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Éric BonnargentWard est la première anthologie consacrée à ce peuple ancien que sont les Wards. Il s’agit, de plus, d’une édition bilingue : sur la page de gauche se trouve le texte original en wardesân, sur la page de droite la traduction proposée par Frédéric Werst, l’auteur de ce singulier roman. Ward est en effet une fiction, les Wards n’ayant jamais existé. Et pourtant, à lire cet ouvrage, le lecteur aura l’impression de découvrir un peuple bien réel, tant ces textes constituent un ensemble cohérent. Lire Ward, c’est faire un voyage dans deux disciplines que tout semble opposer : l’histoire et la littérature.Éric Bonnargent : Pour faire vivre le peuple que vous avez créé, les Wards, vous êtes allé jusqu’à créer une langue imaginaire, le wardwesân. Vous n’avez guère de prédécesseurs puisque le Novlangue créé par George Orwell dans 1984 n’est qu’une variation sur l’anglais alors que le quenya ou le sindarin sont des langues parlées par des Elfes dans Le Seigneur des anneaux de Tolkien. Ces œuvres vous ont-elles inspirées ? Comment vous est venue l’idée de créer une civilisation antique ? Frédéric Werst : Non, je n’ai pas eu de modèle précis. Les auteurs qui se sont essayés avant moi à l’invention linguistique, je les connais de réputation, mais sans nécessairement les avoir lus. Au demeurant, Tolkien, par exemple, écrivait principalement en anglais : il n’employait ses langues que de façon ponctuelle. L’invention de langues est du reste une pratique très ancienne et très courante. Tout dépend de ce qu’on en fait. Dans mon cas, l’idée d’inventer le wardwesân était indissociable de celle de composer la littérature des Wards. Autre aspect de votre question : les Wards sont-ils une « civilisation antique » ? J’ai soigneusement évité le mot « civilisation » dans le livre, sans doute parce que l’idée de « civilisation » appelle celle de « barbarie », et que je ne crois pas que ces concepts soient valides. D’ailleurs, le wardwesân n’a pas de mot pour dire « civilisation ». Contrairement à nous, les Wards ne se disent pas « civilisés ». Ils ont certes un mot (ar zawenta) pour désigner les tribus « barbares » qui vivent à l’extérieur de leur territoire, mais ils n’en ont pas tiré pour autant un concept de « barbarie ». De même, sont-ils « antiques » ? Je n’en sais rien, puisque c’est là encore une catégorie occidentale. En tout cas, ils paraissent anciens et porteurs d’un monde disparu ou en voie de disparition.La civilisation ward est d’un réalisme étonnant. Vous en évoquez la mythologie, l’histoire, la poésie, la médecine, la philosophie… et, comme dans les civilisations réelles, il y a une évolution de ces disciplines. Je pense notamment à l’apparition de l’histoire comme discipline rationnelle, Abis et Artabôr étant à Zurôn ce que Thucydide est à Hérodote. Il y a d’ailleurs de nombreuses ressemblances avec la civilisation grecque, la guerre de Wagamarkan rappelant celle de Troie, Gamâz ressemblant à Socrate ou Rabwân à Hippocrate. Quelles ont été vos influences et comment avez-vous travaillé pour atteindre un tel réalisme ?L’une des possibilités que Ward offre aux lecteurs, c’est de jouer à cette sorte de « littérature comparée », comme vous le faites. Chacun est libre de faire les rapprochements qu’il veut, mais dans mon esprit, il n’y a presque jamais de référence précise. Il existe des ressemblances et des différences. Par exemple, la « guerre de Wagamarkan » est l’histoire d’une antique défaite des Wards : dans cette mesure, elle ne correspond pas exactement à celle de Troie. Rabwân peut certes faire penser à Hippocrate, mais son système n’a rien à voir avec la médecine grecque. Je tâche toujours d’introduire de la différence dans la ressemblance, et bien souvent je ne m’aperçois d’une référence possible qu’après coup. Le fait d’écrire en wardwesân met à distance toutes les références, me permet de faire abstraction de la littérature réelle au moment où j’écris. Dans la préface, vous dîtes qu’une langue est « un système de valeur » et, à la manière de Benveniste, de « production du monde ». Puisque, comme vous le précisez, « tous les quinze jours une langue disparaît de la surface de la terre », cela signifie-t-il que notre monde s’appauvrit ? L’invention du wardwesân, une langue imaginaire, a-t-elle pour but de résister à cela ?Oui, je pense que l’appauvrissement linguistique entraîne un appauvrissement de l’humain, de l’imaginaire, de la culture et, par suite, de la vie elle-même. Le monolinguisme auquel rêve notre époque est un mythe dangereux : il est faux de croire qu’on communiquera mieux quand tout le monde parlera la même langue, car c’est l’inverse qui se produira. On ne communiquera plus du tout, ou plutôt on ne fera que « communiquer », et l’on ne saura plus parler ni plus rien dire. Le fantasme du monolinguisme va de pair avec la mondialisation : il est au service du système économique, et rien d’autre. Je préfèrerais un monde où la diversité linguistique et culturelle, l’art de la traduction et le