Avant de poser le pinceau sur le papier de riz

Publié le 23 février 2008 par Vanessav

J'aime énormément la peinture sino-japonaise avec un faible pour les dessins à l'encre de chine, spontanés. Il y a à chaque fois de la force, de la sérénité, une économie de traits qui rend le sujet moins réaliste mais bien plus vivant, en mouvement.
Ce qui m'interpelle toujours, et encore plus aujourd'hui, en plus de la technique, c'est la philosophie autour. Je suis une occidentale, complètement sous l'emprise du triangle émotionnel victime/bourreau/sauveur (dont je parlerais plus tard). Je ne sais pas faire le vide en moi. C'est l'histoire de toute une vie, c'est sûr. Mais voilà, la peinture asiatique est aussi une méditation, alors avant de m'y remettre et d'en faire une "hygiène" de peintre, à moi de m'approprier les principes.

Avant de peindre, l'occidental prépare sa table, son matériel et son sujet. Pour l'artiste asiatique, le laps de temps avant de poser le pinceau sur le papier est révélateur et conditionne la qualité du résultat.
Beaucoup parle du choix du matériel, très important pour les Japonais comme pour les Chinois, les " Quatre trésors du Cabinet de Travail " (papier, pinceau, pierre à encre et bâton d'encre). L'originalité du matériel peut nous séduire, me séduit. Encore faut-il savoir le choisir, l'encre et les pinceaux japonais ne conviennent pas à la technique picturale chinoise pour laquelle de nombreux pinceaux sont quelques fois recommandés. Le plus beau reste la consigne d'utiliser du matériel authentique dès le début de la pratique ...parce que le résultat compte moins que l'état d'esprit dans lequel nous sommes avant de commencer : avec un matériel de qualité, nous nous sentons de qualité. Il s'agit aussi de la disposition du matériel sur la table et de la méditation sur nos nobles pensées pendant la préparation de l'encre. De cela je reparlerais plus tard.

Je voulais, lors de ce billet, vous parler de la préparation mentale du peintre sino-japonais . Les " peintres lettrés " chinois ont en commun avec leurs homologues japonais cette réflexion sur le sujet : impressions échangés avec d'autres lettrés, contemplations, méditations, écrits et poèmes avant de prendre le pinceau pour peindre. Ils se sont imprégnés du sujet.

*source peinture de Xie He (enfin je crois)
En cela, ils répondent, volontairement ou d'une manière intuitive superbe, à la première règle de la peinture développée dans le Gu Hua Pin Lu (Catalogue des peintres anciens classés par catégories), par le peintre chinois Xie He : 1) Dans l'harmonie du souffle (K'i Yun) et le mouvement de la vie (Sheng T'ong ).
Il s'agit aussi de l'exigence première de Shi Tao, dans le chapitre XV des Propos sur la peinture, intitulé " loin de la poussière " :
" Quand l'homme se laisse aveugler par les choses, il se commet avec la poussière. Quand l'homme se laisse dominer par les choses, son cœur se trouble./ Un cœur troublé ne peut produire qu'une peinture laborieuse et raide, et conduit à sa propre destruction./ Quand ténèbres et poussière contaminent le pinceau et l'encre, c'est la paralysie ; dans pareille impasse, l'homme a tout à perdre et rein à gagner, et finalement rien n'y pourra plus réjouir son cœur./ Aussi, je laisse les choses suivre les ténèbres des choses, et la poussière se commettre avec la poussière ; ainsi, mon cœur est sans trouble, et quand le cœur est sans trouble, la peinture peut naitre./ N'importe qui peut faire de la peinture, mais nul ne possède l'unique trait de Pinceau, car l'essentiel de la peinture réside dans la pensée, il faut d'abord que la pensée étreigne l'Un pour que le cœur puisse créer et se trouver dans l'allégresse ; alors dans ces conditions, la peinture pourra pénétrer l'essence des choses jusqu'à l'impondérable. " (extrait tiré du livre " L'esprit de l'encre " de Keh Ming TUAN et Chang Ming PENG)

