Une partie de campagne
Publié le 14 septembre 2011 par Dubruel
D'après Guy de Maupassant :
La voiture s’arrêta devant la gargote
Restaurant Pouloir
Fritures et matelotes
Barques et balançoires.
Mme Dutoir descendit la première.
C’était une femme forte en chair,
Trop serrée dans un corset dont la pression
Rejetait jusqu’à son double menton
La masse fluctuante
De sa poitrine surabondante.
Puis, M. Dutoir et Florence, sa fille
Mirent pied à terre.
L’apprenti, Émile, déchargea la grand-mère.
On détela le bidet
On l’attacha à un piquet ;
La voiture piqua du nez,
Brancards sur le pavé.
Mme et Mlle Dutoir
Allèrent s’installer sur les balançoires.
Florence prit rapidement son élan.
C’était une belle fille de vingt ans,
Les yeux très bleus,
Les cheveux très noirs et soyeux,
La bouche charnue,.
Une de ces femmes dont la simple vue
Vous fouette d’un désir subit
Et vous laisse jusqu’au bout de la nuit
Un soulèvement des sens.
Grande, mince de taille,
Elle portait une robe jaune paille
Qui dessinait en la moulant
Les fermes plénitudes de sa chair.
Chaque fois qu’avec entrain,
Elle s’élevait haut dans les airs
Ses efforts soulignaient sensuellement
Le creux de ses reins.
Elle tenait les cordes de l’escarpolette
Les bras tendus au dessus de la tête
Si bien que sa poitrine se dressait
A chaque impulsion qu’elle dispensait.
Lors des descentes,
Elle découvrait de façon indécente
Ses jambes fines, jetant
Aux hommes la regardant
L’air de sa jupe, plus capiteux
Que les vapeurs d’un spiritueux.
Assise sur l’autre balançoire,
Madame Dutoir
Gémissait :
-Émile, viens me pousser !
Ayant retroussé les manches, l’apprenti
La mit en mouvement avec une peine infinie.
Ses formes tremblaient sur l’escarpolette
Comme de la gelée sur une assiette.
Quand elle fut élancée
Elle eut un vertige angoissé
Et poussait des cris perçants
Qui attiraient les gamins en nombre croissant.
Bientôt une servante vint.
On commanda le déjeuner :
Une friture, un coq au vin
Une salade, un gâteau,
Une bouteille de Romanée
Et une carafe d’eau.
À la table réservée par les Dutoir
Deux canotiers finissaient de boire.
Ces derniers, Henri et Florent
Jetèrent
Un sourire déférent
Mais rapide
Vers la mère
Et un regard avide
En dévisageant la fille :
-Laissons notre place à cette famille.
Ça nous fera faire connaissance.
Ils se levèrent. Ils avaient belle prestance.
On accepta.
On remercia.
Les rameurs exhibèrent bien entendu
Leurs bras musclés et nus.
Cette vision, en effet, épata Florence
Qui ne tourna la tête que par bienséance.
Tandis que Mme Dutoir, sollicitée
Par une féminine curiosité,
Admirait ces musculatures d’un air attendri.
Elle les comparait
Assurément
À celles de son mari
Qu’elle avait d’ailleurs depuis longtemps
Cessé de vénérer.
-Un bien beau temps, monsieur,
Dit la grosse dame à l’un des rameurs,
Voulant se montrer gentille.
-Oui, madame, répondit-il ;
Venez-vous souvent à ce restaurant ?
-Oh ! une ou deux fois par an,
Pour prendre l’air ; et vous, monsieur ?
-J’y viens dès que je peux.
-Ah ! ici, c’est mieux que Paname.
-Oui, certainement, madame.
M. Dutoir parla pour la première fois :
-Un peu plus de coq, mon amie ?
-Non merci, mon ami
-Je vais manger le foie,
C’est le morceau le meilleur.
Florent,
Maintenant
Se tapait sur la poitrine
Pour en montrer la dureté.
-Oh ! dit Dutoir, quelle vigueur !
On but un café et une fine
On chanta quelques couplets pimentés.
Puis on se leva.
