Khadi Hane, est l'auteure du roman Des fourmis dans la bouche, paru en France auxEditions Denoël et à paraître pourl’Afrique de l’Ouest aux Nouvelles Editions du Sénégal. Un texte fort qui bouscule. Elle nous accorde le privilège à quelques unes de mes interrogations après lecture
En gras les questions de votre serviteur. Bonne lecture!
Comment fait-on pour écrire et produire sonsillage personnel, quand on a une telle tradition de la littérature par lesfemmes dans son pays, avec des auteures comme Aminata Sow Fall, Mariama Bâ, KenBugul et bien d’autres ? D’ailleurs quel regard portez-vous sur laproduction actuelle de cette littérature sénégalaise ?
J’ai aimé les livres dès mon plus jeune âge. Quandj’en tenais un, je voyageais simplement à travers une histoire inventée (pourmoi, je m’en persuadais). Ne se posait pas la question de savoir s’il étaitécrit par un homme ou une femme. Je ne réalisais pas alors cette tradition dontvous parlez, de la littérature portée par des femmes au Sénégal. Elle m’estapparue beaucoup plus tard, quand j’ai découvert d’autres textes, pour laplupart écrits par des hommes. J’ai rejoint la liste de ces femmes par hasard, unpeu malgré moi. Je me destinais à occuper un emploi dans une entreprise où jepourrais évoluer. C’est à défaut de ce travail, que j’ai commencé à mettre surpapier mes ressentis de chômeur, dont une partie est devenue plus tard la tramede mon premier roman, publié aux Nouvelles Editions Africaines du Sénégal, sousle titre de : Sous le regard des étoiles…
La littérature sénégalaise est prolifique encore aujourd’hui,avec de nouveaux textes où sont abordés tous les sujets sans tabou, qu’ilssoient graves ou pas. Avec aussi l’apparition dans les écrits des languesnationales, ce qu’il faut saluer. Si pendant longtemps, celles-ci n’ont servique dans les contes, donc dans l’oralité, de plus en plus d’auteurs s’engagent danscette pratique qui, malheureusement pour l’instant ne trouve pas un largepublic. Je suis persuadée que la politique d’apprentissage de nos languesamorcée au Sénégal contribuera à une grande diffusion de ces textes. Je n’ai pas lu tous les auteurs contemporainssénégalais. De ceux que j’ai lus, j’ai une affection particulière pour Boubacar Boris Diop, dont j’ai un respect profond pour l’engagement social et culturel,pour Aminata Sow Fall, un exemple pour moi. Je citerai aussi Nafissatou DiaDiouf, Sokhna Benga, Ibou Fall, Khady Sylla, Diana Mordasini, Mamadou MahmoudNdongo, le poète Hamidou Dia, Louis Camara, pour ne citer que ceux-là. Je nesaurai dresser ici une liste exhaustive de la nouvelle génération qui auraitpeu à envier à ses aînés.
Dans les deux romans que j’ai pu lire de vous, àsavoir Le collier de paille et Des fourmis dans la bouche, le personnagecentral que vous mettez en scène est une femme africaine irritée et écarteléeentre modernité et traditions, acceptation ou rejet d’un pouvoir patriarcal.Khadi Hane, j’aimerai savoir avant : êtes-vous une femme en colère ?
Je ne suis pas une femme en colère. Je medéfinirais plutôt comme une observatrice du monde dans lequel je vis. J’aimealler vers les autres, découvrir ce qui m’entoure, écouter, échanger, me mettreà la place de certaines personnes, hommes ou femmes, dont le vécu m’interpelle.Dans les deux romans que vous citez, les personnages peuvent paraître écartelésentre modernité et tradition, ce sont surtout deux femmes qui ont à la base, depar leur éducation, cette solidité qui en fait des personnages forts, sachantce qu’ils veulent. C’est aussi pour cela que je laisse dans ces deux romansl’opportunité au lecteur de choisir la fin qui lui convient Si vous regardezbien, les dernières phrases de ces romans sont : « Je la liraidemain, je la lirai demain peut-être » pour « Le collier de paille »et « Peut-être était-ce là le miracleque j’espérais voir surgir pour me décider enfin à retourner au Mali »pour « Des fourmis dans la bouche ». Il y a dans ces deux romans l’idéede donner au lecteur le mot de la fin.
En ces temps de crispation sociale en France, estce que cela a été difficile pour vous entant qu’auteure africaine de placer le cadre de votre histoire dans le quartier« africain » de Château-Rouge avec le risque de reproduire desclichés sur cet univers et de conforter certains préjugés ?
