S’il semble aujourd’hui acquis que l’avenir de l’informatique se trouve dans nos smartphones et tablettes, il est bon de rappeler que ce marché n’a pas connu de révolution profonde. Les interfaces tactiles ont certes changé la donne mais beaucoup d’acteurs tentent de reproduire le schéma de l’informatique traditionnelle. Pourtant, le livre numérique augure sans doute un changement encore plus radical.
L’iPad ou l’impossible compétition
Aujourd’hui le marché des tablettes est dans une impasse. Apple a réussi à modeler le marché à son image : la tablette, par excellence, c’est l’iPad. La plupart des consommateurs ne regardent même pas la concurrence, voire ignorent son existence.
Pour un constructeur, développer une tablette le place donc dans un segment du marché pas plus large que 20 à 30% du marché global. Elle fera juste figure de énième tablette. Les géants du secteur se heurtent tous à cette réalité. Samsung n’aurait vendu qu’une infime partie de ses stocks de Galaxy Tab, la Xoom de Motorola n’irait pas beaucoup plus loin et HP a dû brader son TouchPad à moins de $100 après un échec total et le déclenchement d’une crise avec son premier distributeur américain, BestBuy. Il est impossible de battre Apple sur ce terrain.
C’est pourtant dans la déroute d’HP que le futur semble s’entrevoir. Au prix de $99, son TouchPad s’est vendu en un clin d’oeil, il est même devenu un objet recherché.
C’était le “réveille-matin” dont avaient besoin les constructeurs. Le problème, c’est que ce réveil intervient au milieu d’un doux rêve – personne n’aime être tiré du lit dans ces moments-là.
Avec les tablettes, les constructeurs espéraient renouer avec les fortes marges, disparues pendant «la guerre vers le bas » du PC, qu’ils ont orchestrée et dont ils se sont retrouvés victimes. Apple n’a jamais suivi le mouvement, et un Mac coûte aujourd’hui deux fois plus cher qu’un PC équivalent. Si les tablettes sont le futur de l’informatique, il y avait de grandes chances pour que ce modèle se reproduise. Une tablette non Apple doit donc coûter deux fois moins cher qu’un iPad pour se vendre…
Le Nook Color ouvre la voie
Il y a un an, Barnes and Noble introduisait le Nook Color. Cette tablette numérique de 7 pouces (contre 10 pour l’iPad) fait figure de parfait appareil pour qui veut consulter ses contenus, en premier lieu lire ses livres et magazines. Pour cette orientation lecture, le Nook Color est comptabilisé dans la catégorie «readers», comme le Kindle.
Pourtant, le Nook Color tourne sur Android comme bien des tablettes et embarque une boutique d’applications.
Cette association a empêché de voir que le Nook Color était probablement devenu la deuxième tablette la mieux vendue aux Etats-Unis. Ce n’est pas Samsung, HP ou Motorola, mais bien Barnes and Noble ! Un libraire donne une leçon aux géants du secteur sur le marché des tablettes.
Pourquoi ? Comment ? La réponse tient en deux points.
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Le prix d’abord. Un iPad coûte en entrée de gamme $499. S’il faut vendre à la moitié du prix d’Apple, on arrive à $249. Or c’est précisément le prix du Nook Color. Barnes and Noble a tapé dans le mille avec son tarif défiant toute concurrence.
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L’usage ensuite. Jusqu’ici, en dehors des foules technophiles, il a été difficile d’introduire l’idée qu’une tablette pouvait être très utile. Est-ce un substitut de l’ordinateur ? Un smartphone plus grand ? Un gadget à 500 balles ? Apple s’en est très bien sorti en mettant en avant tous les usages possibles. Barnes and Noble a décidé de choisir un autre axe pour son démarrage : la lecture. A quoi ça sert un Nook Color ? A lire, tout simplement. Des livres pour soi, mais aussi pour ses enfants. On peut recevoir ses magazines qui sont magnifiques sur l’écran couleur, le tout augmenté de l’expérience tactile. Match « Faire passer l’usage » ? Barnes 1 – Constructeurs 0.
Amazon et le grand bond en avant
Démontrer l’usage par le livre fut la première grande percée dans le monde des tablettes. Ce simple argument permettait de justifier la catégorie. C’est seulement plus tard que Barnes a décidé d’ouvrir sa plate-forme à d’autres types de contenus comme les applications.
Et si les contenus étaient en train d’ouvrir la voie à une révolution du marché ? Il y a quelques mois, je publiais une analyse expliquant pourquoi B&N et Amazon n’avaient pas besoin de réaliser de marges sur leurs lecteurs numériques. En effet, ces derniers ne gagnent pas leur vie sur la vente de matériel mais sur celle de contenus. Leur intérêt est donc d’essaimer le plus largement possible.
Au diable les marges sur le Nook Color ou sur la future tablette d’Amazon. Les profits seront réalisés sur le contenu. D’où la panique de Samsung et consorts ! Le livre numérique est le fer de lance de cet assaut parce qu’il est le bien numérique le plus cher : en moyenne $10 contre $1 pour un morceau de musique ou une application. C’est d’ailleurs la spécialité d’Amazon et de Barnes&Noble et ils ont derrière eux le succès de leurs readers. Les fortes marges sur ce produit permettent de rattraper la vente à quasi-prix coûtant des appareils.
Mais le souci de Barnes and Noble est que son réseau est cantonné aux États-Unis, ce qui empêche une transformation du marché global. Le grand bond en avant devrait donc venir d’Amazon. Son réseau est international et sa force de frappe n’est plus à démontrer. A n’en pas douter, le prix de son «Kindle touch» sera agressif et son usage est déjà tout trouvé. Les chances sont grandes que vous ayez déjà un compte chez Amazon ce qui facilite la rentabilisation de la plate-forme. Ses contenus seront nombreux et diversifiés. Et Amazon peut vous contacter facilement…
TechCrunch publiait récemment des esquisses de ce qu’ils avaient vu de l’appareil et le moins que l’on puisse dire c’est que les contenus étaient au centre.
C’est finalement un changement de paradigme que le livre a permis. Nous sommes en train de passer d’un marché informatique centré sur la technologie pour elle-même (course au gigahertz et aux gigabytes), à une informatique qui sert l’utilisateur. La technologie se met au service de la création, de la distribution du savoir et de l’imaginaire.
Tout ça grâce à deux libraires. Plus que jamais, au XXIe siècle, le livre est une arme au service de révolutions. Il s’apprête à changer nos vies virtuelles… «For better and for good» ?
Solal Fitoussi fait partie des co-fondateurs de SmartNovel, une maison d’édition numérique pure player française. Initialement en charge des technologies chez SmartNovel, il habite aujourd’hui aux Etats-Unis. Vous pouvez le suivre sur Twitter à @solalfitoussi.