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Conte soufi : La ville

Publié le 17 septembre 2011 par Unpeudetao

   Un des serviteurs du sultan de Bokkara avait été banni par son maître à la suite d'une dénonciation calomnieuse. Pendant dix ans, le pauvre homme avait erré de pays en pays, brûlé par le feu de la nostalgie. Un jour, sa patience l'abandonnant, il décida de rentrer à Bokkara. Il se mit en route en disant : “La ville de Bokkara est la source de la science !”
   Puis :
   “Il me faut y aller car c'est pour moi le seul moyen de rejoindre ma bien-aimée. Je veux la retrouver et lui dire : “Me voici ! rends-moi éternel mais n'ai aucune pitié pour moi car j'aime mieux mourir à tes côtés que vivre aux côtés des autres. J'en ai fait cent fois l'essai : sans toi, plus rien n'a de goût.” O musiciens ! chantez et réveillez mon coeur ! O mon chameau, mon voyage est terminé ! O la terre, bois mes larmes ! O mes amis, je m'en vais ! Je vais rejoindre Celui à qui l'on obéit. Mon coeur se languit de Bokkara. Voilà ce qu'est l'amour de la patrie pour un amoureux !”
   Ses amis lui dirent :
   “O insensé ! Réfléchis un peu aux conséquences de tout ceci. Sois raisonnable. Ne te détruis pas comme le papillon qui se jette dans le feu. Si vraiment tu vas à Bokkara, alors tu es un fou et mérites d'être jeté en prison. Là-bas, le sultan t'attend, plein de colère, l'épée aiguisée. Dieu t'a donné une occasion de te sortir de cette situation et toi, tu cherches le chemin de la prison. Même si le sultan avait envoyé des dizaines de soldats pour qu'ils te ramènent à Bokkara, tu aurais dû tenter de leur échapper. Mais, rien de tel ne te menace. Comment se fait-il que tu te sentes ainsi lié ?”
   Il était sous l'emprise d'un amour secret mais ceux qui le conseillaient ainsi ne le savaient pas. Et l'amoureux leur répondit :
   “Taisez-vous ! Je n'ai que faire de vos conseils car le lien qui me tient est trop solide. Toutes vos paroles ne font que le renforcer. Aucun savant ne peut comprendre cet amour. Quand le chagrin d'amour s'installe en un lieu, aucun imam ne peut plus enseigner quoi que ce soit. N'essayez pas de m'effrayer avec vos présages de mort car l'amoureux côtoie des milliers de morts à tout instant. Je le sais par expérience : ma vie est dans ma mort. O mes bons amis ! Tuez-moi ! Tuez-moi ! Tuez-moi !”
   Il ne croyait cependant pas se rendre à Bokkara pour suivre l'enseignement d'un maître. Car le véritable enseignant pour un amoureux, c'est la beauté du Bien-Aimé. Les leçons, les cahiers et les livres, ce sont Son visage. C'est un tournoiement et un frisson.
   Donc, l'amoureux prit le chemin de Bokkara et le sable du désert s'est transformé en soie sous ses pieds. La grande rivière s'est changée en ruisseau et le désert en jardin de roses. Il aurait pu, aussi bien, être attiré par la ville de Samarkand, mais ce qui l'attirait, c'était Bokkara. Et, quand il vit, au loin, se dessiner les contours des remparts, il perdit connaissance. On lui passa de l'eau de rose sur le visage pour le ranimer et, rempli de joie, il rentra à Bokkara. Tous ceux qu'il rencontra lui dirent :
   “Ne te montre pas ainsi ! Le sultan te recherche ! Il veut se venger de toi, dix ans après ! Au nom de Dieu, ne te mets pas en danger ! Tu étais l'aimé du sultan, son vizir, son conseiller. Tu as été reconnu coupable et as été banni. Puisque tu en as réchappé, pourquoi reviens-tu ?”
   L'amoureux leur répondit :
   “Je suis un assoiffé. Je sais que l'eau peut me tuer mais, même si mes mains et mon corps gonflent, rien n'étanchera la soif de mon coeur fougueux ! Et, à qui me demandera des explications, je répondrai : “Je regrette de ne pouvoir boire l'océan !” Si le sultan veut faire couler mon sang, je m'en réjouirai comme la terre se réjouit de la pluie.”
   Et l'amoureux alla se prosterner, les yeux remplis de larmes, devant le sultan. La populace s'assembla, curieuse de savoir si le sultan allait le pendre ou le brûler.

Le sultan montra alors à ces sots ce que le temps révélera aux malheureux. Comme les papillons, ils se sont précipités vers le feu en le prenant pour la lumière. Mais le feu de l'amour n'est pas comme la flamme d'une bougie : il est une lumière parmi les lumières.

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