Comme je l’ai dit ailleurs, je porte ce livredepuis sept ans et son histoire depuis quinze ans. Son écriture a été difficilepour moi, par le fait que j’y raconte de vraies histoires de femmes, rencontrées,alors que je travaillais comme interprète en langues africaines.Au départ, ce livre devait compter des centainesde pages. Par pudeur, il a été réduit à 150 pages. Je vous ferai remarquer qu’on n’a pas eu besoin dece roman pour découvrir que Château Rouge est un quartier« africain ». Pour ce qui est des clichés, je vous laisse le soin devous promener dans le quartier. Si au cours de la promenade, vous ne voyezaucun noir à la peau abîmée par l’hydroquinone, aucun gratteur d’écaillesmalien dans une poissonnerie, aucune boucherie hallal, aucun vendeur deproduits de contrebande, alors qu’on m’accuse de reproduire des clichés qui, sinous admettons la vérité, n’en sont pas vraiment.
A un moment, il faut arrêter de jouer lesvictimes. Pointer du doigt ce qui ne va pas est un point de départ pour cheminervers une solution aux maux (et mots) dont nous souffrons. Il ne s’agit pas de dire :c’est la faute aux autres, mais bien d’accepter notre critique. Trouvez-vousnormal que j’achète mon manioc à un commerçant chinois ?
Pour la sénégalaise que vous êtes, pourquoi avoirchoisi de brosser le portrait d’une femme malienne élevant seule sesenfants ? Est-ce que les dérives patriarcales que votre personnage tanceavec rage et fougue ne sont propres qu’à cette communauté malienne?
Je suis certes sénégalaise, si je m’arrête à mapièce d’identité sénégalaise. Mais je suis aussi malienne que n’importe quellemalienne. Ma mère était malienne, née à Kayes. Mon père a grandi à Kayes. Lesdeux se sont installés ensuite au Sénégal. Alors, qu’on arrête de me faire cefaux procès qui ne repose sur rien. Khadîdja Cissé est aussi sénégalaise,mauritanienne, guinéenne ; elle peut venir de n’importe quel paysd’Afrique de l’ouest. Ce n’est pas pour rien qu’elle porte mon prénom enentier. Son histoire est un concentré de plusieurs histoires racontées par desfemmes que j’ai accompagnées dans leurs démarches administratives en France. Jel’ai dit plus haut : j’étais interprète en langues africaines. Son mariageprécoce est celui de n’importe quelle femme mariée à 13 ans, son éducation lamienne, son célibat avec des enfants à charge celui d’une veuve ou divorcée anattente de se remarier, son aventure avec Jacques Lenoir celle de milliers defemmes africaines. Dans son appartement lugubre j’ai vécu à Château Rouge. Quantau patriarcat, il est commun à tous les pays où il existe une séparation desrôles par le sexe. Quiconque a ses habitudes dans un foyer Sonacotrasait que les hommes se réunissent souvent pour ramener à leur réalité celui oucelle qui s’en sont écartés.
L’indécision de votre personnage Khâdidja, quiélève seule ses quatre mômes dans des conditions extrêmement précaires, estsublime. Sans ressource, elle se refuse de réclamer une quelconque pension dupère de son dernier gosse et attend tout de l’état providence. Pouvez-vous vousexprimer sur cette démarche dont on ne sait s’il faut définir la source dansl’orgueil, le désir d’indépendance ou l’égoïsme ?
Khadîdja n’attend rien de l’état providence. Elleest d’ailleurs la première à en nier l’existence. C’est une femme déçue. Petite,on l’a façonnée, modelée, on lui a donné une place dans un clan de valeureuxCissé, on l’a destinée à épouser son cousin, à perpétuer des us auxquels elle tenait.Du jour au lendemain, son père la donne en mariage à son ami d’enfance qui nevit pas au Mali, ainsi brise-t-il le destin de fille. Il pose aussi un déni sur les valeurs duclan. A partir de là, tout bascule pour Khadîdja. Quand elle arrive en France,elle est persuadée d’avoir laissé la coutume derrière elle. Et quand celle-ci larattrape, les souvenirs sont encore plus pénibles.
Vous mettez en scène une femme qui est à la foisjugée par sa communauté en raison de sa relation avec un blanc, image d’uneAfrique traditionnelle et repliée dans les caves de son histoire, et par sesenfants, produits de l’école républicaine française. Le lecteur que je suis aeu l’impression de constater l’impuissance ou l’incapacité pour cette femme deproduire une quelconque prise de position claire, enfermée dans uneimpossibilité de se renier. Attitude qui se traduit magnifiquement dans votreroman par une colère sourde. Est-ce une bonne lecture de votrepersonnage ?
Khadîdja est une femme brisée. Elle estprisonnière d’une vie qu’elle n’a pas voulue, dans laquelle elle a très peu demarge de manœuvre, puisqu’elle porte plusieurs histoires en même temps. Dans lavie réelle, personne ne supporterait autant de supplices sans agir. Et puis,n’oublions pas que « Des fourmis dans la bouche » reste une fiction,même si tirée d’histoires vraies.
Jedois dire que j’ai apprécié le style de votre écriture qui colle de très près àla rage, à l’explosion contenue de Khâdidja. Pouvez-vous nous parler de lamanière, des conditions dans lesquelles vous avez écrit ce roman ?
