Petit laid
Chapitre 23
Cinq heures du matin. Le chauffage est en panne. La moquette un peu rêche.
Elle n’a pas eu l’obligeance d’amortir ma chute.
Pas le courage de remonter dans mon lit. Personne ne m’y attend, de toute façon, alors quelle importance... Ça ne regarde que moi si je préfère l’âpre rugosité poussiéreuse du tapis à la moelleuse fadeur de ma couette.
Aucun bruit. Le monde entier dort paisiblement. Les riches comme les pauvres. Les hommes comme les femmes. Les Serbes comme les Bosniaques. Les Américains graisseux comme les Ethiopiens plats et desséchés.
En fait, non. Eux ne dorment jamais au même moment. Quelle bénédiction que cette histoire de fuseaux horaires ! Il est tellement plus facile de garder bonne conscience lorsque son voisin nécessiteux sait se faire oublier. Surtout si l’on considère que les plus nécessiteux sont généralement de véritables modèles de discrétion : la loi du plus fort règne chez les désœuvrés plus encore que partout ailleurs.
Prenons deux sans-logis, un agressif et de forte corpulence, l’autre petit, malingre et pacifiste. Plaçons les côte-à-côte en plein centre d’une grande agglomération. Puis laissons les vivre à leur guise durant deux semaines. A notre retour, soyons sûr de ne plus trouver trace du deuxième spécimen. Il aura été tout bonnement « écarté », avec coups et blessures à l’appui si besoin est. Pensez-y la prochaine fois que vous serez tentés d’accorder l’obole à un mendiant dans une rue riche et commerçante, grisés que vous serez par l’atmosphère de joie environnante – les pauvres ont eux aussi droit à leur part du gâteau, surtout par un jour de fête. Soyez sûrs en effet qu’à quelques rues de là gît un déchet humain, qui se voit refuser le chemin vers la poule aux œufs d’or. Un déchet moins humain encore que celui qui l’aura amoché. Mais, en creusant un peu, on trouve généralement sous la croûte un humain malgré tout. N’a-t-il lui aucun droit au bonheur, sous prétexte que son carrefour génère moins de chiffre d’affaires ?
Le silence.
La fatigue.
L’ennui.
Je n’ai rien de mieux à faire, je me rendors.