Jean-Pierre Chamoux précise comment les travaux d’Elinor Ostrom, Prix Nobel d’économie 2009 ont beaucoup fait progresser notre compréhension des approches concevables pour gérer rationnellement l’exploitation des ressources renouvelables.
Par Jean-Pierre Chamoux
Un article de l’Institut Turgot
De telles ressources naturelles seraient condamnées soit à s’épuiser sous l’effet d’une cueillette sans retenue, soit à être contingentées par la puissance publique qui s’en attribuerait l’administration avant d’en redistribuer l’usage à des ayants-droits choisis par elle. Garret Hardin concluait au destin «tragique» de telles ressources, une expression qui a fait florès [1].
Les travaux engagés depuis une quarantaine d’années sous l’impulsion d’Elinor Ostrom, dont le principal livre a été traduit en français en 2010 [2], rendaient compte des circonstances qui permettent de pousser l’analyse au-delà du dilemme précédent : oui, démontrait-elle dans cet ouvrage, nous pouvons échapper à l’impasse promise par Hardin; elle en donnait pour preuve de nombreuses formes de gestion coopérative qui, au cours de l’histoire, ont permis d’administrer de telles ressources sans pour autant que ces ressources s’épuisent ou disparaissent.
Des résultats politiques d’importance
Il n’y a pas si longtemps que nous regardons le monde comme un ensemble fini dont nous ne pouvons plus exploiter les richesse par une cueillette aléatoire et inorganisée. Quand on voit la fréquence (et même la mode) des questions liées au développement durable, il faut admettre que l’exploitation de l’eau, de la forêt et que toute l’agriculture se situent au centre de l’économie politique contemporaine. Certains contempteurs affirment pourtant que ce sujet est d’un intérêt économique secondaire et qu’il ne touche pas le cœur du paradigme économique [3] ; une objection à laquelle il est assez facile de faire un sort étant donné la place éminente qui est accordée aujourd’hui aux questions environnementales dans le débat politique, national et international. Cela devrait suffire à valider le champ des recherches d’Ostrom et des équipes qui lui ont été associées.
L’objet premier du livre était d’accumuler des exemples montrant que la «tragédie» annoncée n’est pas aussi inéluctable que l’avait diagnostiqué Hardin. En soi, cette démonstration fut d’une grande importance politique car elle ouvrait un boulevard à des institutions différentes de ce que nous propose spontanément le débat politique environnemental, notamment dans un pays aussi jacobin dans ses traditions que l’est la France : appeler l’État et ses administrations à la rescousse et leur confier, par décret, tous pouvoirs pour administrer la ressource ne serait plus la solution unique.
Des institutions originales ont existé [4] ; elles ont fait la preuve de leur efficacité car elles ont répondu aux besoins des hommes qui souhaitaient à la fois exploiter des ressources renouvelables et ne pas les voir disparaître. Parmi les destinataires naturels d’un tel constat, on trouve : les pasteurs des régions semi-arides; les pêcheurs, les éleveurs de bétail transhumant et toute autre activité dont les caractéristiques échappent aux formes traditionnelles de la propriété.
Une méthode originale
Parmi ses qualités éminentes, Elinor Ostrom s’est révélée, à travers les décennies, comme un catalyseur efficace de l’énergie des autres : son aventure est collective. L’avant-propos de l’ouvrage dont nous évoquons la première traduction française rend hommage à son collègue Paul Sabatier, professeur de l’université de Californie à Davis, qui partagea une année sabbatique avec elle en Allemagne, en 1981. Cette reconnaissance est symétrique : un ouvrage collectif dirigé par Sabatier en 1999, soulignait, de son coté, l’importante coopération pluridisciplinaire qui donne tant de relief à des travaux qui se situent au confluent de la science politique, de l’économie et de l’ethnologie [5]. Une méthode qui repose, nous dit-il, sur trois hypothèses fortes [6]:
- l’homme est un être rationnel,
- dont le comportement dépend fortement des institutions qui l’encadrent
- ce qui explique pourquoi il cherche aussi à faire évoluer ces institutions.
