Je suis éprise du cinéma des années 60.
Éprise de l'époque où la révélation d'une intrigue passait par la suggestion, et non le radotage de caniveau. Éprise du temps où le spectateur voyait encore son imagination stimulée par des ellipses narratives bien placées. Éprise des années où le sang n'était pas visible à l'écran dans une surabondance infecte, mais inuitivement placé dans l'esprit du spectateur, qui retraçait ainsi mentalement les pires atrocités.Éprise des films où les rôles des actrices étaient de véritables "rôles de composition", ardus, exigeants, relevant du défi physique et psychologique. Et par dessus tout, éprise des films noirs, du frisson, du suspense, des tortures psychologiques. Affirmer cependant que je méprise les films de mon temps serait un mensonge ; il y a en ce moment, dans les salles de tous les pays, des petites perles et de petits bijoux de cinéma d'auteur, voire même ( bien que plus rarement), de "mass-market". Néanmoins, j'ai remarqué que ces derniers avaient su s'imprégner des codes anciens, tantôt pour les transgresser dans le fond et la forme, tantôt (et voici ce qui est louable), en avaient préservé les plus subtiles rouages et les effets stylistiques pour aboutir à des trésors de mise en scène et de beauté. What ever happened to Baby Jane ?, du réalisateur Robert Aldrich, semblait fait pour moi.Le film, à sa sortie en 1962, fit scandale... et se révéla être un véritable succès financier, réunissant 9 millions de dollars de recettes pour un petit million investi. Il faut dire qu'Aldrich sortait d'un tournage particulièrement éprouvant et loin d'avoir été couronné par le succès en salles, ni encensé par la critique, à savoir El Perido (Last Sunset). C'est pour regagner confiance en lui qu'il présenta le projet d'un film nouveau à Jack Warner, avec un casting pour le moins ... dérangeant. « Je ne donnerai pas un centime pour l’une de ces vieilles biques ! » s'exclama ce dernier, visiblement choqué, par la propositio ud célèbre réalisateur de Vera Cruz. Pourtant Aldrich ne douta pas de son choix. Et il eut raison.
Bette Davies et Joan Crawford.
Deux stars de l'âge d'Or d'Hollywood. Deux beautés passées, guères plus en vogue, démodées. Des caprices de divas encore plus impensables que l'étendue irréelle de leurs talents. Et, pour ne pas gâcher la mise, une haine réciproque implacable, des rivalités sans concessions. C'est dans ce climat de tension, où un Aldrich conciliant réussit à faire jaillir des deux actrices un jeu exceptionnel, que naquit What ever happened to Baby Jane ?Le film possède un fil conducteur à priori simple, mais de fait particulièrement retors... 1917. Dans un théâtre, Baby Jane, superbe enfant blonde aux yeux bleus, danse et chante au plus grand ravissement de l'Amérique entière. La petite pupille est néanmoins un être exigeant pour ne pas dire gâté. C'est ainsi que son père pourvoit à ses moindres envies, au détriment de Blacnhe, sa soeur, plus proche de sa mère, jalouse et malheureuse. Toutefois, les années passent, et l'exception de Baby Jane, à savoir sa prime jeunesse, s'effacent. Ainsi, en 1935, c’est Blanche qui est devenue une véritable star, adulée par les plus grands, menant un train de vie luxueux, et exigeant par contrat, en vertu des liens du sang, que l'on accorde également des rôles à Jane, bien que celle-ci soit dénuée de talents d'actrice. Rancunière, l’ex-vedette enfantine boit plus que de raison, et se comporte en femme aigrie... C'est dans cette ambiance morose et triste que survient un accident de voiture, provoqué par l'une des deux soeurs, dans le but d'écraser l'autre sur un portique. But visiblement atteint : Blanche Hudson est maintenant clouée dans un fauteuil, avec à ses côtés Jane, une Jane terrifiante, dérangée, entre vieillesse prématurée et jeunesse cynique. L'ancienne célébrité a gardé son accoutrement de fillette, qu'elle a renforcé par un maquillage de poupée aux relents monstrueux, à l'image de son esprit torturé, qui fomentera une vengeance outrancière et cruelle. En effet, cette dernière utilise l'argent de sa soeur pour faire redémarrer sa carrière, tout en coupant Blanche de tout contact avec l’extérieur, à mesure qu'évolue son état-d'esprit ou ses intérêts.
Sévices, violences, repentirs, accès de folie : le film est haletant, véritablement terrifiant. La scène ou Baby Jane apporte à sa sœur son canari, animal de compagnie adoré, au moment dur repas, est psychologiquement et moralement abjecte. Jane récidive, apporte rats, rue de coups, entrave, puis enlève. La violence du film est particulière, forte, originale: les coupables ne sont jamais condamnables, et la séquence où Baby Jane attend son "nouvel ami",avec un cadeau enfantin, est d'une tristesse sans nom.
Un homme qui n'a plus de rêve est un monstre : il demeure homme tout de même, est il est difficile de ne pas éprouver, lors des séquences de la poupée, de la sympathie pour Jane, d'autant plus que dans cette querelle fratricide, la victime n'est pas celle que l'on croit...
Le film en noir et blanc, aux cadrages et aux décors soignés, affirme par ses dimensions symboliques une volonté de conte cruel pour adultes (d'ailleurs, le film fut interdit en salles au moins de 12 ans...). Aux costumes de Baby Jane, tout de dentelles blanches, s'opposent ceux de Blnache (ironie d'un nom!), aux coupes simples et aux coloris sombres.Et que dire de la scène d'anthologie, véritable critique et détournement des codes hollywoodiens, du dénouement sur la plage ! Une Baby Jane, chantant et dansant dans une ovale - évocation de la matrice- alors que sa soeur agonise, après lui avoir révélé un terrible secret ! Le film est donc une véritable fable, apparemment dénuée de morale, sur la vieillesse, le monde impitoyable de 7e Art, et celui, si bien traité, de la jalousie au sein de la famille. Si le ton a quelque fois une apparrence misogyne, du reste, aucun être humain n'est épargné, pas même le sexe fort. Les hommes, jaloux, vils et meurtriers, se blessent pour ne pas ressentir leurs propres souffrances, se tuent pour ne pas mourir aux yeux des autres, dans une course effrénée du temps qui paraît plus que jamais être le Voleur Ultime. Porté par la classe de Joan Crawford et la capacité unique qu'a su exploiter Bette Davies, celle de rendre à l'écran la folie, ce thriller demeure le meilleur film d'Aldrich, et sans doute une des meilleures performances féminines de tous les temps.
Pour l'adieu, je vous laisse ma séquence favorite, celle dite "du miroir", où Jane est apeurée comme une enfant par son reflet de vieille femme...Mais chut ! , je ne vous en dis pas plus, et je vous laisse découvrir " Ce qu'il est arrivé à Baby Jane"...