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La volonté politique : vertu cardinale face à la Crise

Publié le 15 septembre 2011 par Delits

VERTIGES DE LA CRISE

La crise avait coutume de saisir nos vies sans sommations : un soir d’automne, nous apprenions que le monde avait changé, et que nous allions en payer le prix. Sans cynisme aucun, il était sans doute bon que les peuples puissent rêver jusqu’au dernier instant, avant que l’orage ne vienne les arracher au sommeil – la crainte des douleurs à venir redouble inutilement nos peines, disent les stoïciens. La crise actuelle n’a pas cette délicatesse : c’est parfaitement éveillés que nous voyons le ciel s’assombrir.

Les premiers nuages arrivèrent à la fin du printemps : la dette américaine touchait son plafond légal.  Le débat entre républicains et démocrates qui s’ensuivit et ses résultats sont sans doute contestables d’un point de vue politique ou économique, mais plus nocif encore fut leur effet psychologique : les négociations s’éternisant, les observateurs eurent tout loisir de spéculer et fantasmer sur l’hypothèse d’une cessation de paiement. A trop faire semblant d’y croire, on finit toujours par y croire un peu… L’irrationnel devint rationnel : il suffisait de l’objectiver à l’aide de chiffres et de mots. Les agences de notation dégradèrent en cascade les notes souveraines (voici pour les chiffres); The Economist titra le 6 aôut : Time for a double dip ? The growing fear of another american recession (voilà pour les mots). Les faits étaient là, tangibles : nous étions au seuil d’un deuxième plongeon dans la précarité.
Pour la première fois nous sommes informés de la chute à venir. Les experts prennent leurs dispositions ; l’opinion, elle, est prise de vertige.

Le pouls s’accélère : en matière d’opinion, cela se traduit par l’emballement au delà de toute raison des indicateurs en place. Le dernier Baromètre Ifop de l’état d’esprit des français signale l’envolée des humeurs sombres : 66% des français se déclarent pessimistes quant à leur propre avenir (+ 18 points depuis janvier), niveau frôlant les maxima de l’indicateur alors même que nous ne sommes qu’au seuil de la crise. L’indice de moral économique BVA pour BFM « connaît un effondrement record » de 36 points, 82% des sondés reconnaissant être « moins confiant » en la situation économique du pays depuis ces dernières semaines. Traduction concrète livrée par TNS-Sofres : 30% des français interrogés anticipent un fort risque de se retrouver au chômage contre 30 seulement s’estimant à l’abri de la tempête – la tendance favorisant les inquiets (+ 4 points en un an), tandis que se clairsèment les rangs des confiants : -5 points en un an. Facteur aggravant : la nature inédite de la crise. Les abîmes de la dette publique instillent l’idée que l’État que nous connaissions, si grand qu’il était providence, ne pourra peut-être plus conjurer et corriger les défaillances individuelles : le risque de chômage n’en est que plus redoutable.

FACE A LA PEUR : PRIME AUX INDIVIDUALITES

Il ne s’agit pas ici de gloser sur le moral morne d’un vieux pays, mais bien de s’intéresser à la dynamique émotionnelle de l’opinion – et à ses conséquences en matière de demande politique.

La déroute grandissante des forces économiques, conjuguée au secours incertain de la puissance publique, place en effet l’opinion dans une situation d’appréhension. Comme les marchés, nous avons peur – et l’émotion noie nos réflexes habituels. L’opinion face à la crise devient l’opinion en crise.

La science politique américaine a mis en lumière les torsions de l’opinion sous l’effet d’une crise intense : saturé d’anxiété, le citoyen réévalue ses intentions de vote et bouleverse la hiérarchie de ses critères de choix ; les anciennes proximités et allégeances partisanes sont passées par pertes et profits, et le centre de gravité du vote se déporte vers l’image singulière du candidat, sa personnalité, sa position sur les enjeux clés. Une individualité éclatante sera ainsi préférée aux gardiens du temple idéologique. La peur génère ainsi sa propre rationalité – une rationalité de combat, qui n’est pas la rationalité paisible d’autrefois1.

PRIME AUX INDIVIDUALITES VOLONTAIRES (PLUTÔT QUE RASSURANTES)

La vaste enquête de l’Ifop sur « la France abstentionniste », avant les cantonales, complète et affine ce constat. Les segments socioprofessionnels les plus exposés à la crise – prenons ici les ouvriers – sont précisément les plus avides de volontarisme économique.
Les ouvriers sont ainsi beaucoup plus nombreux que la moyenne nationale à penser que « les gouvernements pourraient exercer leur pouvoir et reprendre le contrôle », mais qu’ils « n’osent pas le faire » (+8 points), tandis que le gap avec le reste de la population sur les indicateurs de conservatisme culturel (« il y a trop d’étrangers en France » ou « votre sécurité s’est dégradée ») est moindre ou mineur (respectivement + 3 et +6 points). En un mot: face à la dégradation des perspectives économiques, les plus touchés se portent vers le volontarisme économique (en l’occurrence antilibéral) plus volontiers que sur la fermeture et le repli culturel.

