En Afrique noire comme dans les pays arabes, la pauvreté reste présente et la proportion de la population vivant avec moins de 1,25 dollar par jour, à savoir 50%, serait aussi élevée aujourd’hui que dans les années 80. Par ailleurs, si l’on se fie à « l’indice de pauvreté multidimensionnelle » (IPM), un indicateur qui, en plus des paramètres monétaires, tient compte des déprivations auxquelles sont confrontés les pauvres, la situation des populations démunies dans plusieurs pays arabes à moyen revenu considérés comme des « modèles de croissance » serait, à la limite, comparable à celle des populations des pays subsahariens à faible revenu.
Par exemple, l’Égypte dont le seuil de pauvreté national est d’à peine 17%, se rapprocherait du Congo (42,3%) une fois pris en compte les déprivations telles que mauvaise santé, manque d’instruction etc. L’Égypte affiche un IPM de 40,4% et le Congo 48%. Ainsi, en Égypte comme au Congo, la croissance est d’autant moins pro-pauvre que les déprivations traduisent la profondeur des inégalités de revenus et de capabilités entre les pauvres et les non pauvres.
Cette réalité pourrait s’expliquer dans l’orientation rentière des économies de ces pays, pourtant différents sous plusieurs aspects.
En effet, le Congo tire plus de 80 % de ses recettes publiques de l’exploitation et de l’exportation des hydrocarbures, le pétrole pesant pour près de 70% du PIB. Pareillement, l’Égypte tire sa rente du pétrole mais aussi d’autres sources tels que l’isthme de Suez ou l’aide extérieure ; donc moins vulnérable aux fluctuations conjoncturelles que le Congo. Pourtant, les deux pays ont développé, chacun à sa manière, une tare à double dimension : économique et politique.
La dimension économique relève du « syndrome hollandais », un fléau grave qui apparait en contexte d’abondance de ressources minérales ou autres dans un pays possédant des institutions immatures. Au lieu que la croissance dopée par le secteur générateur de la rente stimule le développement des secteurs dynamiques (industrie et agriculture), créateurs d’emplois et de valeur ajoutée, c’est tout le contraire qui se produit.
La dimension politique corolle la précédente : sous les apparences d’une manne tombée du ciel, la « richesse » créée par la rente devient une source majeure d’incitation à la corruption, qui s’érige à son tour en obstacle au développement entrepreneurial, source de croissance durable, mais aussi à la redistribution et à une gouvernance démocratique. L’illusion de richesse induite par la rente et son accumulation devient une fin en soi et finit par exacerber les espoirs des plus démunis et par détruire la cohésion sociale.
Ces deux maux pourraient expliquer les taux de chômage de 30% à 35% chez les jeunes diplômés arabes et des pourcentages encore beaucoup plus effrayants dans les pays subsahariens « riches » en ressources naturelles, mais situés à un stade précapitaliste où le contrôle de l’appareil étatique est une condition nécessaire à l’appropriation du surplus économique et réciproquement.
De ces réflexions, on peut retenir quelques leçons.
Une stratégie de réduction de la pauvreté axée sur la promotion d’une croissance stimulée par la valorisation d’une rente soumise aux aléas conjoncturels ne peut venir à bout d’un phénomène aussi complexe qu’est l’émancipation de l’être humain, vu sous toutes ses dimensions. Là où existe une bonne gouvernance fiscale, la croissance pro-pauvre initiée dans le cadre des SRP pourrait sans doute créer des ressources indispensables au financement de programmes anti-pauvreté, mais cela ne suffirait pas. D’une part, son caractère aléatoire inhiberait toute perspective d’amélioration de revenu des pauvres par rapport à celui des non pauvres et, d’autre part, la précarité de revenu induit celle du bien-être en termes de volume de biens et de services qu’ils pourraient se procurer.
Par conséquent, la nécessité d’un autre choix stratégique s’impose : surclasser l’excédent des recettes de la rente dans des secteurs économiques productifs qui valorisent la division du travail et donc la productivité à long terme. Ce choix a été fait par le Chili pour ses revenus de cuivre, le Brésil et le Mexique entre 1930 et 1980. Après avoir neutralisé les distorsions structurelles causées par le syndrome hollandais, ces pays ont réussi à établir des fonds de richesse souverains et à investir l’excédent dans les dépenses collectives (éducation, santé, infrastructure). Résultats : hausse de la productivité et des salaires réels moyens dans les secteurs agricole et industriel, d’où une réduction progressive et soutenue de la pauvreté.
Manifestement, cette option sera d’autant plus concluante que l’action agissante d’un État de droit et le cadre institutionnel économique seront à même de stimuler l’expansion d’industries de petite ou de moyenne taille, à haute intensité de main-d’œuvre. Le dynamisme de ces dernières à travers le tissu industriel du pays, reflet d’une gestion efficace et transparente, pourrait attirer les investissements étrangers et conduire le pays à relever un double défi : une accumulation productive interne atténuant la pauvreté d’une part, et le développement d’un avantage comparatif permettant l’insertion dans la compétition internationale, d’autre part.
Par Remy K. Katshingu, Professeur d’économie au Collège de Saint-Jérôme, Canada. Cet article a été publié originellement le 13 mars 2011.