Dutoir acheva
Quelques mouvements d’assouplissement
Avant de se pendre aux anneaux, gauchement.
Les canotiers invitèrent
Les dames à faire un tour sur la rivière
Henri apporta
Deux lignes, des hameçons
Et des appâts.
L’espérance de prendre du goujon
Alluma le visage rubicond de M. Dutoir
Avec Émile, ils allèrent s’asseoir
Au bord de l’eau claire.
Henri se dévoua; il prit la mère.
-Au petit bois de l’île !
Cria-t-il.
L’autre demanda : -Comment tu t’appelles ?
-Florence, dit-elle.
-Tiens ! moi, je m’appelle Florent.
Répondit-il en la couvant
D’un regard rempli de douceur
Assise dans le fauteuil du barreur,
La jeune fille fut troublée jusqu’aux os
Par cet œil lui baisait la peau.
Henri lança : -Nous vous rejoindrons ;
Madame Dutoir
Veut boire
Encore un gorgeon !
La yole de Florent fila à vive allure
Et accosta à quelques encablures.
Il prit son équipière aux hanches
Et la porta au travers d’un inextricable
Fouillis de roseaux, de lianes, de branches
Jusqu’à un asile introuvable
Qu’il fallait connaître et que le canotier
Appelait en riant son cabinet particulier.
Ils étaient assis l’un près de l’autre à présent.
Lentement le bras de Florent
Tentait d’entourer la taille de l’aventurière.
Elle, repoussait la main audacieuse sans colère,
N’éprouvant aucun embarras
Comme si c’était chose naturelle ici-bas.
Leur vinrent soudain un amollissement du cœur
Et des désirs infinis de bonheur.
Le jeune homme l’étreignait maintenant.
Elle ne le repoussait plus.
Elle n’y pensait même plus.
Ils restèrent ainsi de longs moments.
Mme Dutoir et Henri devaient être assis
Non loin de là
Car on percevait de petits éclats,
De tendres et faibles cris.
Sans doute étaient-ils en plein contentement.
Florent, lui, avait posé la tête
Sur l’épaule de sa conquête
Puis il l’embrassa fiévreusement.
Elle fit semblant de se révolter
Et comme pour éviter
Un baiser nouveau,
Elle se rejeta sur le dos.
Aussitôt,
Florent s’abattit sur elle
Couvrant la belle
De tout son corps.
Il retrouva sa bouche encore
Et s’y fixait longuement.
Elle lui rendit ses baisers tendrement
Le désir l’affolait.
Sa résistance s’affalait.
Derrière un buisson,
On s’agitait.
Florent crut voir un jupon
Qu’on rabattait
Sur une jambe adipeuse.
L’énorme dame apparut à moitié,
L’œil brillant, la poitrine orageuse
Au bras de son canotier.
Des rires convulsifs
Illuminaient sa figure.
D’un mouvement impulsif,
Elle saisit Henri par la ceinture
Et l’on distingua un gros baiser sur l’épaule.
On regagna les yoles
Et l’on revint à l’auberge.
M. Dutoir s’impatientait sur la berge.
La voiture était attelée,
La grand-mère installée.
Les canotiers serrèrent
Les mains des Dutoir,
Et crièrent
-Au revoir !
Sans s’appesantir.
Un soupir et une larme leur répondirent.
Quelques semaines plus tard,
Florent, passant rue Bayard,
Vit l’enseigne Quincaillerie Dutoir
Il entra,
Salua
La grosse dame qui s’arrondissait au comptoir
Et demanda des nouvelles :
-Mlle Florence, comment va-t-elle ?
-Très bien ; je vous remercie.
Elle vient d’épouser notre apprenti.
Comme nous n’avons pas de fils,
C’est lui qui va prendre notre suite, Émile.
-Sapristi !
-Et Henri ?
-Mais il va parfaitement.
-Faites-lui mes compliments
Et s’il passe par là,
Dites-lui donc de venir nous voir…
Ça me fera plaisir, ajouta Mme Dutoir.
-Je n’y manquerai pas.
Adieu, dit le canotier.
-Non,…à bientôt, répondirent les boutiquiers.