J’aien partie répondu à cette question plus haut. Pendant quelques années, j’ai travaillécomme interprète auprès de familles africaines, dans lesquelles les femmes neparlaient pas le français et elles venaient toutes d’un village. Je lesaccompagnais dans leurs démarches administratives, de santé etc. Certainesconditions de vie insoutenables m’ont poussée d’abord à laréflexion ; plus tard j’ai ététaraudée par le besoin de les divulguer. On ne peut pas parler de ces chosessans rage. Quand vous les avez vues, elles vous empêchent de dormir. Au début,je faisais comme tout le monde : j’acceptais qu’il en soit ainsi, avec leprétexte que nous n’étions pas chez nous. Puis la culpabilité m’a décidée. Jevoulais qu’on sache que tout n’était pas si bien que nous le faisions croire àceux restés en Afrique.
Khadidja m’a fait penser à la jeune fille du Collierde paille, qui bien qu’ayant plus stable, est animée de la même fureur àl’endroit de certaines traditions. Aussi, j’aimerai avoir votre avis :comment sénégalais, maliens ou africains doivent faire évoluer leurs cultures?
Il ne s’agit pas pour moi de penser à la manièrede faire évoluer une culture. Tout ce qui m’intéresse c’est l’individu, l’êtrehumain et son épanouissement. Il n’y a pas un seul modèle de bonheur.L’essentiel est que chacun d’entre nous puisse avoir accès au sien, dans lerespect de l’humain. Mon père me disait souvent : si tu te retrouves dansun pays où tout le monde est borgne, ferme un œil. C’est le message quej’adresse à ceux qui vivent dans un pays qui n’est pas le leur.
Votrepersonnage s’appelle Khâdidja, un peu comme vous Khadi Hane. Est-ce que vousvous sentez proche de l’histoire de cette femme ?
Biensûr. Je ne pouvais pas trouver au personnage un autre prénom que le mien. Je mesens Khadîdja, je suis Khadîdja, je l’ai en moi. En fait, je suis toutes les femmesafricaines évoquées dans ce roman. Leur histoire est la mienne.
Ily a dans les deux romans que j’ai lus de vous, une volonté de choquerfrontalement le lecteur, homme ou femme. Est-ce que je me trompe ? A tropsecouer le cocotier, ne craignez-vous pas de vous prendre une noix sur latête ? Je veux dire d’être incomprise par votre lecteur ? On pourrait vous reprocher de vous contenterd’une description qui laisse le lecteur sur un questionnement. Est-ce votreapproche ?
Voussavez, même sans avoir secoué le cocotier, on se prend toujours une noix sur latête. Alors autant secouer le cocotier. Au moins, on mériterait le coup. J’écriscomme les mots me viennent, je ne force rien. Comme je sens l’histoire venir.Ici, au-delà du coup de colère, il y a des moments où Khadîdja Cissé est enpaix. Dans son village. A Paris. Elle est en extase quand elle raconte son paysà sa fille. Pour ce qui est de choquer le lecteur, s’il se pose une seulequestion après la lecture du roman, cela veut dire qu’il a été sensible à son histoire.Mieux vaut le questionnement que l’indifférence. La colère des uns nereflète-t-elle pas la douleur ressentie au contact de la noix de coco, même sice ne sont pas eux qui ont secoué le cocotier…
Quelssont les auteurs qui vous inspirent et dont vous recommanderiez la lecture auxaficionados de ce blog ?
Toutes mes lectures m’inspirent. On nepeut pas écrire sans avoir lu. Dresser ici une liste complète des auteurs quej’ai lus est impossible. Voici quelques uns que j’aime beaucoup : YannQueffélec, Steinbeck, Sami Tchak, Toni Morrison, Paulo Coelho, RichardBohringer, Akli Tadjer, Wabéri, AlainMabanckou qui a eu la gentillesse de défendre « Des fourmis dans la bouche »devant les libraires, au New Morning où a eu lieu sa présentation en juindernier. Jeviens de finir la lecture de « Rien ne s’oppose à la nuit » deDelphine De Vigan, roman magnifique à lire absolument et je suis en train definir « Un roi » de Corinne Desarzens, à lire aussi, absolument. Dansce dernier, on apprend beaucoup sur soi.
Desfourmis dans la bouche, c’est particulièrement désagréable. J’ai tout de mêmeenvie de vous poser la question suivante : quand on analyse l’issue desportraits de femmes et les situations d’impasse que vous décrivez dans Lecollier de paille et dans Des fourmis dans la bouche, serait-il faux de penserque vous dénoncez en fait une forme d’émancipation àl’ « occidental » de la femme africaine ?
Vousmettez le doigt dessus. Je ne suis pas de ces femmes africaines qui rejettent de leur culture tout en bloc pour faire laplace au féminisme tel qu’il est véhiculé en occident. Je ne suis pas féministe,mais humaniste. Je m’intéresse à l’individu, la condition humaine m’interpelle.Le tout c’est d’être en accord avec soi-même. On doit porter son fardeau, commeon a envie et non comme on nous dit de le faire.
Des fourmis dans la bouche, Khadi HanePhoto - source Khadi Hane