Comme Sabatier, je trouve cette approche originale [7]. Elle s’appuie sur une tradition déjà longue. Plusieurs économistes de la génération précédente ont reçu, eux aussi, le Prix décerné par la Banque de Suède. Entrainés par leurs maîtres à regarder les phénomènes économiques avec un œil attentif, les institutionnalistes d’aujourd’hui étudient l’échange tels qu’il se produit dans le monde réel et non dans un monde idéalisé par la théorie. Williamson et Ostrom sont, à des titres d’ailleurs différents, les héritiers et les continuateurs de ces maîtres parmi lesquels Coase, Buchanan ou Demsetz.
L’épreuve constante des faits
Il faut insister sur la variété des études empiriques qui ont permis à Ostrom et à ses collègues de multiplier leurs sources et leurs preuves, tant grâce à des cas actuels qu’à des témoignages attestés par l’histoire [8]. En voici des exemples :
- les concessions communales (ou « tenures » en ancien français) qui ont organisé depuis des siècles l’exploitation des pâtures et forêts de haute montagne; deux cas sont cités dans l’ouvrage, éloignés par la distance mais proches par l’esprit : celui de communes du Haut-Valais suisse et celui de plusieurs villages d’altitude au Japon (pp. 81sq.)
- l’organisation de l’irrigation agricole de bassins versants dans la province espagnole de Valence dont le fonctionnement remonte au XVe siècle, comme les tenures du Valais, irrigation modérée par le « Tribunal de las Aguas« , une institution originale qui réglait les différends entre bénéficiaires de cette irrigation (pp.90 sq.)
- l’échec de l’organisation coopérative des pêcheries turques de Bodrum, sapées par un contexte qui favorisa les comportements prédateurs; et le succès d’une pêcherie côtière d’Alanya, proche de la précédente, où les droits de pêche et la surveillance du prélèvement par les membres de la coopérative ont donné de bons résultats (pp. 175 sq.).
Un peu comme l’aurait fait une anthropologue, Ostrom relève un faisceau de conditions, propices ou nuisibles au maintien des institutions qu’elle décrit (pp. 58sq.). Entreraient en ligne de compte, parmi d’autres paramètres : la taille et l’homogénéité du groupe des ayant-droits, une certaine convergence des points de vue au sein de la communauté; l’existence d’un mode de surveillance efficace et facile à mettre en œuvre; une stabilité socio-politique du groupe social etc. Son mérite fut d’extraire de ce corpus divers des régularités qui lui ont permis de caractériser ces situations que peu de ses prédécesseurs avaient eu la constance de regarder dans le détail. Notre politologue poursuit ainsi, au fil du temps, son interrogation initiale : peut-on échapper au dilemme de Hardin? Ses trouvailles indiquent que, sous des conditions qui doivent être précisées soigneusement, certaines communautés humaines sont capables de faire un effort d’imagination et d’organisation pour éviter le pire aux ressources naturelles qui leur permettent de vivre : ces communautés ont appris à évacuer les «passagers clandestins» et les tricheurs; à responsabiliser les exploitants d’une ressource fragile, comme les forêts intertropicales; et à régler, au plus près du terrain, les différends qui ne manquent jamais de naître entre eux. Un message, soulignait Falque «difficile à faire passer en France où la croyance en l’État obscurcit l’imagination juridique et économique» (Max Falque, « Entreprises & nouvelle politique environnementale » in Sociétal n° 59 premier trim. 2008).
Il y a donc une lueur d’espoir : on peut éviter d’épuiser la ressource par une exploitation irresponsable, illustrée par la surpêche de certaines espèces comme le thon ou la morue; et ne pas démissionner devant une puissance tutélaire [9] qui dicte les règles d’exploitation «d’en haut», au risque de n’assurer qu’une survie temporaire car la ressource reste exposée aux aléas politiques et à la corruption de ceux qui sont chargés d’appliquer la règlementation.