droit à s’exprimer dans sa langue seraient mieux protégés.Vous placez en exergue une citation de Heidegger qui estime que c’est parce que nous avons perdu le sens de l’être que notre rapport au langage s’est altéré. Vous faites également remarquer dans la préface que « tous les quinze jours une langue disparaît de la surface de la terre » et cela au profit de l’anglais. Pourquoi cette disparition des langues vous inquiète-t-elle et en quoi la création d’une langue imaginaire, le wardwesân, peut changer quelque chose ?Le wardwesân comme tel ne peut évidemment rien contre ces choses, si ce n’est les signaler. Mais j’ai également choisi la citation de Heidegger parce qu’elle établit un rapport entre l’oubli de l’être et l’oubli de la langue. Or le wardwesân, par ailleurs, n’a pas de verbe « être » : j’essaye de penser l’oubli de la langue (= de l’être) dans une langue sans « être ». C’est aussi parce qu’à la racine de mon travail, il y a l’idée qu’une langue qui se passe de certains concepts (« être », « nature », « bien et mal », « civilisation », etc.) doit produire une littérature et des représentations du monde un peu différentes de ce que la métaphysique occidentale, qui repose sur ce genre de concepts, nous a légué. La mondialisation actuelle et son travail de destruction sont à mon sens le dernier effet de la métaphysique occidentale : penser autrement implique de renoncer aux catégories qui nous sont coutumières. Par exemple, y aurait-il eu déploiement de la technique et « arraisonnement » de la nature, si le concept de « nature » n’avait pas existé depuis la Grèce ancienne ? Non, probablement. Les Wards, qui sont étrangers à ces catégories métaphysiques, vivent et pensent autrement que nous, je crois. Comme tout traducteur, vous évoquez l’imperfection de votre traduction des textes écrits en wardwesân. Quel est le rapport réel entre les deux textes, le texte en wardwesân et le texte français ? Certains passages ont-ils d’abord été écrits en wardwesân ou avez-vous en réalité tout écrit en français avant le traduire en wardwesân ?Tout a été écrit d’abord en wardwesân, et traduit ensuite en français. L’inverse serait moins intéressant pour moi, et d’ailleurs je ne pourrais pas écrire Ward directement en français : j’ai besoin de cette langue comme lieu d’écriture. Et plus je laisse passer de temps entre l’écriture en wardwesân et la traduction française, plus le travail est intéressant. C’est alors un vrai exercice de traduction, qui implique d’interpréter et de faire des choix : en ce sens, mes traductions pourraient être un peu différentes, même un peu « meilleures », cela fait partie du jeu et c’est inévitable.Croyez-vous vraiment que certains de vos lecteurs prêteront attention à la version en wardwesân ? Les lecteurs feront comme il leur plait. Mais le texte est présenté de telle sorte que leur curiosité puisse être attirée aussi par le texte original. A ce que j’en sais, c’est ce qui se produit chez certains. L’idée n’est pas tant d’apprendre le wardwesân que de garder à l’esprit que le texte français est une traduction, une simple possibilité. Ward est un roman tout à fait « lisible », je pense, mais qui conserve, avec sa version originale, une part d’illisibilité. C’est un peu un hommage aux écrivains du XXe siècle pour qui l’illisibilité était un terrain d’exploration. N’avez-vous jamais eu l’impression d’être un véritable démiurge ?Non, parce que je n’ai pas une vue d’ensemble sur Ward. Je ne pose pas sur cette entreprise un regard surplombant : quand je travaille, je pars du particulier, du détail, de l’envie de raconter une histoire ou de développer une idée. Le point de départ est toujours un fragment : l’ensemble se constitue par juxtaposition de ces fragments, mais le résultat final n’est pas concerté. A cet égard, l’impression d’avoir sous les yeux une « civilisation » est presque une illusion d’optique. De toute façon, la forme de l’anthologie m’interdit de voir Ward comme un système clos et achevé, un « univers » dont je serais le « démiurge » : Ward est dans les textes qui composent ce volume, mais aussi dans les interstices et à l’extérieur. Ces textes sont des extraits, ils ont donc des prolongements, même invisibles. Et puis le projet lui-même me dicte certaines contraintes : la langue et la littérature des Wards obéissent à des règles, je peux les changer en cours de route, mais elles ont existé. Dans cette mesure, je ne contrôle pas ce que j’écris, mais je l’aménage a posteriori, notamment quand je rédige les notices de présentation. Je découvre des cohérences et des contradictions auxquelles je n’ai pas du tout pensé en écrivant.Pensez-vous comme le philosophe Khazalôn que le monde est « atha bāz zaeth ek atha ba zaeth abnazatha kantēn » ?C’est-à-dire « à la fois un lieu où vivre et un lieu où il est impossible de vivre »… Awa na nēs mant ar wera aw wazatha mathnama… « Oui, il me semble que le monde est paradoxal. » Frédéric Werst, Ward. Le Seuil. Coll. Fiction & Cie. 22 €Entretien initialement publié dans Le Magazine des Livres. Mai 2011.