant le terrain, là où si peu d’experts osent s’aventurer, James Tooley a eu l’occasion d’interroger les parents d’élèves. Et contrairement à ce que peuvent dire quelques préjugés pourtant bien répandus, Tooley a découvert des parents soucieux de l’avenir et de la réussite de leurs enfants – sans doute aussi parce qu’ils sont soucieux de leurs vieux jours – bien que parfois illettrés et peu présents auprès de ceux-ci par la faute de leur travail. Si les parents fuient comme la peste les écoles publiques de la plupart des pays en voie de développement dans de très larges proportions (en moyenne on trouve dans le secteur privé des zones pauvres le double d’élèves que dans le public), c’est parce que l’école publique est un véritable gaspillage.

Professeurs nonchalants qui dorment dans des classes surchargées, professeurs venant de milieux plus aisés que ceux des élèves qu’ils méprisent, élèves abandonnés à leur propre sort à cause d’absences répétées du personnel, élèves parfois battus par celui-ci, et mauvais résultats aux examens nationaux, tels sont quelques unes des tristes facettes de l’école publique dans ces pays en voie de développement. La plupart des parents ont tout à fait conscience de ces problèmes : alléchés par la gratuité de l’école, ils commencent par y envoyer leurs enfants avant de les renvoyer dans le privé, constatant qu’ils n’apprennent rien ou à un rythme trop lent dans le public. Ou parfois, n’ayant pas les moyens d’envoyer tous leurs enfants dans le privé, ils en placent certains dans le public, et constatent rapidement l’écart de niveau entre les enfants. James Tooley a pu démontrer que ces écarts de niveau étaient réels dans tous les pays où il a pu effectuer ses recherches. Malgré des moyens très inférieurs à ceux du public, l’instruction reste de meilleure qualité dans les écoles privées, qu’il ne faudrait donc pas considérer comme d’intolérables business sans cœur et sans soucis des élèves, épris de profit et de rentabilité.

Si les parents ne rechignent pas à débourser jusqu’à 10% de leurs revenus pour l’instruction d’un de leurs enfants (les charges varient selon les types de forfait proposés) dans une école privée, c’est parce qu’ils ont très bien compris un principe économique de base : un producteur qui ne s’aurait s’adapter à la demande ferait faillite sur le champ. En un mot : les directeurs des écoles privés, et avec eux les professeurs, sont directement redevables aux parents d’élèves qui paient pour l’instruction de leurs enfants.

C’est toute la différence avec l’école publique : les salaires des professeurs, majorés à coup de grèves des fédérations syndicales, sont payés par l’État, lui-même financé par l’impôt, c’est-à-dire par l’argent des autres. Qui se soucie des parents d’élèves ? Qui leur est redevable ? Absolument personne. On aurait beau jeu de dire qu’en tant que citoyens – quand le pays n’est pas une dictature – les habitants des bidonvilles peuvent influer par le vote sur les politiques d’éducation mises en place par l’État. Mais on ne vote pas tous les jours, et un vote n’est jamais décisif au milieu d’innombrables votes d’intérêts organisés. Tandis que payer chaque jour, chaque mois, chaque année, c’est influer chaque jour, chaque mois, chaque année sur la politique suivie par le directeur de l’école privée, bien obligé de s’adapter à la demande, main qui le nourrit – surtout dans un milieu aussi concurrentiel que l’école privée : 65,1% des écoles d’Hyderabad sont privées par exemple.

Quel avenir pour les écoles privées des pauvres ?

Évidemment, malgré sa capacité à satisfaire l’importante demande des bidonvilles, le secteur privé de l’instruction doit faire face à de nombreuses difficultés de deux types, tels que nous l’indique James Tooley.

Le premier type de difficultés est l’étranglement réglementaire orchestré par les États avec les applaudissements des organisations internationales spécialisées dans le développement, convaincus qu’elles sont que le salut des pauvres réside seul dans l’école publique gratuite dont il suffirait de résoudre les problèmes à coup de décrets (tout est dans le « il suffirait »). Possédant peu de capitaux, les entrepreneurs dans le domaine de l’éducation ne peuvent pas respecter toutes les réglementations (toilettes, cour de récréation, taille réglementaire des classes, etc) – que les écoles publiques ne respectent d’ailleurs pas toujours elles-mêmes. Ils doivent cependant dépenser des fortunes pour obtenir les autorisations d’ouverture de la part d’administrations où la corruption règne, fortunes qui pèsent sur leur budget et qui sont autant d’opportunités d’investir qui sont perdues.

Le second type de difficultés est tout simplement lié à la totale méconnaissance de la réalité de ces écoles privées pour pauvres qui réside dans les hautes sphères des États, dans les classes plus aisées de ces pays en voie de développement, dans les organisations internationales, dans le grand public des pays riches. Alors que le rôle des écoles privées sur le terrain est immense pour l’instruction des plus pauvres, celui-ci est méprisé si ce n’est ignoré par ceux qui sont les plus à même de les aider à accomplir la mission qu’elles se chargent spontanément de remplir. Les États accouchent de réglementations fort coûteuses qui détruisent les efforts des entrepreneurs, les organisations internationales gaspillent des montagnes d’argent dans l’école publique tout en jetant l’anathème sur les écoles privées, accusées de piller les pauvres par des experts qui ne tentent même pas de rencontrer les principaux acteurs de ce marché spontané qui s’organise sans eux, et le grand public des pays riche ne peut pas, par ignorance, aider ces écoles si importantes à contracter des crédits, à investir, à améliorer les conditions d’accueil des enfants, à comparer et débattre des meilleurs méthodes d’enseignement.

The Beautiful Tree est un livre passionnant, écrit par un humaniste qui a fait de grandes rencontres auprès d’individus anonymes au rôle capital, dont l’avis et les choix sont sans cesse méprisés par ceux qui pensent que les décrets peuvent remplacer l’organisation spontanée du marché. Très riche, ce livre n’est pas que le récit d’une aventure humaine : il est la démonstration que le libre marché est de toute importance pour le développement et que les plus grandes ressources dont disposent les plus pauvres habitants de notre planète, ce sont leurs propres forces, leurs propres idées et leurs propres choix, loin de toute espèce d’experts.

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