De multiples résonances politiques
Les commentaires parus au lendemain de sa distinction par le jury Nobel prouvaient, mieux que toute autre analyse, l’extraordinaire variété des échos que les travaux d’Elinor Ostrom ont suscités : au-delà des critiques acides que ce Prix a provoqué au sein des écoles d’économie, que j’évoquais plus haut, des commentaires nettement favorables mettaient l’accent sur des aspects différents de ces recherches. Ces louanges n’évoquent pas toutes les mêmes aspects de l’œuvre ; cela prouve que les recherches d’Ostrom sont suffisamment polysémiques pour retenir l’attention de milieux très divers; surprenante , une assise aussi large est peu commune, vu les clivages habituels de la doctrine. Cela mérite donc un détour. Les principaux courants de sympathie s’appuient sur :
- le fait qu’Ostrom poursuive l’analyse des choix publics et qu’elle accorde une attention soutenue à la définition et à la répartition des droits de propriété sur la ressource et sur les services qui en découlent; le fait qu’elle relève l’importance de la responsabilité personnelle des ayant-droits dans le succès des modes de gestion commune met ses travaux en résonance avec une partie de la doctrine libérale;
- les cas mis en évidence dans le livre qui font souvent référence à l’action coopérative et aux règles d’action collective dont le respect explique en grande partie le succès de communautés qui se partagent l’exploitation d’une ressource naturelle comme l’eau d’irrigation ou les pâturages alpestres; cet accent sur la coopération et sur l’autogestion de la ressource déclenche la sympathie des milieux autogestionnaires;
- l’analyse des choix publics et une critique de la régulation centralisée de la ressource dont Ostrom rappelle les faiblesses structurelles; elle met aussi l’accent sur l’initiative locale et sur la décentralisation des mécanismes qui permettent de responsabiliser les ayant-droits, de leur faire accepter des règles et d’en surveiller attentivement le respect par un mécanisme coercitif de niveau local; à cet égard, son constat remplit d’aise les tenants du principe de subsidiarité et de la décentralisation administrative.
Il y a donc, autour de ces travaux, une coalition que l’on peut s’étonner de trouver ainsi réunie. Ce caractère étonnamment consensuel, presque œcuménique, justifie-t-il à lui seul ex-post l’inscription de son auteur au tableau d’honneur du Nobel d’économie?
À propos de la traduction française
Il aura donc fallu attendre vingt années et la consécration du Prix en 2009 pour que le francophone puisse enfin lire l’œuvre maîtresse d’Elinor Ostrom dans sa langue maternelle; paradoxe dans le paradoxe, c’est un éditeur belge et non un éditeur français qui met cette traduction sur le marché, soulignant, de ce fait, la myopie de l’édition parisienne et du lectorat français sur des travaux aussi originaux qu’importants pour la compréhension des institutions liées aux ressources environnementales.
Cette traduction tardive est-elle le signe d’un temps où les intellectuels français n’éprouvent plus le besoin de lire les grands textes dans leur langue ni d’en faciliter l’accès à leurs étudiants? Ou bien signale-t-elle l’étroitesse des préoccupations de l’économie politique dans notre pays? J’ai dit plus haut combien notre tradition politique privilégie la tutelle publique pour traiter les problèmes d’environnement. Ce pourrait être une autre explication du long délai de cette parution en français et de la faible attention accordée jusqu’ici à une analyse qui dérange nos certitudes.
Merci donc à l’initiative des confrères bruxellois grâce auxquels ce grand ouvrage devient accessible aux lecteurs rebutés par l’anglo-américain. Leur tâche n’était pas aisée, car le texte d’Ostrom n’est pas d’une langue facile : le vocabulaire de l’auteur navigue entre la science politique et les autres sciences humaines et sociales, ce qui multiplie les risques de mécompte verbal : Traddutore, traditore (« le traducteur est un traître »), dit le proverbe italien. L’ouvrage d’Ostrom n’est heureusement pas trahi par ses traducteurs; mais, comme souvent dans les ouvrages spécialisés, celui-ci comporte des lourdeurs de style, des erreurs typographiques et l’emploi d’un vocabulaire mal démarqué de l’anglais [10]. Cette publication porte sans doute les stigmates d’une fabrication hâtive : on imagine qu’il lui fallait paraître avant que ne s’efface la trace des Nobels 2009, c’est-à-dire dans un délai bref, contraint par des moyens matériels et humains que j’imagine limités.
