Il s’agit du titre du premier livre d’André Comte-Sponville qu’il reprend, page 46, du « Bonheur, désespérément ». Je l’ai déjà dit, il n’est pas un maître de la formule. Quand il s’y essaye, il ne va pas au fond des choses comme il le fait très bien lors de ses analyses philosophiques. Il est sans doute trop préoccupé par la formule qu’il tente en vain de produire. Autre exemple, page 44, « Donc, ce que nous savons, c’est que le bonheur est désespérant; ce que j’essaie de penser, c’est que le désespoir puisse être joyeux : que le bonheur soit désespéré et le désespoir puisse être joyeux ! », que de contresens dans cette citation pour aboutir à un effet de style afin de donner une formule un tant soit peu originale. Je préfère user des mots en abusant d’eux pour en extraire les sens cachés plutôt que pervertir leur essence pour des petites phrases qui apportent de la confusion. Cette sévérité est d’apparence, car je loue les propos d’André Comte-Sponville dont je parcoure joyeusement le chemin de ses développements note après note.
Pour revenir à l’idée du professeur de philosophie, comme nous avons vu qu’il fallait désapprendre à espérer afin d’apprendre à vouloir, le bonheur qu’il nous propose est un bonheur débarrassé de l’espérance. Ainsi, le mot désespoir qu’il utilise signifiera « absence d’espoir », je préfère a-espoir comme athée (sans dieu). Il rajoute que cette absence se conquiert et comme toute chose importante dans la vie, ce n’est pas chose aisée sinon la joie ne sera pas aussi intense et le résultat bénéfique : « Il suppose un travail, au sens où Freud parle de travail du deuil, et au fond c’est le même. L’espoir est premier; il faut donc le perdre et c’est presque toujours douloureux ». Je n’aime pas trop ce point de vue. Loin de moi, toute prétention d’écrire qu’il faille fuir la douleur pour privilégier la facilité, mais, pour moi, la douleur n’est pas une condition ou une voie à suivre, une finalité comme un besoin de se faire du mal pour expier. Cela a été trop souvent prôné en lieu et place de la liberté individuelle.
Le chemin pour perdre cet espoir est un chemin difficile qui demande de la patience et des efforts. Cela demande aussi selon les individus un peu ou beaucoup d’expérience de la vie et de ses aléas. La souffrance de notre existence sert de terreau à notre expérience. Nous avons tous cela en commun (dixit Ursula Le Guin). On n’a pas besoin de la rechercher ou pire de la provoquer. Ainsi, année après année, on se débarrasse de nos illusions. André Comte-Sponville parle de « gai désespoir » en référence au « gai savoir » de Nietzsche. Ici, aussi, le contresens me gêne et ne m’apporte que de la confusion. On comprend bien que l’on peut éprouver de la joie à vivre quand on s’est débarrassé de l’espérance. On pourrait toutefois rétorquer que c’est un peu raide. Croyez-vous que l’on vit moins bien quand on a perdu toute croyance en Dieu ? Faut-il ne vivre que dans l’espoir d’un paradis plutôt qu’ici et maintenant ? Faut-il commencer à n’être heureux que quand on vit dans le bonheur et ne vivre dans le bonheur que quand on est heureux ?
André Comte-Sponville prend ensuite l’exemple du sage, « ce serait le désespoir du sage : ce serait la sagesse du désespoir », page 45, en référence à son traité d’une joie, d’une béatitude, dans le désespoir, dans une vie débarrassée de l’espérance. Le sage est, pour lui, celui qui a atteint ce a-espoir, il « n’a plus rien à attendre ni à espérer. Parce qu’il est pleinement heureux, rien ne lui manque. Et parce que rien ne lui manque, il est pleinement heureux ». Je comprends très bien cet enseignement. Toutefois, mon esprit versatile me pousse à penser qu’il lui manque désormais quelque chose et c’est l’espoir. Il lui manque le manque et je ne joue pas sur les mots. Je dis que c’est un aiguillon, une motivation, pour avancer, pour rechercher autre chose, une condition d’évolution, en perpétuel mouvement, l’impermanence de l’intelligence.
Pour prendre en apparence à contrepied aux propos d’André Comte-Sponville, je dirais que notre imperfection est notre force, une conséquence génétique que la nature a développée pour un maximum de diversité et donc d’atouts face aux situations nouvelles. Le couple espérance et crainte sont ce genre d’imperfections qui semblent nuire à notre bonheur, mais qui, pour moi, au contraire, lui donnent plus de pérennité dans un renouvellement qui fait face à l’impermanence de l’existence. Le sage est sans crainte, mais il est aussi sans espoir et toute force de l’existence peut le quitter en cas d’adversité très forte et sans issue pour la raison. Je crois qu’il serait illusoire de penser que la solution du bonheur est d’être indifférent à ce qui nous entoure. Nous ne sommes pas des êtres indépendants, telle une forteresse inexpugnable. Ne serait-ce que les milliards de bactéries et autres êtres minuscules qui logent dans notre corps et qui lui permettent de fonctionner. Nous sommes des non-êtres. Cela signifie que nous inter-vivons avec notre environnement. Si notre esprit se défend de ses tendances naturelles dans une série de rejets, d’abstinence, les rares élus ne seront que des êtres dotés de raison, des machines. J’ai conscience de mes propos. Je comprends que le sage, qui ne vit plus dans le manque, qui peut se consacrer à l’ici et le maintenant, qui est en meilleure harmonie avec le présent, ne le gâche pas en produisant, pour son avenir, un passé dont il regretterait chaque instant perdu. Mais j’alerte sur l’erreur commune de croire en une panacée. Pour une existence bien menée, il faut aussi des objectifs, il faut aussi des doutes. Ses objectifs, nous les produisons dans nos espoirs et ses doutes viennent de nos craintes. Pour reprendre l’exemple d’André Comte-Sponville sur son année d’agrégation, il était débarrassé d’un seul coup de l’espérance de réussir ce passage obligé dans ses études, il était débarrassé ainsi des craintes de l’échec. Et, malgré tout, il a mal vécu cette période. D’autres craintes étaient venues remplacer les précédentes et c’étaient des craintes par manque de nouveaux buts, d’une nouvelle espérance qui menait jusqu’ alors son chemin philosophique : « Et tout d’un coup vous y voilà, vous êtes agrégé… C’est le moment de la vie le plus facile, le plus heureux, ou qui devrait l’être… Mais la réalité est bien différente : c’est le moment où le normalien déprime et se dit qu’il serait temps, peut-être, de philosopher pour de bon… ».
André Comte-Sponville se défend d’être le sage qu’il décrit, car il sait au plus profond de son être que cette image idéale n’est pas la bonne voie à suivre. Elle nous permet simplement de progresser dans un apprentissage de l’équilibre de nos apparentes imperfections. Je ne vous proposerai donc pas ici une solution clef en main, car une partie du plaisir, c’est cette progression quotidienne que nous faisons et non le bout du chemin. En tout cas, je ne souhaite pas vous faire suivre ce chemin : « Celui de la désillusion, de la lucidité, de la connaissance, celui qui doit nous rendre moins dépendants de l’espoir et nous affranchir de la crainte ». Je préfère vous dire de ne pas avoir peur de la crainte. De vivre une vie active et de rebondir à chaque faux pas. D’apprendre à gérer nos espérances. De vivre en harmonie. Il n’y a pas plus de malédiction que de chance d’être vivant, mais cela il faut le comprendre au bon moment.
17 août 2011