La pêche à la ligne

Par Mafalda

"Eh bien, moi, je l'attraperai ce gros brochet ! Je l'attraperai tout seul !"
Cette phrase, Bob se l'était répétée dix fois, en se couchant, la veille, et se la répétait encore le lendemain matin en se levant avec précaution, pendant que tout le monde dormait dans la maison. Il se dirigea vers la remise, y prit une canne à pêche, une épuisette, un petit panier, une boîte de fer-blanc pleine de vers de vase, et se dirigea vers le grand étang qui bordait le parc.
"Oui, disait-il tout en marchant, oui, certainement je l'attraperai, moi, le fameux brochet !"
Le brochet en question avait été signalé, quelques jours auparavant, par le jardinier, comme détruisant tous les petits poissons de l'étang, et il avait été décidé qu'on s'en emparerait :
"Je me charge de le pêcher, avait dit Bob.
- Non, non, avait répondu son père ; un brochet est un poisson difficile à prendre ; nous le pêcherons avec toi."
Bob n'avait rien dit, mais s'était promis de prouver qu'il était capable de venir à bout, à lui tout seul, de l'ogre des petits poissons de l'étang.
C'est dans ce dessein que ce matin-là il s'était levé avant tout le monde.
Une fois arrivé à l'étang, il fit ses préparatifs, tout en se parlant à lui-même, car Bob était très bavard.
"Un brochet est moins gros qu'une baleine avec un harpon : alors pourquoi ne prendrais-je pas, moi, un brochet avec un hameçon ?...Oh ! aïe !... je me suis piqué avec mon hameçon... Voyons, mettons une amorce... Où sont les vers de vase ?... Les voici... Si j'en mettais deux ?... Quatre même,... plus il y en aura, plus le brochet se précipitera dessus... Voilà c'est fait... Maintenant jetons délicatement notre ligne et ne faisons pas de bruit... Bob, mon ami, ne quitte plus des yeux le flotteur de ta ligne, et tais-toi surtout, n'est-ce pas, Bob ?"
Dix minutes s'écoulèrent dans le plus profond silence. Notre pêcheur, très ému, fixait attentivement le bouchon de liège, prêt, s'il s'enfonçait, à tirer vivement la ligne hors de l'eau.  Jusqu'ici le bouchon ne s'enfonçait pas ; il se dandinait gentiment au gré des petites vagues produites par la brise glissant sur l'étang.
Or se dandinement du bouchon et le miroitement du soleil sur l'eau ne tardèrent pas à produire un résultat tout naturel. Les yeux de notre pêcheur commencèrent à papilloter, sa tête s'alourdit, un engourdissement général s'empara de lui, et tout à coup Bob ferma les yeux ; sa tête se baissa, son chapeau glissa sur ses genoux, et le pêcheur... s'endormit profondément...
Que faisait le brochet pendant ce temps-là ? Je l'ignore, mais il est probable qu'il mettait à profit ce sommeil pour continuer à dévorer tranquillement les petits poissons de l'étang. Peut-être même poussait-il l'ironie jusqu'à manger délicatement l'un après l'autre - sans se presser, car il n'y avait pas de danger - tous les vers de vase de l'hameçon gisant au fond de l'eau.
A ce moment, un petit gamin qui passait sur la route aperçut notre ami Bob. "Eh bien, dit-il tout bas en s'approchant, ça mord-il Monsieur ?"
Il attendit quelques instants, mais un ronflement sonore fut toute la réponse à sa question.
"En voila un drôle de pêcheur ! pensa le gamin ; il dort comme un plomb !... Oh ! une idée !... J'ai ramassé sur la route un vieux chapeau défoncé dont je ne pourrai tirer aucun parti,... je vais en faire un poisson comme jamais ce jeune pêcheur n'en a encore pêché, je le parierais !"
