Un chef si singulier

Publié le 11 septembre 2011 par Egea

Qui ne connaît pas l’expression « la solitude du chef » ? Elle est souvent présentée comme une difficulté, une charge inhérente à la fonction. Cela mérite d’être examiné plus avant.

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1/ En quoi serait-ce une charge, tout d’abord ? En ce que le chef aurait la « responsabilité » de choisir, notamment dans des circonstances difficiles. Le chef serait celui qui devrait choisir entre deux mauvaises solutions. Ce qui le placerait dans des tourments que ne connaîtraient pas ses subordonnés, tourments de lui seuls connus, surtout s’il s’avère après coup qu’il a pris la mauvaise décision.

2/ Au risque de me répéter, car je crois l’avoir déjà dit, s’il y avait le choix entre une bonne décision et une mauvaise, il n’y aurait pas besoin de chef, puisque la décision s’imposerait d’elle-même. En fait, le niveau de responsabilité s’élève à la mesure que la complication (voire la complexité) des problèmes à résoudre augmente. Il y a des chefs parce qu’il y a des décisions à prendre. Il y a d’autant plus besoin de chef que les problèmes sont complexes.

3/ Remarquons toutefois que dans la plupart des cas, il n’y a pas non plus souvent de « mauvaises » décisions : les options proposées au choix sont souvent mélangées, avec toutes deux (dans le cas de deux options, mais le nombre ne fait rien à l’affaire) des aspects positifs et des aspects négatifs. Ce qui fait que la décision prise aura toujours des inconvénients, et justifiera toujours les critiques rétrospectives des opposants (en cas d’échec mais aussi de réussite, car la réussite sera le plus souvent partielle et incomplète).

3bis/ Ajoutons que nous raisonnons ici dans un système fixe, où les variables sont connues : à l’évidence, une couche de difficulté s’ajoute en ce que les informations sont toujours parcellaires : le chef peut estimer avoir toujours besoin d’une information supplémentaire, ce qui entrave sa capacité de décision, ainsi que le notait déjà Clausewitz. La solitude du chef vient donc de ce que non seulement il doit choisir entre des « mauvaises » décisions, mais qu’il doit s’appuyer sur les éléments lacunaires (en incertitude), enfin qu’il doit décider du moment de sa décision, qui sera structurellement incomplète. C’est notamment très gênant pour des chefs « ingénieurs » dont la formation scientifique incite à toujours vouloir posséder une information supplémentaire : comme si dans la vie, les choix étaient des problèmes de mathématiques !!! De là vient la notion de « décider en incertitude ». En fait, on ne décide qu’en incertitude. Sinon, on ne décide pas !

4/ Mentionnons enfin le cas du chef militaire, pour qui les tourments peuvent être le plus élevés, dans la mesure où ses décisions entraîneront des morts, les siens ou ceux d’en face, ce qui pose pareillement des problèmes éthiques. Cette prise de décision est à la source des fameux tourments évoqués ci-dessus, souvent évoqués dans les romans. Il faut toutefois se méfier de cette perception romancée… et romantique.

5/ Car la solitude du chef est, d’abord, un avantage. Elle est la condition qui permet au système d’avancer. C’est bien parce qu’il est seul, et qu’il décide, que le chef est chef. Cela remet en question la fameuse règle du consensus, si souvent louée dans les décisions contemporaines : en effet, derrière ce consensus, c’est surtout l’indécision qui est mise en avant. La décision collégiale, prônée pour sa légitimité apparente, présente l’inconvénient majeur de répartir la responsabilité, donc l’irresponsabilité : puisque je ne suis pas totalement responsable, je suis totalement irresponsable.

6/ La décision collective peut surtout être inefficace : je ne dis pas qu’elle l’est à coup sûr, ce qui serait maximaliste ; mais elle peut l’être, puisque pour « plaire à tous » elle promeut toujours la voie médiane, là où parfois il faudrait justement une décision tranchée.

7/ C’est pourquoi il y a un grand péché à voir des chefs refuser de décider. Malheureusement, ils arrivent aussi au pouvoir, reflet le plus souvent de décisions collégiales préalables : alors, leur seule décision consiste systématiquement à ne pas décider, afin de laisser la collégialité, organisée ou non, décider à leur place. Ainsi s’expliquent de nombreuses technostructures, qui vivent leur vie tant que la pression extérieure ne les force pas à constater leur inefficacité.

8/ Le besoin de chef reviendra alors, avec sa vertu (sa solitude) et ses défauts (sa solitude).

Mais en tout cas, ne plaignez plus la solitude du chef : elle lui est essentielle, consubstantielle. Et si vous entendez un chef s’en plaindre, c’est qu’il n’est pas fait pour ça ! Le chef est singulier, il n’est pas pluriel.

Cela laisse ouverte une question : comment le chef doit-il décider ?

O. Kempf