L’échec d’Henry James

Publié le 11 septembre 2011 par Les Lettres Françaises

L’échec d’Henry James

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Les deux derniers tomes des nouvelles d’Henry James dans la bibliothèque de la Pléiade offrent la possibilité de prendre la mesure du génie de l’écrivain américain. C’est aussi la possibilité de comprendre l’évolution de sa prose. Les excellentes présentations d’Annick Duperray et d’Evelyne Labbé font comprendre que l’auteur a suivi plusieurs fils d’Ariane pour mener à bien son œuvre, non sans mille dilemmes.

Henry James

Henry James né américain (New York, 1843) est mort anglais (Chelsea, 1915). Il a choisi de se fixer dans la capitale du Royaume-Uni après avoir fait un séjour d’un an à Paris (1875), ville qu’il avait visitée pendant sa jeunesse et où il était retourné plusieurs fois. Né dans une famille aisée, il a pu abandonner ses études de droit pour se consacrer à sa seule et unique passion, la littérature, sans avoir peur du lendemain. Après avoir produit un nombre considérable de romans, de nouvelles, de pièces de théâtre, d’essais, d’articles, il a commencé à se consacrer à la préparation de ses œuvres complètes en 1905. Cette édition, dite de New York, est imprimée par Scribner. Il a décidé d’emblée qu’elle comprendrait vingt-trois volumes, comme la Comédie humaine de Balzac. Elle est achevée quatre ans plus tard. Les avanies se sont multipliées. Il a même été nécessaire d’ajouter un vingt-quatrième volume alors que l’auteur a renoncé à y insérer plusieurs de ses fictions américaines : les Bostoniennes, Washington Square, les Européens et à presque toutes les nouvelles liées à son pays d’origine que La Différence nous propose aujourd’hui en un volume dans une belle collection en quatre parties classées par pays (l’Italie, la France, l’Angleterre, les États-Unis). James a d’ailleurs rangé ses œuvres selon un ordre thématique plus que chronologique. La raison de ce renoncement qui ampute singulièrement son projet titanesque tient au fait qu’il a voulu réviser ses textes – les corrections qu’il a voulu faire lui ont demandé un travail écrasant. En ce qui concerne l’Amérique, il a abandonné devant l’immensité de la tâche : il est convaincu que les Bostoniennes exigeraient « un grand nombre de révisions artistiques » et « je n’ai maintenant ni le courage ni le temps d’entreprendre une chose aussi formidable que de corriger et de recorriger ce roman ». Ces amendements ne le satisfont jamais. Et il va jusqu’à changer de style dans ses écrits les plus anciens au nom d’une « pure et impérieuse nécessité ». Il s’acharne à refondre en profondeur Un portrait de femme, au point de changer la personnalité de ses protagonistes. Sa révision d’Un Américain est encore plus radicale.

L’acharnement de James d’élever sa prose à un niveau d’excellence ressemble beaucoup aux efforts d’un vieillard qui sent le temps lui manquer pour engendrer l’œuvre suprême dans l’Age mûr. Et, en plus, il éprouve le besoin de rédiger dix-huit préfaces pour expliquer sa méthode de travail et ses intentions. Il y émet aussi des critiques à l’encontre de ses productions livresques. Le délicieux Max Beerbohm met en scène Henry James affrontant le vaste problème de la correction de ses ouvrages dans une caricature révélatrice de ses atermoiements. Ces préfaces représentent les plus beaux documents sur l’art de l’écriture rédigés au XIXe siècle parce qu’il y expose en détail les circonstances qui l’ont amené à traiter un sujet, à développer une intrigue, à révéler quelles ont été ses difficultés et ses impossibilités, les erreurs qu’il a commises. Quand il parle des Ailes de la colombe, il est convaincu que la seconde partie devrait d’être l’objet d’un examen critique. S’il prend plaisir à écrire ces commentaires et à livrer au public les sentiments partagés qu’il éprouve devant ses créations devant chaque fois être remodelées avec un art majeur, il est pris de vertige : « Ma terreur de ne pas parvenir jusqu’au bout de ce travail que je dois assumer m’a tellement paralysé –  j’ai ressenti une véritable peur panique. »

Dès 1908, l’édition n’étant pas encore menée à son terme, il se rend compte que le succès n’est pas au rendez-vous. Il éprouve « une déception plus grande que celle à laquelle je m’attendais ». La mélancolie a marqué ses dernières années, même s’il est entouré et célébré (ses amis s’activent pour lui obtenir le prix Nobel). Et la minceur de ses revenus lui prouve que son ambition a été mise échec et mat. S’il écrit encore des pièces qu’il espère toujours voir triompher sur une scène, s’il a la force de concevoir un chef-d’œuvre – la Tour d’ivoire  –, il n’est sauvé que par l’intervention de son amie Édith Warthon qui demande à Scribner de lui verser une grosse avance de huit mille dollars pour un livre futur sans dévoiler sa réelle provenance.

L’auteur d’une somme immense qui possède l’ampleur de la Comédie humaine et la sophistication esthétique d’A la recherche du temps perdu expire sans qu’on ait reconnu son génie. Les semaines qui précèdent son trépas, il demande ses lunettes et du papier et fait semblant d’écrire.

Gérard-Georges Lemaire

Nouvelles complètes, III, Édition dirigée par Annick Duperray, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard.
Nouvelles complètes, IV, d’Henry James, édition dirigée par Évelyne Labbé, « Bibliothèque de la Pléiade  », édition Gallimard.
Une tournée de visites, d’Henry James, traduit et présenté par Jean Pavans, « Minos », Édition La Différence, 480 pages, 16 euros.
Le Siège de Londres, Henry James, traduit et présenté par Jean Pavans, « Minos », La Différence, 600 pages, 18 euros.

N°85 – Septembre 2011