Étant donné toutes les années passées depuis la première édition britannique de ce livre, on regrette aussi que cette première traduction nous livre seulement le texte original : un avant-propos contemporain, écrit par l’auteur, l’aurait utilement éclairé d’un regard rétrospectif, vingt ans après sa parution; un préfacier aurait également pu rappeler au lecteur le cadre intellectuel dans lequel s’inscrit l’ouvrage et justifier, comme nous l’avons tenté ci-dessus, sa publication en français si longtemps après sa rédaction.
Malgré ces réserves qui ne devraient pas vraiment nuire à la découverte de l’ouvrage par le public francophone, nous lui souhaitons un bon succès car l’auteur mérite une large diffusion hors du bassin anglophone qui l’apprécie beaucoup depuis vingt ans. Le lecteur exigeant que nous sommes souhaite donc que la première édition d’Ostrom en français soit épuisée rapidement, afin qu’une seconde édition, préparée sereinement, puisse intégrer les compléments que mérite un manuscrit de 1990 qui a fort bien supporté le passage du temps.
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Notes :
[1] « The tragedy of Commons » Science, 162 (pp. 1243-8), 1968.
[2] Governing the Commons, The evolution of institutions for collective action (1990) Cambridge U.P. traduction française : Gouvernance des biens communs : pour une nouvelle approche des ressources naturelles, « révision scientifique de Laurent Baechler », de Boeck, Bruxelles 2010 300pp.
[3] On a assisté sur le web à un déluge d’injures sur les lauréats du Nobel de 2009 que les jeunes économistes matheux américains semblent à la fois jalouser et mépriser dans la mesure où ils utilisent peu d’appareil mathématique et dont la discipline universitaire n’est pas l’économie proprement dite mais la science politique (de plus, horresco referens, comment peut-on primer une femme ?)
[4] Voir p. 68 de la traduction le sens accordé à cette expression.
[5] Theories of the policy process, Paul Sabatier ed. Westview Press, Boulder (1999).
[6] Op.cit. pp.3-17 & 261-75.
[7] Différente, de ce point de vue, de celle qu’a développée son co-lauréat du Nobel 2009, Oliver Williamson, comme l’a justement souligné l’analyse publiée par Le Figaro du 13 octobre 2009 sous le double timbre de Jean Marc Vittori et Jacques Garello
[8] «Je m’appuie sur une riche documentation produite par d’autres chercheurs» dit-elle (p.40 de la traduction française).
[9] Autorité que les Américains baptisent «gouvernement» par commodité de langage et dont l’analyse des choix publics démontre qu’il court le risque d’être capté par les intérêts des agents publics, ceux des politiques ou ceux des activités réglementées (cf. p.255 de la traduction)
[10] La révision du manuscrit reste discrète; l’essentiel est si près du texte original que le génie de la langue française en subit parfois le contrecoup. Un exemple : le terme « appropriateur » ne me parait pas qualifier ceux qui partagent une ressource environnementale; j’ai utilisé ici « ayant-droit » qui me parait mieux adapté; on pourrait dire simplement « exploitant »; la lourdeur de plusieurs passages de la traduction ne facilite pas la compréhension du texte original (ex. pp. 220sq. ou 249sq.)
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Sur le web.
La version originale de cet article de Jean-Pierre Chamoux, professeur à l’Université Paris-Descartes et secrétaire de l’Institut Turgot, est paru en octobre 2010 dans la revue « Sociétal », sous le titre « La voix singulière d’Elinor Ostrom ».