A l’époque, j’étais au journal La Croix. Après maints appels téléphoniques, je venais de mettre le point final à un important papier sur la reprise des vols transatlantiques du Concorde, prévu pour le surlendemain. Peu de monde à la rédaction, l’après-midi se poursuivait doucement, l’édition du lendemain était pratiquement bouclée. Tout à coup, une rafale de bips sonores : sur tous les ordinateurs le même « Urgent » venait de tomber. J’ouvre la dépêche, la première, très factuelle et laconique : « Un avion de tourisme vient de percuter la tour Nord du World Trade Center » (je cite de mémoire). Il pouvait être 15 h ou 15 h 30.Très vite, on s’est retrouvé avec tous ceux qui étaient là au service « monde ». On ne parlait encore que d’une catastrophe aérienne. Fort de mes quelques connaissances en aéronautiques, je fus de ceux qui parlèrent tout de suite d’avion kamikaze et de terrorisme. On brancha les téléviseurs, CNN et LCI commençaient à diffuser en boucle les premières images. Confirmation de l’acte terroriste nous fut fournie en léger différé en images, mais les dépêches d’agences pleuvaient désormais, inutilement répétitives, quand le deuxième avion toucha la seconde tour, beaucoup plus bas que la première.
Le grand patron d’alors – Bruno Frappat – descendit à la rédaction. Un envoyé spécial s’imposait. Mais l’on apprit vite que tous les vols vers les Etats-Unis étaient suspendus ou plutôt cloués au sol. Le confrère désigné finit par trouver une possibilité via le Mexique et je ne sais trop quelle compagnie privée, mais le coût exorbitant du voyage et la perte de temps liée au détour furent dissuasifs. On ferait avec les correspondants locaux. Je crois qu’on parvint à ajouter un papier à la Une du lendemain. Deux jours plus tard, on publia en Der le témoignage d’une étudiante française à New-york. Mais ce soir-là, on eut du mal à se quitter. On était scotchés aux images tournant en boucle. On apprit qu’il y avait eu quatre avions détournés. On ne savait pas encore grand chose de plus. Chacun téléphonait à ses proches. Nos proches nous appelaient sur les portables : « Tu sais quelque chose ? ». Non, on n’en savait guère plus qu’eux. Mais on avait besoin de se parler.
Dans le métro du soir, tout le monde ne parlait que de ça. Les jours suivants, la menace terroriste avait envahi les esprits et le moindre carton oublié sur un quai déclenchait l’alerte aux démineurs. On entendit aussi – jusqu’au sein de la rédaction – des gens très sérieux qui racontaient qu’ils avaient parlé à quelqu’un qui avait eu au téléphone une des futures victimes qui se trouvait dans l’une des Twin Towers et interrompait la conversation pour crier « Il y a un avion qui nous fonce dessus… ». Et puis plus rien. Quelques jours après, j’allais chez mon figaro à Montreuil. Un arabe aux ciseaux agiles et aux prix légers. « Ah, monsieur! Merci d’être venu ! » Et sur mon étonnement, il précisa sur le ton de la confidence douloureuse en finissant de me dégager les oreilles : « Vous savez, on voit beaucoup moins de monde depuis ce qui s’est passé à New York… ». C’était là un tout petit dégât collatéral parmi d'autres. Tout comme l’annulation de mon super papier sur le Concorde, trop décalé par rapport à l’actu et flingué lui-aussi par ces salauds d’Al Quaïda…