Tout en disant cela, il avait retiré avec précaution le fil qui trempait dans l'eau, piqué l'hameçon dans le bord du chapeau et reposé avec les mêmes précautions le chapeau sur l'eau. Après quoi il alla se cacher derrière un arbre pour juger de l'effet de sa plaisanterie.
Le chapeau flotta quelques instants, puis s'imbiba, s'enfonça et disparut.
Bob continuait à dormir consciencieusement, d'un sommeil un peu agité cependant. Évidemment il rêvait, et selon toute apparence il rêvait du brochet, car il murmurait vaguement :
"Ca mord !... Je le tiens !..."
Et son bras droit esquissait le mouvement brusque du pêcheur enlevant sa ligne en l'air. Un de ces mouvements le réveilla. Il ouvrit les yeux, sans se rendre bien compte de ce qui se passait, et machinalement il ramena son regard sur le flotteur de liège. Le flotteur avait disparu !
"Eh bien ! où est-il donc ?" se demanda Bob avec étonnement en voulant retirer sa ligne de l'eau.
Le fil se tendit, le jonc se plia, et Bob se leva.
"Mais ça mord !... s'écria-t-il ; ça mord !... C'est le brochet !... Je le tiens !...
Le chapeau, en s'enfonçant, avait rencontré une racine d'arbre à laquelle il s'était accroché, et résistait ainsi aux efforts multipliés de Bob.
"Je ne peux pas l'enlever, disait Bob avec désespoir ; il est énorme ! Je n'ose pas tirer, je casserais ma ligne... Ah ! je vais tâcher de l'avoir avec mon épuisette... Oh ! quel triomphe de rentrer à la maison avec un poisson pareil !... Je savais bien, moi, que je l'attraperais, ce brochet-là !..."
Il avait pris précipitamment son épuisette de la main droite et essayait d'atteindre, avec elle, le fond de l'étang.
Je ne peux pas, c'est trop profond !... Ah ! il faut que j'y arrive cependant... J'y suis ! Non,... encore plus loin... Ah ! tant pis, je vais mettre les pieds dans l'eau... Ah ! ah !..."
Ces deux "ah" indiquaient que Bob était en effet entré dans l'eau, mais pas par les pieds, hélas !... Par la tête ! ce qui était beaucoup plus grave. Un faux mouvement lui avait fait perdre l'équilibre, et quand le petit vagabond avança la tête pour voir ce qui se passait, il n'aperçut plus du pêcheur que deux jambes s'agitant avec désespoir, ce qui était leur façon de crier :
"Au secours !"
Le gamin, désolé du résultat de sa plaisanterie, n'hésita pas un instant. Il se jeta dans l'eau et ramena sur la berge le malheureux Bob sain et sauf, mais dans quel état ! trempé, transi, effaré et le visage tout barbouillé de la vase de l'étang !
Ce fut ainsi que le gamin le rapporta chez ses parents. Ceux-ci étaient réveillés et commençaient à s'inquiéter de n'avoir plus trouvé Bob dans son lit à une heure aussi matinale.
Si Bob fut grondé sévèrement, vous devez le penser. Du reste, il fut bien puni de sa désobéissance, car il eut, à la suite de son bain, un gros rhume qui le garda huit jours au lit, à la diète, avec, au lieu de dessert, des tisanes et des potions très désagréables à prendre.
Quant au brochet, ce fut Lisette qui assista à sa capture, deux jours plus tard, en compagnie de son père et du jardinier ; et lorsqu'elle raconta les détails de cette pêche à Bob, celui-ci demanda :
"Et moi, qu'est-ce que j'avais pris ? Il y avait quelque chose au bout de ma ligne.
- Oui, oui, dit Lisette en riant, un vieux chapeau !
- Un vieux chapeau ? répéta Bob ; c'est pour un vieux chapeau que je suis tombé à l'eau ?
- Oui, mon pauvre Bob, un vieux chapeau tout défoncé !"
Bob fut si mortifié de cette découverte, qu'il se retourna immédiatement sur son oreiller et fit semblant de dormir.

Paul BILHAUD