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La politique à l’épreuve de la mort

Publié le 14 septembre 2011 par Les Lettres Françaises

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Les Lettres Françaises revue culturelle littéraire

Monument aux morts de Lodève

Comme l’ont montré les récents débats autour du calendrier des commémorations, la mémoire des guerres et le souvenir des morts demeurent un enjeu particulièrement sensible dans la vie politique nationale. Pour peu qu’elle soit prise dans toute sa radicalité, comme y invite Marc Crépon dans les deux livres qu’il publie cet automne, cette question ouvre sur l’un des problèmes centraux de toute philosophie politique : que signifie, au juste, « être ensemble » et quel est le sens de cette préposition « avec », sans laquelle aucune existence en commun ne serait concevable ? Dans le sillage des Actuelles sur la guerre et sur la mort, publiées par Freud au début de la Première Guerre mondiale, l’auteur de Vivre avec entreprend de montrer qu’une certaine « expérience » de la mortalité est au fondement de toute relation à l’autre, à chaque individu comme au « nous » auquel nous lie un sentiment d’appartenance : tout se passe paradoxalement comme si le partage d’une existence en commun (donc toute vie politique) n’était possible que sur le fond d’une telle exposition à la mort. Mais comment articuler la « pensée de la mort » et la « pensée du “nous” », dès lors que, le plus souvent, ce rapport à la mort demeure inconscient ou refoulé, quand il n’est pas tout simplement détourné et exploité par les États à des fins de propagande ou d’exaltation des vertus guerrières ? Telle est la problématique que Vivre avec déploie au fil d’une série de lectures de textes majeurs de la philosophie du XXe siècle, hantés par le traumatisme des guerres. De Sartre à Derrida en passant par Ricoeur, Patocka et Levinas, aucune de ces pensées n’a pu se passer d’une confrontation critique avec les analyses à la fois fondatrices et équivoques de l’être-pour-la-mort menées par Heidegger dans Être et Temps. La mort marque-t-elle nécessairement « la limite absolue de ce que le Dasein peut partager », nous reconduit-elle à notre irréductible « esseulement », que seule l’expérience de la « camaraderie du front » serait en mesure de briser ? Vivre avec est à la recherche d’un autre « partage de la mortalité », qui ne se confondrait plus avec la reconnaissance au fond banale que nous sommes tous voués à disparaître, mais saurait penser chaque mort (à commencer par celle d’autrui) dans son absolue singularité. Au plus loin de la banalisation et du nivellement dans l’anonymat que proposent toutes les « images de la mort » qui peuplent notre quotidien, il s’agirait de rouvrirun autre rapport à la mort qui nous obligerait à penser et à préserver « ce qui se soutient dans chaque vie singulièrement – et disparaît avec la mort : à chaque fois, pour chacune d’elle : le monde ».

Ce partage du sens du monde, qui appelle un nouveau cosmopolitisme, où chacun, en faisant l’épreuve de ce partage de la mortalité, se découvre appartenant à un monde commun par-delà les différences qui nous rassemblent et nous divisent simultanément, est aujourd’hui menacé par le développement d’une « culture de la peur » qui risque de rendre le monde tout simplement « invivable ». Dès lors qu’elle est réappropriée par les gouvernements et orchestrée selon une rhétorique désastreuse, l’exigence fondamentale de sécurité, à laquelle tout être humain peut légitimement prétendre, devient le socle de discours « sécur-identitaires » qui ne font, en réalité, que spéculer sur les peurs auxquelles ils prétendent répondre : « Au nom du besoin de sécurité (…), ils organisent, rationalisent et systématisent l’insécurité, multiplient les procédures de fichage et de surveillance des identités, des activités et des pensées : telle est la loi perverse de leur ambivalence. » De cette déconstruction exemplaire, on retiendra que cette culture de la peur est inséparable d’une « culture de l’ennemi », qui trouve dans les étrangers une cible privilégiée pour dissimuler sa propre impuissance. Il y va, en dernière analyse, de ce qui constitue, pour Marc Crépon, la « finalité » de toute démocratie digne de ce nom : au-delà des replis identitaires comme des fusions communielles, un partage des différences qui seul rend possible cette « invention idiomatique de la singularité » et sans lequel « nous » ne saurions « tenir ensemble ».

Vivre avec. La pensée de la mort et la mémoire des guerres, de Marc Crépon, Éditions Hermann. 206 pages.
La Culture de la peur. I. Démocratie, identité, sécurité, du même auteur, Éditions Galilée. 123 pages.

Jacques-Olivier Bégo


N° 54 – Les Lettres Françaises du 6 décembre 2008


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