Comme le tweete aujourd’hui Tugdual Derville : « l’avortement sera reconnu comme une violence faite aux femmes quand leur parole, sur ce sujet, sera vraiment libérée ». En dehors du fait qu’on reconnaît le catho réac, dans cette phrase, à l’utilisation de l’adverbe « vraiment » (qui signifie en général « au sens de l’Eglise »), ladite phrase m’a particulièrement énervée car justement, qu’un brave obscurantiste parle des femmes comme de mineures et les défende en suggérant de leur ôter un droit se pose là, comme violence faite aux femmes. Or donc, pour qu’au moins Tugdual Derville ne s’exprime pas en mon nom, je me sens obligée de donner mon avis sur la question. Je supposerai dans la suite que notre ami papiste entendait dénoncer l’avortement volontaire, étant donné que sur l’avortement contraint il n’y a pas controverse.
Ce qui, dans l’avortement, est « violence faite aux femmes », c’est le risque psychologique encouru par lesdites femmes. Celles qui recourent à cette pratique peuvent s’en souvenir ensuite avec un fort sentiment de culpabilité, que Tugdual Derville et ses comparses mitrés font tout pour développer. La méthode est simple, il suffit de marteler sur tous les tons que l’embryon est un être humain, et de compter sur l’imagination pour le reste : logiquement, la non-mère qui se sent au départ bien soulagée de l’encombrant paquet de cellules commencera, au bout de quelques mois, à se le figurer nouveau-né. Pour peu qu’elle soit d’humeur, un ou deux ans après, elle aura l’impression d’avoir supprimé le bambin qu’elle n’a pas ; et au bout de quinze ans, elle pourra se reprocher le meurtre d’un adolescent (un geste que les mères envisagent parfois elles-mêmes, pour d’autres raisons).
Or la non-mère a bel et bien tué quelque chose, puisque l’embryon, admettons-le, est vivant ; et l’on peut même parler « d’être humain » : mais alors qu’entend-on par « être humain » ? qu’est ce qui, dans le meurtre d’un être humain, est horrible ? qu’est ce qui est puni par la loi ?
Ce qui est inexpiable est le tort causé à l’être que l’on tue, supposé semblable à nous dans son refus de disparaître, dans sa conscience de sa fin. Si l’on tue sans que l’assassiné en ait conscience, c’est l’abus de confiance qui est inexpiable : un semblable est à notre merci, il préjuge de notre bonne volonté, et on le trompe. Ce que la loi punit, sans doute, est aussi le tort causé à la société – la diminution de la confiance, la détresse des parents, des amis, des enfants de l’assassiné.
Qu’est ce qui, dans tout cela, s’applique à l’embryon ? on peut dire tout ce qu’on veut des facultés de l’embryon : compte tenu de l’état dans lequel on le trouve quand il a cessé de l’être, il est incroyable que l’embryon possède une conscience de soi – puisqu’une bonne partie du travail du nourrisson et du jeune enfant consiste à développer cette conscience. Il est incroyable également que l’embryon perçoive sa fin, ce qui supposerait une notion du temps élaborée. (Il est en revanche tout à fait concevable que l’embryon ressente quand on le tue une forme de détresse organique, au même titre qu’une huître quand on la gobe).
Je pense qu’on peut donc raisonnablement avancer que l’avortement tue sans que son objet en ait conscience. Se trouve-t-on pour autant dans la situation de l’abus de confiance ? que diriez-vous de ne pas nous éterniser sur cette question, qui suppose que l’embryon ait une relation consciente avec autrui ? quant au tort causé à la société, à l’évidence celle-ci considère, depuis 1975, qu’elle peut le supporter.
L’avortement ne paraît donc pas réunir les caractères qui fondent l’horreur du meurtre et justifient son châtiment légal. L’avortement au présent n’est pas un crime, ni légalement, ni moralement. C’est l’intrusion de l’avenir qui fait souffrir certaines non-mères, celles en qui se développe indéfiniment l’avenir absent d’une combinaison génétique irrépétible. Il s’agit là d’une souffrance réelle, possible (quoique bien rare, au regard de ce qu’affirment les Tugdual Derville de ce monde) de même qu’elle est rendue possible par chaque choix, chaque occasion manquée, chaque chemin non emprunté. Elle n’est pas liée à un crime, mais à un fantasme.
Le reconnaître n’empêcherait pas ces non-mères de souffrir, mais allègerait au moins leur fardeau d’une culpabilité sans objet. Tugdual Derville n’aura ni cette décence, ni cette compassion. En suggérant doucereusement qu’elles n’auraient pas commis un tel acte si elles n’y avaient été contraintes (par qui ? il néglige de le préciser) il leur dit à la fois qu’elles sont faibles, et qu’elles sont coupables ; peu lui importe si c’est faux, et s’il ajoute à leur peine. On voit le catholique !