Ainsi « l’opinion en crise » porte-t-elle celui ou celle qui donnera le sentiment de vouloir « reprendre le contrôle », de vouloir « changer les choses », plutôt que de calfeutrer le pays en attendant des jours meilleurs.
Qu’on en prenne pour preuve la structure d’image des candidats de 2007 – analysée par Daniel Boy et Jean Chiche du Cevipof. Ont été décomposés les traits d’image que nous prêtions alors à nos candidats :
« - L’honnêteté (il/elle est honnête),
- la proximité (il/elle comprend les problèmes des gens comme vous),
- la volonté (il/elle veut vraiment changer les choses),
- la  capacité (il/elle a l’étoffe d’un Président de la République) »,
auxquelles s’ajoute le facteur de défiance ou d’altérité (« il/elle vous inquiète »).
Éliminons la capacité à être ou « faire » Président (conséquence plutôt que facteur d’image) : le seul item sur lequel Nicolas Sarkozy domine nettement ses rivaux est « la volonté de changer les choses ». C’est par ailleurs le seul trait d’image qui hiérarchise correctement les candidats de 2007, comme au soir du 22 avril, là où l’honnêteté et la proximité surclassent Ségolène Royal et François Bayrou.
Il n’est donc pas inexact de parler, dans les composantes d’image présidentielles, d’une prime au volontarisme. Perçue, la volonté captive si bien qu’elle domine toute défiance : Après Jean-Marie Le Pen, Nicolas Sarkozy était en effet le candidat inquiétant le plus les français (Des images aux votes, p.4).  Rien d’étonnant à cela : la volonté est dynamique, tendue vers un futur espéré, là où les autres traits d’image (honnêteté, compréhension, proximité) sont passifs, piégés dans un présent que l’on fuit. La vertu cardinale du vainqueur est bien la volonté, qui met en mouvement le candidat et conditionne la valeur des autres traits d’images.

CESSER DE DELEGUER LE POUVOIR DE DECISION

Il faut emprunter à Stéphane Rozès sa grille de lecture de l’opinion publique pour (tenter de) comprendre ce qui se joue derrière cette attente de volontarisme. Le plébiscite de la volonté est une protestation vigoureuse du souhaitable contre le possible, ou plutôt le rappel que tous les possibles n’ont pas encore été mobilisés.
C’est un cri de colère contre les renoncements présents et passés de notre classe politique – renoncements extériorisés sur « les marchés, l’Europe, la globalisation ». « A force de justifier les choix en fonction des contraintes extérieures et non des ressources du pays, l’idée s’est installée que ces dernières ne seraient pas suffisantes » (« Comprendre la présidentielle« , 2006). Cesser de renoncer commence par ne plus opérer de transferts vers des instances extérieures : au candidat d’assumer pleinement son pouvoir de décision, et de prendre sur lui l’échec comme la réussite, en  « renationalisant le souhaitable » (« L’individu, l’imaginaire et la crise« , 2009)

Ce terrain rhétorique est aujourd’hui abandonné aux extrêmes – et singulièrement à Marine Le Pen. Certes, il est malaisé de manœuvrer le discours de la volonté ou de la « renationalisation du souhaitable » en démocratie : ressurgit la figure ambivalente de la Terreur, cette « catastrophe de la vertu » – pour ne pas invoquer d’autres héritages. L’on mêle parfois dans un même opprobre la rhétorique volontariste et les ambitions radicales du Front National ou du NPA.

VIOLENCE ET BRUTALITE

C’est pourtant le seul discours qui vaille, nous rappelle Cynthia Fleury. L’essai philosophique qu’elle consacra l’an dernier au courage – des Hommes, de la Cité (La fin du courage, Fayard 2010) nous invite, citoyens et gouvernants, à faire face, à prendre le risque de déplaire. Le courage est contagieux. « Tenter, braver, persister, persévérer, prendre corps à corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête; voilà l’exemple dont les peuples ont besoin, et la lumière qui les électrise » : Hugo le premier sympathisait avec « l’opinion en crise ».

Cesser de déléguer, à d’autres, à des instances lointaines ou abstraites, le pouvoir de décision, c’est revitaliser la démocratie en rappelant que celle-ci se joue « séance tenante« , et que nous en sommes tous acteurs ici et maintenant. Le discours de la volonté et du courage « convoque le corps civique » : arrachés à l’anonymat, nous voici citoyens. L’homme politique qui endossera pleinement la responsabilité d’une décision est aussi celui qui s’en remettra pleinement au pouvoir de ses concitoyens.

A l’inverse, les discours de justification et de compromis d’une certaine classe politique « technicienne » produisent : démobilisation du corps électoral, esquive des responsabilités civiques, désertion de la sphère publique au profit de la sphère privée. Si les marchés commandent, à quoi bon voter ?

L’opinion en crise nous montre ses fragilités comme ses attentes : à la peur, répondons par la volonté et le courage politique ; « ajoutons à nos lyres une corde d’airain« , et ne reculons pas devant une certaine violence, de « cette violence qui est vie face à la brutalité cassante »2 de la crise.

  1. voir à ce sujet l’instructive mise en perspective de Nonna Mayer, Qui vote pour qui et pourquoi ? [Revenir]
  2. Jean Genet, Violence et Brutalité, Le Monde du 2 septembre 1977 [Revenir]

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