Cet " accomplissement de l'être " et cette " saisie de l'essence du monde " est propre à cette pratique, hygiène de vie et de peintre, pour aller plus loin dans les détails de préparation mentale des peintres chinois et les trois philosophies sous-jacentes (Confucianisme, Bouddhisme hindoue et Taoïsme), n'hésitez plus à lire " L'esprit de l'encre ".
Le principe du Ki (Chi, Qi) est très important. Rappelez-vous, j'en parlais avec les maîtres MASUNAGA et TOHEI. Le Qi concerne plusieurs domaines, la peinture fait appel à trois essentiellement : la Peinture (quelle perspicacité !) mais aussi la Nature et le Corps humain. Le caractère chinois du qi signifie " vapeur " ou " air ".
Pour certains Chinois, le qi est comme le premier souffle à la naissance d'un enfant, il remplit le corps et les organes. Ce vecteur de vie circule et se concentre dans certains " nœuds ", pour optimiser le qi, certains mouvements servent à dénouer. Shizuto MASUNAGA propose six mouvements pour cela, les makko-ho. Le Taï Chi Chuan propose aussi des mouvements qui permettent de mieux comprendre la gestuelle de la peinture chinoise : amorce, développement, suspension et relaxation.
La Nature est dotée aussi d'un qi, énergie supérieure. Les Chinois ne jouissent ainsi pas seulement du panorama lors de leurs escapades mais essayent de capter la vitalité de la nature, sa force.

"
*source peinture Gu Kaizhi
Cette métaphysique de la nature reste ainsi un des sujets premiers de la peinture. Gu Kaizhi (345-406), l'un des théoriciens de la peinture chinoise, déclarait que " la forme existe pour exprimer l'esprit ". Si le trait du pinceau en est le squelette, l'encre et la couleur la chair, le qi est bien la force vitale, souffle et sang, de la peinture chinoise." Le qi est dans l'acte de peindre mais aussi dans le tableau et le ressenti du spectateur. " Tout comme on doit être capable de suivre les mouvements tai chi, de leur amorce à leur terminaison, d'en admirer le développement, d'en voir l'apogée et de sentir qu'ils reviennent à une position de repos avant de débuter un autre mouvement dans une autre direction, on doit être capable devant un tableau chinois de suivre la course du qi, même lorsque celle-ci entraîne hors du tableau et y ramène : il est à peine perceptible, mais il est là. Il doit être maîtrisé et non dispersé.

En peinture chinoise, on utilise également le qi en association avec l'idée du yun. Ce mot signifie " charme " et " bon goût et raffinement dans les recherches littéraires " et renvoie au style et à l'atmosphère du tableau. Quand ils sont associés, l'énergie du tableau génère une certaine excitation qui fait vibrer l'atmosphère bien au-delà des frontières du papier ". (extrait du livre " Peinture chinoise, Tradition Qi " de Wang Jia Nan, Cai Xiaoli et Dawn Young).

Pour vous faire une idée encore plus précise des apports de ce livre, n'hésitez pas à lire ce billet sur le site de La porte du Ki (surtout si vous vous intéressez au qi sous toutes ses formes !) Ici vous avez aussi une belle mise en avant du qi, plus accessible pour les occidentaux et démystifiant.


*source peinture de Qi Bai Shi pris ici où vous verrez d'autres superbes œuvres de ce peintre
Le Sumi-e, peinture chinoise et exportée au Japon, fait aussi appel au Zen. Après la position de seiza (posture traditionnelle assise au Japon, dans laquelle on est assis bien droit, les jambes repliées sous les fesses), il est nécessaire de se relaxer et de méditer sur le modèle jusqu'à ce que seule la feuille de papier soit encore présente à l'esprit. Alors le modèle prendrait vie par la sensation de bruissement des feuilles de l'arbre par exemple. En libérant son esprit de toute ambition ou envie de réussir, en faisant le vide en soi, la peinture sera le reflet de la vie et de la nature. Là, les croquis faits en voyage, sans autre forme de procédé, peuvent servir de sujets au sumi-e. Et à force de pratique, " (...) vous constaterez que vous vous tenez plus droit et que votre état de santé s'est amélioré. Ce sera la preuve manifeste que vous serez devenu un véritable artiste de Sumi-e, car vous aurez compris que sa technique et sa pratique, et même sa philosophie, vont bien au-delà de la simple peinture ". (Extrait du livre " Comment peindre à l'orientale, sumi-e " de Hakuho Hirayama).



"Zen : poèmes" de André SOLLIER et Manu BAZZANO
Voici pour finir et avant de démarrer la peinture un conseil pour reconnaitre et peindre le qi , proposé par le livre " Peinture chinoise, Tradition Qi " de Wang Jia Nan, Cai Xiaoli et Dawn Young :
- 40% de lectures
- 30% de calligraphie (pour exercer le coup de pinceau et sentir le cheminement de l'énergie lors de l'exécution des mouvements)
- 30% de peinture

Edit du 09/03/08: le qi expliqué aux enfants et points de la voute plantaire